
Si l’on connaît essentiellement George Sherman pour ses westerns, certains excellents (Tomahawk, Bandits de grands chemins, Le Barrage de Burlington, La Fille des prairies), d’autres plus anodins, ce cinéaste américain s’est également illustré dans des genres vraiment très divers. Ce que nous prouve Elephant avec trois sorties DVD/Blu-ray attendues : The Sleeping City (1950, Brigade secrète), Against All Flags (1952, À l’abordage) et Johnny Dark (1954, Les Bolides de l’enfer). Trois films menés respectivement par Richard Conte, Errol Flynn et Tony Curtis.
Brigade secrète démarre curieusement. Face caméra, l’acteur Richard Conte se présente : « Je suis Richard Conte et je joue le rôle du Dr Gilbert… » Il présente alors le lieu où a été tourné l’essentiel du film, l’hôpital Bellevue de New York, en disant le plus grand bien de l’établissement et de son personnel. Il est vrai qu’en ce début des années cinquante, les films policiers prennent souvent un aspect documentaire, comme par exemple La Brigade du suicide d’Anthony Mann qui décrivait en ouverture le travail des agents du Trésor. Dans le supplément, Eddy Moine précise toutefois que cette entrée en matière de Brigade secrète a été ajoutée suite à une demande officielle, tant on aurait pu avoir de l’hôpital une mauvaise image.
Le scénario de Jo Eisinger montre l’infiltration d’un policier dans le milieu hospitalier, ce qui renvoie à celui de Behind Locked Doors (1948, L’Antre de la folie) de Budd Boetticher où un détective se faisait passer pour aliéné pour enquêter dans une clinique psychiatrique. Un thème repris génialement par Sam Fuller en 1963 avec son Shock Corridor. Ici, Richard Conte est censé être un interne, ce qui lui permet d’interroger ses collègues sur l’assassinat d’un médecin.
Plaisant à suivre, le film pourrait sembler routinier — d’autant que l’ami Sherman n’a jamais passionné les érudits ni les cinéphiles des revues — sauf que plusieurs détails attirent l’œil et l’intérêt. D’abord la présence de Richard Taber, un acteur que j’avoue ne pas connaître et qui, aux côtés de Richard Conte et Coleen Gray, joue le rôle du vieux liftier qui entraîne les médecins dans des paris douteux et se fait sacrément remarquer. Cauteleux et, malgré tout, attachant, il prend de l’importance plus l’enquête avance.
Il faut également mettre en avant plusieurs plans formidables qui peuvent étonner chez Sherman, qui n’a aucune réputation et surtout pas celle d’être un formaliste. Que dire de cette file de médecins descendant un escalier, filmés d’en haut, un plan qui nous donne à voir la profondeur des nombreux étages inférieurs ? Que dire de cette poursuite qui démarre dans les sous-sols de l’hôpital pour s’achever sur les toits et qui se déroule devant le magnifique skyline new-yorkais, avec d’un côté l’aspect industriel donné par de hautes cheminées fumantes, de l’autre les gratte-ciel ? Enfin, parlons encore de ces vues étonnantes des rues de New York désertes, parce que filmées de très bonne heure. Connue comme « la ville qui ne dort jamais », la Grosse Pomme est traitée ici de « sleeping city » et Sherman le prouve par ces images.

Autre bonne surprise que cet À l’abordage qui, autant pour les fans de films de pirates que pour ceux qui aiment se replonger dans des souvenirs d’enfance, est un véritable plaisir. Certes, depuis L’Aigle des mers et Capitaine Blood, Errol Flynn a pris une vingtaine d’années mais il garde malgré tout sa prestance et sa séduction face à une Maureen O’Hara flamboyante — elle a déjà été dirigé par Sherman en 1950 dans Sur le territoire des Comanches et tournera encore sous sa direction dans À l’assaut du fort Clark l’année suivante. En 1952, faisant face à la guerre froide, l’Amérique est plus que jamais divisée et ce n’est pas un hasard si le héros (Errol Flynn) n’est pas vraiment celui que l’on croit. Le film s’ouvre sur une séance de flagellation, le dos d’Errol se couvrant des traces sanglantes laissées par le fouet. Nous sommes sur un navire britannique et c’est ainsi que sont traités les traîtres à la patrie. Or, il ne faut pas longtemps pour apprendre que Errol, pas traître du tout, va en fait infiltrer le monde de la piraterie, rejoignant en cela les protagonistes des films d’espionnage et de guerre à la mode à cette époque. Il suffit de penser aux infiltrés que sont Humphrey Bogart dans Griffes jaunes (1942, un militaire dégradé pour qu’il puisse espionner), Tom Neal dans First Yank into Tokyo de Gordon Douglas (1945, un Américain se grime en Japonais et rejoint l’armée ennemie pendant la Seconde Guerre mondiale), Edmond O’Brien dans L’Enfer est à lui de Raoul Walsh (1949, un flic parmi les gangsters) et bien sûr Frank Lovejoy dans I Was a Communist for the FBI de Gordon Douglas (1951, un agent du Bureau se fait passer pour un communiste), infiltration qui ramène aussi au flic-faux médecin de Brigade secrète.
