S’il est un film qui prouve qu’on est loin d’en avoir fini avec le nazisme, c’est bien Portier de nuit (1974) de Liliana Cavani, que Carlotta vient de ressortir en Blu-ray dans une très belle restauration 4K inédite. Quarante ans après, le film reste un choc, constamment situé dans l’entre-deux, la dénonciation et la fascination de ce que l’homme est capable de faire à l’homme. Croyait-on, à l’époque, avoir définitivement réglé son compte à l’inhumain ? Lequel, comme le naturel, est revenu au galop depuis très longtemps.
À l’époque de la sortie de Il portiere di notte, le cinéma questionne de plus en plus le nazisme. Dans Les Damnés (1969), Visconti a montré l’implication de la bourgeoisie dans l’avènement de la monstruosité. Bob Fosse enchaîne avec Cabaret (1972), qui montre combien la classe aisée pense pouvoir contrôler les nazis pour l’aider à se débarrasser des communistes. En 1975, dans Salon Kitty, Tinto Brass décrit les perversités sexuelles des porteurs de croix gammées. Portier de nuit se situe à la croisée de tous ces chemins, explorant davantage encore le sado-masochisme.

Le film démarre à Vienne en 1957, au moment où Lucia (Charlotte Rampling), la riche épouse d’un chef d’orchestre américain en tournée, reconnaît dans le portier de l’hôtel où elle descend, Max (Dirk Bogarde), celui qui fut son bourreau pendant la guerre.
Dans le commentaire qu’elle fait du film dans les suppléments, Liliana Cavani insiste avec justesse sur la qualité de jeu de ses deux interprètes, sur l’intensité de leurs regards, la force qu’ils mettent dans les séquences qui les confrontent. C’est une évidence, le film repose sur leurs épaules mais on aurait tort d’oublier les autres personnages qui peuplent ce huis-clos — car tous sont enfermés dans des pièces, un hôtel, des chambres, mais surtout dans leur vie, qui ne semble disposer d’aucun accès permettant de la fuir. Citons une vieille comtesse à la recherche de gigolos (Isa Miranda), un étrange danseur amoureux de Max (Amedeo Amodio) et deux hommes inquiétants (Philippe Leroy, qui vient de disparaître ce 1er juin 2024, et Gabriele Ferzetti), dont on ne comprend pas tout de suite qui ils sont et à quel camp ils appartiennent.

Le scénario de Liliana Cavani, Barbara Alberti, Italo Moscati et Amedeo Pagani, auquel auraient également participé Dirk Bogarde et Anthony Forwood, repose sur la fascination sexuelle qui s’exerce entre la victime et son bourreau. Cette dernière est symbolisée par une séquence inoubliable, au cours de laquelle Charlotte Rampling, son torse nu sanglé de bretelles et une casquette nazie sur le crâne, chante une chanson immortalisée par Marlene Dietrich (laquelle, faudrait-il rappeler, était loin d’être appréciée des nazis puisque l’actrice/chanteuse s’était officiellement opposée au régime de Hitler).
L’ambiance délétère qui baigne l’ensemble du film reste, aujourd’hui encore, troublante parce que tout à la fois fascinante et détestable. Dans le dialogue, les compagnons nazis de Max lui parlent des « fantômes du passé » qu’il faut réussir à proscrire afin de pouvoir continuer à vivre en toute tranquillité. Ces fantômes sont à l’œuvre et supervisent l’ensemble du film. Portier de nuit décrit, certes, une histoire d’amour mais une histoire d’amour corrompue par le système au sein duquel elle a pris naissance. Les romantiques diront que l’amour restera jusqu’au bout plus fort que tout. D’autres, à la manière de Fassbinder qui, en 1969, donne cette phrase comme titre à l’un de ses films, penseront que l’amour est plus froid que la mort.

À cette page « impossible à tourner » (dixit Liliana Cavani dans son commentaire), Lucia et Max sont confrontés. « Fou, pas fou, qui en décide ? » s’agace ce dernier, dont les sentiments prennent le dessus sur la raison. La force de la cinéaste — qui lui valut des réactions négatives, des pressions de la censure et un véritable scandale — est de ne jamais juger ni trancher. Au spectateur de se débrouiller avec ce qu’il voit et ressent. Considéré comme un adulte à part entière, nul n’aura besoin de lui mâcher le travail.
Jean-Charles Lemeunier
Portier de nuit
Année : 1974
Titre original : Il portiere di notte
Origine : Italie
Réal. : Liliana Cavani
Scén. : Liliana Cavani, Barbara Alberti, Italo Moscati, Amedeo Pagani, Dirk Bogarde, Anthony Forwood
Photo : Alfio Contini
Musique : Daniele Paris
Montage : Franco Arcalli
Durée : 118 min
Avec Dirk Bogarde, Charlotte Rampling, Philippe Leroy, Gabriele Ferzetti, Giuseppe Addobbati, Isa Miranda…
Sortie en Blu-ray (restauration 4K inédite) par Carlotta Films le 4 juin 2024.