La sortie chez Rimini de trois films de Fritz Lang (Casier judiciaire, Les Bourreaux meurent aussi et La Femme au portrait, dont deux inédits en Blu-ray) donne l’occasion de se replonger dans l’œuvre américaine du grand cinéaste. Et de remarquer combien la question de la culpabilité a hanté toute sa filmographie.
Grand maître du cinéma allemand, Lang décide de quitter l’Allemagne nazie en 1933, malgré les propositions de Goebbels. Murnau est mort deux ans avant, Lubitsch travaille déjà aux États-Unis depuis 1923, Pabst est, pour l’instant, occupé en France. Il ne restera aux nazis que des cinéastes tels que Veit Harlan ou Hans Steinhoff pour signer les basses besognes de la propagande.
Fritz Lang se réfugie d’abord en France, où il tourne Liliom (1934). Puis, il gagne les États-Unis où il peut réaliser pour la MGM l’étonnant Fury (1936), l’histoire d’un lynchage et de la preuve de la culpabilité des accusés grâce au cinéma. Culpabilité encore puisque la victime, Spencer Tracy, se fait passer pour mort pour mieux se venger. Qui est coupable, qui est innocent ? Il semble que pour Lang, qui arrive d’un pays gangréné par le nazisme, la question ne se pose plus.

Curieusement, le cinéaste n’est pas rattaché à un studio. Après la Metro Goldwyn Mayer, il signe ensuite You Only Live Once (1937, J’ai le droit de vivre) pour United Artists, refuse They Won’t Forget (1937, La Ville gronde), un sujet proposé par la Warner qui traitait encore d’un lynchage, et tourne You and Me (1938, Casier judiciaire) pour la Paramount.
Ce film démarre par une chanson de Kurt Weill et l’on ne peut que penser à L’Opéra de quat’sous de Weill et Bertolt Brecht — qui écrira en 1943 le scénario des Bourreaux meurent aussi. Il est d’emblée question de la nécessité d’avoir de l’argent (« On ne peut rien avoir pour rien, il faut payer ») et de vol : vendeuse dans un grand magasin, Sylvia Sidney interpelle une femme qui a volé un vêtement et la laisse partir sans faire d’histoire.
À travers une histoire d’amour entre deux employés (George Raft et Sylvia Sidney), on retrouve les obsessions de Lang. Et la culpabilité puisque, entre les deux amoureux, restent quelques non-dits.

Autre liaison avec ses autres films, les gangsters de Casier judiciaire qui se réunissent font penser à ceux de M le Maudit, avec leurs règles et leur organisation. Lang utilise d’ailleurs ici une brillante idée qui repose sur le son, quand les anciens détenus se remémorent la prison.
Casier judiciaire emprunte à plusieurs genres, le scénario de Virginia Van Upp, d’après une histoire de Norman Krasna, tenant à la fois de la comédie et du film de gangsters. Et, comme très souvent dans le cinéma américain, Lang s’amuse à contourner les diktats du Code Hays.
Une fois mariés, Raft et Sidney sont reçus par leur logeuse qui les rassure : « Ce soir, vous pourrez faire tout le bruit que vous voulez ! » Puis, dans l’appartement — qui est celui de Sylvia Sidney —, George Raft cherche le lit, sans oser prononcer le mot. La jeune femme comprend et lui montre qu’il est encastré dans le mur. Tout est ici suggéré et Lang, grâce à son sens de la mise en scène, parvient à transcender un scénario assez passe-partout.

Hangmen Also Die (1943, Les Bourreaux meurent aussi) fait partie de ces films de propagande anti-nazis que Lang a signés pendant la guerre. Il se place entre Man Hunt (1941, Chasse à l’homme) et Ministry of Fear (1944, Espions sur la Tamise) et tous trois sont formidables.
Présenté par Rimini en deux versions (l’intégrale et celle raccourcie par les distributeurs), ce film est une véritable plongée au cœur de l’actualité — il finit, d’ailleurs, par ces mots : Not the End. Il évoque l’assassinat, à Prague, du SS-Obergruppenführer Reinhard Heydrich, en 1942. C’est dire que, sorti un an plus tard, les auteurs (Lang, Bertolt Brecht et John Wexley) ne peuvent connaître tous les détails de l’affaire. Ils inventent donc un partisan tchèque (incarné par Brian Donlevy) qui tue le bourreau de la Tchécoslovaquie et qui est obligé de se cacher — la Résistance lui interdit de se livrer —, alors que les Allemands prennent des otages et les tuent, en représailles. Là encore, la culpabilité est au premier plan.

Les nazis ont beau être tous ignobles, un attire particulièrement l’attention. Il s’agit du commissaire Gruber, incarné génialement par Alexander Granach, qui fait penser au flic tenace et têtu joué par Otto Wernicke dans Le Testament du Dr Mabuse (1933), dernier film tourné par Lang en Allemagne avant son départ pour la France. Comme le souligne Bernard Eisenschitz dans l’un des bonus, le commissaire est le seul personnage bon vivant du film. Il aime boire, manger et coucher (avec des prostituées), tout en gardant à l’esprit le fil de son enquête.

La force du film est de présenter, surtout dans le camp des méchants, des personnages exécrables ayant une présence, des tics. C’est le sadisme de Heydrich (H.H. von Twardowski), le SS qui se perce un bouton devant son miroir (Tonio Selwart), le collabo sûr de lui qui sent qu’il perd pied (Gene Lockhart)… Face à eux, les protagonistes (résistants, otages) sont tous dignes.
Mené comme un thriller, Les Bourreaux meurent aussi nous livre une bonne dose de suspense, avec une suite d’événements qui s’enchaînent et semblent devoir perdre les héros. Un film à redécouvrir !

The Woman in the Window (1944, La Femme au portrait) reprend les bases du film noir. Un professeur qui donne des cours sur le meurtre, la légitime défense et la culpabilité (Edward G. Robinson) se retrouve embarqué malgré lui dans une sordide histoire qui va se solder par la mort d’un homme et un chantage. Selon le critique Nicolas Tellop, qui commente chacun des trois films, cette Femme au portrait était l’un des films préférés de Lang. « Alors qu’il était en Allemagne un réalisateur-vedette maître de ses projets, Lang avait du mal à s’adapter à la logique des studios hollywoodiens, qui représentaient une sorte de déchéance pour lui. La Femme au portrait est produit par un studio indépendant, International Pictures. »

Lang filme le scénario alléchant de Nunnally Johnson en d’extraordinaires cadrages, utilisant souvent la profondeur de champ. Pensons à ces plans où Robinson sort, dans la pénombre, de l’appartement éclairé de Joan Bennett, ou celui où il se rend dans la salle de bains avec le lavabo devant et elle au fond.
Arrêtons-nous encore sur un détail, qui montre l’ironie de Lang et qui fait mieux comprendre pourquoi Claude Chabrol appréciait tant son œuvre. À la radio, le professeur inquiet écoute l’annonce de la disparition de l’homme auquel il s’est confronté. Juste avant, Lang nous fait entendre dans son intégralité une publicité, qui souligne bien ce qu’est l’Amérique — on retrouve également la même chose dans Fury. Plus tard, dans nombre de ses films, Chabrol reprit cette invasion des publicités, cette fois à la télévision — c’est flagrant dans La Cérémonie mais dans d’autres films également —, insistant sur cette société de consommation qui est la nôtre et sur l’abêtissement inhérent. Dont nous sommes, finalement, tous coupables !
Jean-Charles Lemeunier
Sortie par Rimini Éditions en DVD/Blu-ray le 26 février 2025.