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Coffret Otar Iosseliani : Mieux vaut Otar (que jamais)

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Disparu il y a tout juste un an, en décembre 2023, le cinéaste géorgien Otar Iosseliani s’était installé en France depuis 1982 pour y tourner une série de films réjouissants et dévastateurs. Carlotta lui rend un hommage attendu et mérité grâce à un beau coffret de neuf Blu-rays assortis d’un livre de 220 pages. Il existait auparavant un coffret Blaq Out de sept DVD et c’est la première fois que ces films sont proposés dans ce nouveau format.

Au moment du décès du cinéaste, Robin Vaz écrivait dans Les Inrocks : « Son œuvre caractérisée par une douce ironie, sa fantaisie et son anticonformisme comptent parmi les plus originales qui soient. » Toutes ces qualités se retrouvent évidemment dans les 21 films du coffret, courts et longs confondus.

Otar Iosseliani dans « Lundi matin »

Sur l’anticonformisme de Iosseliani, deux anecdotes me reviennent en mémoire. Nous étions au festival de Cannes et le cinéaste donnait une conférence de presse, animée par Michel Ciment, le patron de Positif, lui aussi décédé en 2023. Ce devait être pour le film Adieu, plancher des vaches, présenté hors compétition. Avant que ne commencent les échanges, Michel Ciment recommande bien d’éteindre les téléphones portables. Soudain, une sonnerie résonne et l’animateur balaie du regard la salle, l’air mauvais. « Qui n’a pas éteint son portable ? », tonne-t-il. Ses yeux passent de l’un à l’autre des journalistes présents, prêts à fusiller le délinquant.

À ses côtés, Iosseliani ne bronche pas et, tandis que la sonnerie continue, extirpe de sa poche son téléphone et répond. Il achève sa conversation puis regarde tranquillement Ciment qui, penaud, reprend la question interrompue.

Quelques mois plus tard, Otar Iosseliani est à Lyon et, pour parler de son film, il dîne au Passage, restaurant réputé, avec quelques journalistes. Dont l’auteur de ces lignes. Vincent Carteron, le directeur de l’établissement, promet à son illustre convive qu’il ne sera pas dérangé par d’intempestives sonneries de téléphone. Les murs sont en effet isolés. Un petit sourire aux lèvres, Otar Ioselliani se saisit de son téléphone, compose un numéro… et se met à parler en géorgien. Puis, regardant Vincent Carteron d’un air angélique : « Je viens d’appeler la Géorgie. Ça fonctionne très bien ! » Et il se remet à dîner.

Mathieu Amalric dans « Les Favoris de la lune »

Iconoclaste, Otar Iosseliani l’était jusque dans sa propre vie et ses merveilleux films illustrent bien la distance qu’il prenait. Composées de saynètes, ses œuvres françaises captent des moments dont l’accumulation paraît incongrue, amusante, étonnante. C’est ainsi que Les Favoris de la lune (1984), son premier long-métrage tourné en France, doit beaucoup à 7 pièces pour le cinéma en noir et blanc, court-métrage de 1982 dans lequel il saisit avec beaucoup de plaisir et d’ironie des scènes de la vie parisienne. Scènes que l’on retrouve peu ou prou dans Les Favoris : la présence des chiens, les manteaux de fourrure, les salons de coiffure, les vieilles chansons françaises et les SDF chanteurs. Ces derniers sont d’ailleurs souvent présents dans l’œuvre d’Iosseliani, puisqu’on les retrouve encore dans Brigands, chapitre VII (1996).

Guela Kandelaki dans « Il était une fois un merle chanteur »

Ce regard distancié, humoristique et chaleureux est déjà présent dans ses premiers films géorgiens. Dans Il était une fois un merle chanteur (1970), nous suivons le héros, Guia (Guela Kandelaki), dans son manque de temps. Il court toute la journée à travers Tbilissi, rend service aux uns et aux autres, promet des rendez-vous auxquels il est constamment en retard et ce n’est pas étonnant si l’un de ses nombreux amis répare des montres. Comme le lapin d’Alice, Guia est toujours de passage et, alors qu’il joue des timbales dans un grand orchestre — un instrument que l’on n’entend pas souvent dans les œuvres —, il se permet d’arriver juste avant de faire résonner deux ou trois fois ses tambours avant de repartir vers un nouveau rendez-vous. Cette nonchalance du personnage, qui ne sait pas régler sa vie, le rend extrêmement sympathique au spectateur et l’on ne s’étonnera pas que le critique Jacques Lourcelles ait pu déceler dans ce film un message politique, avec un personnage central « inconsciemment réfractaire au régime — NDA : sous-entendu soviétique — dans lequel il vit ».

