Avec trois films de Claude Miller réalisés entre 1981 et 1985 et proposés en DVD et Blu-rays (Garde à vue, Mortelle Randonnée et L’Effrontée), Rimini nous offre la possibilité de revisiter l’œuvre de ce cinéaste décédé en 2012.
Directeur de production de Godard pour Deux ou trois choses que je sais d’elle (en 1967) et de François Truffaut de 1968 à 1975, Claude Miller aurait pu être assimilé à la Nouvelle Vague. Or, Garde à vue (1981) est venu tout chambouler en plaçant au générique le nom de Miller aux côtés de celui du dialoguiste Michel Audiard, détesté par Truffaut. « Ses dialogues, écrivait-il, dépassent en vulgarité ce qu’on peut écrire de plus bas dans le genre. »
Et non seulement Miller choisit Audiard pour dialoguer ce polar adapté de l’Anglais John Wainwright mais il opte pour un tournage en studio et un huis-clos quasi permanent. Car l’intelligence de Garde à vue est de poser d’emblée les trois règles du théâtre classique (unités de temps, de lieu et d’action) et de faire intervenir, en toute fin, un deus ex machina véritablement surprenant.

Garde à vue reste, aujourd’hui, toujours aussi passionnant à regarder. Le film repose sur un formidable face à face, celui du flic et du possible coupable, celui de Lino Ventura et de Michel Serrault. Deux fauves qui s’observent, feulent, donnent des coups de dents ou font mine de s’assoupir. Deux grands numéros d’acteurs, soutenus par Romy Schneider et Guy Marchand, impeccable dans le rôle du flic obtus.

C’est à ce dernier qu’est dévolue la mise à distance humoristique, pour relâcher la tension. Alors que Michel Serrault raconte que, le matin où il a découvert le corps d’une petite fille, il promenait un chien baptisé Tango, Marchand lui demande : « Tango ? Ça s’écrit comme tango ? » Et Serrault de répondre, en haussant les épaules : « Non, comme paso doble ! »
L’histoire, celle d’un notaire accusé du meurtre de deux petites filles, fait penser à l’affaire de Bruay-en-Artois dans laquelle, en 1972, un notaire fut inculpé d’un même délit. L’affaire fit grand bruit, d’autant plus que la politique s’en mêla et qu’elle devint un exemple de la lutte des classes. Dans Garde à vue, Michel Serrault incarne lui aussi un notaire et il reproche au commissaire d’être le suspect idéal puisqu’il est un grand bourgeois. « Un cas inespéré dans la carrière d’un flic », raille-t-il. Avant d’ajouter : « Les médiocres sont exaspérés par la réussite d’un des leurs. »

Michel Audiard est encore crédité, assisté par son fils Jacques, du scénario de Mortelle Randonnée (1983), pour son adaptation du polar de Marc Behm. Dans les deux films, Garde à vue et Mortelle Randonnée, Michel Audiard abandonne les saillies qui ont fait sa renommée — si l’on excepte les interventions réjouissantes de Guy Marchand dans Garde à vue ou celles du couple formé par le même Marchand avec une Stéphane Audran enlaidie dans Mortelle Randonnée — au profit de personnages torturés, les deux fois incarnés par un Michel Serrault étonnant, lui aussi à cent lieues de ses rôles comiques habituels. L’acteur entame d’ailleurs là un virage dans ses choix, annonçant ce qu’il va jouer ensuite dans Les Fantômes du chapelier, On ne meurt que deux fois ou Docteur Petiot.

On sait que Michel Audiard, profondément affecté par la perte accidentelle de son fils François en 1975, a adopté ensuite dans ses dialogues une tonalité plus sombre. Et que Michel Serrault a lui-même perdu sa fille Caroline, dans les mêmes circonstances, en 1977. Ce n’est donc pas un hasard si le personnage de Serrault dans Mortelle Randonnée n’a plus de contact avec sa fille et la confond avec la femme qu’il suit en tant que détective, Isabelle Adjani. C’est ainsi que les deux pères dans la vie, Audiard et Serrault, transcendent ce même manque au cinéma.
Cette quête de l’enfant perdu est au cœur de Mortelle Randonnée, un scénario qui sème de petits cailloux tout au long de son cheminement, que le spectateur pourra ou pas remarquer. C’est ainsi que le détective qui mène l’enquête porte le sobriquet de L’Œil, sans doute francisation du private eye américain. Ce même Œil va devoir, au cours de son enquête, affronter un aveugle incarné par Sami Frey. Quand ce dernier raconte qu’il n’a pas besoin de voir pour ressentir les choses, il explique qu’il a ainsi sauvé sa mère d’une morsure de serpent, en Sicile, parce qu’il avait senti la mauvaise odeur du reptile. Serrault, qui écoute et suit, se renifle les aisselles, comme s’il était lui-même l’animal dangereux.