Voici donc Errol Flynn qui se retrouve dans une île de pirates, entouré de la belle Maureen et de son prétendant, Anthony Quinn. Inutile de préciser qu’entre Flynn et Quinn, il y aura plus que quelques lettres pour faire la différence. Un Errol Flynn d’ailleurs baptisé Brian Hawke, sans doute un clin d’œil à un des chefs-d’œuvre dans lequel il est apparu, The Sea Hawk — en français, L’Aigle des mers. Autre clin d’œil, le moment où Flynn descend d’un mât en fendant une voile avec un poignard, ce que faisait dans Le Pirate noir Douglas Fairbanks, un acteur dont Flynn était l’héritier direct.
Dès le premier plan de la fameuse île, on remarque l’ingéniosité du chef décorateur qui mélange des éléments dessinés (les palmiers du premier plan, le fond du paysage, un bateau) et réels. Et l’assortiment de couleurs qui envahit les images, avec ces costumes chatoyants, parfois joliment excentriques, est du meilleur effet. Dans le passionnant supplément, Frédéric Mercier souligne que, dans ce film, Sherman travaille avec l’équipe habituelle de Douglas Sirk, le chef opérateur Russell Metty et le chef décorateur Alexander Golitzen. On ajoutera que, selon le site Imdb, Sirk a dirigé dans À l’abordage, sans être crédité, une séquence de duel à l’épée.
Une autre des qualités de Sherman est de savoir dessiner rapidement un personnage, et pas seulement ceux qui sont au premier plan. Ainsi en est-il d’un barbier/bourreau, haut en couleurs bien que vu le temps d’une scène, incarné par James Fairfax, flanqué du petit Archimède (Rene Beard). Quant au personnage de femme pirate attribué à Maureen O’Hara, il est la vision féministe du monde de la flibusterie. Non seulement elle a du caractère mais, à la différence des films qu’elle a tournés avec John Wayne, elle ne se prend pas la rituelle fessée qui montrait que, quoi qu’il arrive et quel que soit le comportement de la femme, le mâle finit toujours par assurer sa domination.
Autre grand moment du film, attendu parce qu’on nous l’annonce dès le départ, le supplice des crabes géants venant dévorer des prisonniers attachés à des poteaux. Il y en a ainsi pour tous les goûts dans À l’abordage, des amateurs de piraterie à ceux qui préfèrent la romance, jusqu’à ceux qui adorent les séquences sadiques (fouet, crabes). Dans sa lecture, Frédéric Mercier estime qu’À l’abordage est « un film caché, une vraie comédie sentimentale à l’ancienne maquillée en film de pirates ».

Enfin Johnny Dark, qui doit son titre original au nom de son héros et devient en français Les Bolides de l’enfer, est un film centré sur une course de voitures, dont les plans sont beaucoup tournés depuis un hélicoptère. Il aurait pu être sous-titré The Man and His Dream, comme l’était le Tucker de Coppola qui, lui aussi, s’intéressait à un homme qui réalisait son rêve en construisant une automobile nouvelle.
Ces Bolides attireront en premier lieu les passionnés de course automobile. Les autres s’attarderont plus sur la romance et le sympathique trio amoureux que forment Tony Curtis, Piper Laurie et Don Taylor, futur réalisateur des Évadés de la planète des singes en 1971.
Jean-Charles Lemeunier
« Brigade secrète », « À l’abordage » et « Les Bolides de l’enfer » de George Sherman , sortie en DVD/Blu-ray chez Elephant Films le 28 mai 2024.