La chaleur humaine est au cœur de ce Merle chanteur, comme elle l’est dans Pastorale (1975), dans lequel un groupe de musiciens s’installe à la campagne pour répéter. Il faut voir ces hommes attablés à un café qui interceptent un inconnu pour lui offrir à boire. Ce dernier est pressé et accepte un verre d’alcool qu’il avale, tradition oblige, cul-sec. Les convives sont aimables et ne veulent pas le laisser partir. Il ingurgite donc un second puis un troisième godet avant d’enfin pouvoir s’enfuir. Toute la générosité d’Iosseliani est présente dans cette séquence. Dans un article des Cahiers du cinéma, Jean-Michel Frodon écrivait que Iosseliani faisait des films « en homme qui aime boire » et il ajoutait : « C’est-à-dire en réalisant chaque plan comme on déguste un bon verre. »

« Pastorale »

Toujours dans les Cahiers, pour célébrer le cinéaste au moment de son décès, Pierre Eugène renchérissait sur ce même sujet : « L’alcool, avec le pas alourdi et malhabile qu’il provoque, devient une manière comme une autre de résister de l’intérieur à l’accaparement industrieux et moral, et on trouve des alcooliques dans tous ses films : le curé noceur de La Chasse aux papillons (1992) qui se réveille en retard pour la messe, le père d’Adieu plancher des vaches ! (1999), mauvais exemple que sa femme bourgeoise enferme pour le cacher à la bonne société… « C’est une défense tout à fait connue en URSS. Il y avait un poète géorgien, Galaktion Tabidzé, qui était tout le temps ivre. Donc, on ne pouvait rien lui reprocher… », racontera Iosseliani aux Cahiers (nº 461), mentionnant aussi l’alcoolisme de Boris Barnet (sans évoquer le sien). »

« Brigands, chapitre VII »

Il va devenir ensuite de plus en plus ardu de résumer un film d’Otar Iosseliani. Facétieux, le cinéaste mêle les récits. Prenons l’exemple de Brigands, chapitre VII. Plusieurs histoires s’entremêlent, jouées par les mêmes acteurs. On croise ainsi un roi médiéval, un clochard (encore un ivrogne) vivant le quotidien d’une guerre — cela peut être celle de Yougoslavie et, plus sûrement encore, celle de l’Ossétie du nord, province de Géorgie qui connut un conflit en 1991-92 —, un dictateur communiste, etc. Comme si l’on glissait sans détour de Paradjanov à Kusturica, avec d’incessants allers-retours !

Que fait Iosseliani sinon s’amuser avec le spectateur et lui apporter du plaisir, le plaisir d’être entraîné dans des histoires étonnantes ? Brigands démarre sur une projection de cinéma quand survient une tuerie. Quelqu’un surgit dans la cabine de projection et annonce à l’opérateur : « Tu leur montres la fin du film ! » Penaud, celui-ci change de bobine et le film redémarre. Et la tuerie surviendra bien vers la fin.

« Et la lumière fut »

Iosseliani, qui s’intéresse au monde dans lequel il vit, ne veut donner ouvertement des messages politiques. Sans doute à cause de la censure subie dans son propre pays, il préfère que ceux-là passent à travers le regard sarcastique qu’il pose sur les situations. Qu’il évoque les guerres et les dictatures traversées par la Géorgie ou les difficultés d’un village africain (dans Et la lumière fut, en 1990), il ne désire jamais rester sérieux mais toujours bifurquer, au point que la comédie et l’absurde peuvent voisiner avec le dramatique et la gravité.

Dans Chantrapas (2010), le ton semble devenir autobiographique, bien que Iosseliani s’en soit défendu. Le film conte l’histoire d’un cinéaste géorgien qui, empêché de travailler dans son pays, gagne la France et se retrouve confronté à d’autres difficultés, plus capitalistes.

« Chantrapas »

Tout au long de sa carrière, Otar Iosseliani a toujours brouillé les pistes. Des personnages féminins peuvent être incarnés par des acteurs — pensons à Michel Piccoli dans Jardins en automne (2006) ou à Rufus dans Chant d’hiver (2015). Dans ce dernier film, un aristocrate interprété par Pierre Étaix est aussi un clochard.

Étaix ouvre ici la question des liens, visibles ou pas, qui se tissent d’un cinéaste à l’autre. Pierre Étaix a été plusieurs fois acteur devant les caméras d’Iosseliani (Jardins en automne, Chantrapas, Chant d’hiver) et l’on a à plusieurs reprises comparé l’œuvre de ce dernier à celle de Jacques Tati. Les films de ces trois artistes sont inclassables et originaux, comme le sont également ceux d’Elia Suleiman, dont Intervention divine (2002) aurait pu être signé par Iosseliani, burlesque, poésie et politique se mêlant adroitement.

« La Chasse aux papillons »

Tous les films d’Iosseliani reposent sur des glissements et des passages. Les objets passent de mains en mains, de la clef pour la ceinture de chasteté dans Brigands, chapitre VII au tableau des Favoris de la lune ou au château de La Chasse aux papillons. Rien ne nous appartient puisque l’on est toujours dépossédé, par la force ou la mort.

L’avantage de la création artistique, quand les films sont aussi marquants que ceux d’Otar Iosseliani, c’est qu’elle peut elle aussi se transmettre : que ce soit au cinéma ou en DVD/Blu-ray, d’une bouche à une oreille, d’un article à une rencontre fortuite, elle laissera toujours son empreinte dans le coin d’une mémoire.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret L’intégrale d’Otar Iosseliani en 9 Blu-rays. Sortie par Carlotta Films le 3 décembre 2024.


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