Le récit avance ainsi à coups de comparaisons subliminales. De même, lorsque Serrault prépare l’affrontement final avec celle qu’il prend pour sa fille (Isabelle Adjani), on voit à la télé le gros plan d’une mygale. Il est également beaucoup fait allusion à Hamlet, qu’Isabelle Adjani ne cesse de lire. Serrault compare alors la luxueuse villa italienne de Sami Frey au château d’Elseneur. Et, comme dans Hamlet, ce sont les fantômes du passé qui viennent tourmenter le détective.
Les rapports père-fille rongent le film de l’intérieur. Serrault croit voir en Adjani l’image de sa fille et Adjani ne cesse d’inventer à son père, chaque fois disparu le jour de l’anniversaire de sa fille, des destinées flamboyantes : grand voleur, explorateur, jusqu’au personnage d’Emil Jannings dans Le Dernier des hommes (1924) de Murnau, à qui elle le compare et qui est sans doute plus proche de la vérité : celle d’un homme qui, fier de son rutilant costume de portier d’un grand hôtel, est humilié d’être relégué aux toilettes. Adjani s’invente un père, Serrault s’invente une fille, deux images que chacun d’eux veut éclatantes et qui cachent une vérité.
Dans un des bonus du Blu-ray, le critique Frédéric Mercier (Positif) déclare, à propos de l’écrivain Marc Behm, qu’il y a « toujours quelque chose d’irrémédiable chez lui ». C’est bien le cas dans Mortelle Randonnée.

Avec L’Effrontée (1985), Claude Miller retrouve son ancien complice Luc Béraud, pour qui il a écrit La Tortue sur le dos (1978) et Plein sud (1981). De même que Béraud a co-écrit les premiers films de Miller : La Meilleure Façon de marcher (1976) et Dites-lui que je l’aime (1977).
L’Effrontée tourne résolument le dos à la noirceur avec une Charlotte Gainsbourg lumineuse et géniale de naturel, flanquée de l’adorable Julie Glenn dans le rôle de Lulu (8 ans à l’époque), dont certaines lignes de dialogue se sont inscrites dans le langage courant, tel le mot « fixette ».

Prix Delluc 1985, L’Effrontée suit la petite Charlotte, une ado de 13 ans mal dans sa peau, dans le quotidien de ce début de vacances d’été. Elle s’ennuie dans sa petite ville de Savoie, entre son père veuf (Raoul Billerey), l’amie de celui-ci (Bernadette Lafont) et la petite Lulu qui lui colle aux basques. Le dernier jour d’école, Charlotte découvre à la télé la jeune pianiste prodige Clara (Clotilde Baudon) et rêve de cette destinée et de ce talent qui ne sont pas les siens. Or, il se trouve que Clara et son impresario (Jean-Claude Brialy) sont de passage dans le coin pour un concert et demandent leur chemin à Charlotte.
Bercé par le tube italien Sara perche ti amo de Ricchi e Poveri, qui parle de confusion et d’émotion, d’un sentiment qui grandit piano piano, le film suit les rencontres — comme celle avec Jean-Philippe Écoffey — de cette « grande seringue », ainsi que l’appelle gentiment Bernadette Lafont, mais aussi ses atermoiements, ses colères, ses peurs et les moments où elle redevient petite fille. Comme lors de cette belle séquence où, avec Lulu, elle se blottit dans les bras de Bernadette Lafont dans un jardin ensoleillé.

« Qu’est-ce que tu as à être chiante, cet été ? », rouspète son père qui passe beaucoup de temps à travailler tandis que Charlotte rêvasse et pense vivre toute seule son mal-être. Avec ainsi beaucoup de tact et de grâce, L’Effrontée suit cette aventure estivale : Charlotte pourra-t-elle suivre Clara dans ses tournées, comme cette dernière lui a proposé ? En un été, elle apprendra beaucoup de choses et, à la manière de la première scène du film qui la montre tremblante sur le plongeoir d’une piscine, elle sera forcée de s’élancer dans sa propre vie.
Comme l’explique Annie Miller, coscénariste du film avec son mari Claude Miller, Luc Béraud et Bernard Stora, l’histoire est partie d’une phrase d’un roman de Carson McCullers, Le Cœur hypothéqué, et a été fortement inspiré par un autre livre de la même autrice, Frankie Addams. McCullers étant décédée depuis longtemps, Miller essaya d’obtenir officiellement les droits du roman et sans réponse, laissa tomber. Ce qui lui valut, à la sortie du film — c’est toujours Annie Miller qui le raconte — ce titre assassin de Libé : « La meilleure façon de plagier ».
Titre réjouissant, certes, mais qui aurait tort de masquer les qualités réelles du film. Charlotte Gainsbourg y révèle qu’elle est une grande actrice, elle qui jusqu’alors n’avait tenu qu’un petit rôle dans Paroles et Musique d’Élie Chouraqui. Il faut encore noter que Charlotte retrouvera Miller dans La Petite Voleuse… en même temps que le nom de famille de son personnage. Charlotte Castang dans L’Effrontée, elle deviendra Janine Castang dans ce nouveau film, en 1988. Une affaire de famille, quoi !
Jean-Charles Lemeunier
« Garde à vue », « Mortelle Randonnée » et « L’Effrontée », trois films de Claude Miller sortis par Rimini en DVD et Blu-rays le 6 décembre 2024.