On croit tout connaître ou presque de la carrière d’Alfred Hitchcock et voilà que l’on découvre encore et toujours d’autres facettes de son talent. Non pas que la série de films proposés en coffret par Carlotta soit inédite — certains avaient déjà eu les honneurs d’un DVD — mais l’éditeur nous réserve plusieurs surprises. D’abord parce qu’il s’agit ici de versions restaurées, disponibles pour la première fois en Blu-rays.
Dix films, tournés en Europe entre 1927 et 1932 pour British International Pictures et les fameux studios d’Elstree, sont donc réunis ici. Cinq sont purement muets : The Ring (1927, Le Masque de cuir), The Farmer’s Wife (1928, Laquelle des trois ?), Champagne (1928, À l’américaine), The Manxman (1929) et Blackmail (1929, Chantage). Ce dernier film est également proposé dans sa version parlante, suivi par Murder (1930, Meurtre), Juno and the Paycock (1930, Junon et le Paon), The Skin Game (1931), Rich and Strange (1932, À l’est de Shanghai) et Number Seventeen (1932, Numéro 17). Citons encore le documentaire Becoming Hitchcock, réalisé en 2024 par Laurent Bouzereau, et Mary, version allemande du film Meurtre, avec Alfred Abel et Olga Tschechowa dans les rôles tenus en anglais par Herbert Marshall et Norah Baring.

Il s’agit bien entendu ici, à travers tous ces films, d’une mise en jambes hitchcockienne. Jusqu’à ses premiers films reconnus par la critique comme importants— Les 39 marches en 1935 et Une femme disparaît en 1938 —, le cinéaste fait ses gammes (encore que The Lodger en 1927, que Hitch considérait comme son premier véritable film, et Blackmail en 1929 aient déjà fait forte impression). Avec des détails, des séquences entières, des traits d’esprit qu’il affirmera par la suite et qui deviendront sa signature.
Poursuivons justement avec Blackmail (Chantage) qui est tout à la fois le dernier film muet et le premier film parlant du maître du suspense. Au moment du tournage, Le Chanteur de jazz était déjà sorti aux États-Unis mais les studios britanniques ne disposaient pas du matériel nécessaire pour ajouter des voix aux images. Le film est donc tourné d’une manière classique, c’est à dire muet, jusqu’à ce que le producteur, ayant acquis le matériel adéquat, demande au cinéaste de travailler à une version parlante.

Dans Blackmail, Hitchcock inaugure une thématique qu’il va approfondir par la suite, celle du devoir imposé par la société qui s’affronte au choix individuel, ici guidé par l’amour. Dans le film, Anny Ondra — qui sera doublée vocalement dans la version parlante par Joan Barry, l’actrice ayant un fort accent tchèque — tue un homme qui veut la violer et sera sauvée par le policier qui mène l’enquête et n’est autre que son fiancé. De même, dans Meurtre, un acteur/membre d’un jury se voit forcé par le groupe de faire un choix qu’il regrette. Condamnant une jeune femme accusée d’un meurtre, il va mener sa propre enquête pour la sauver.
Pour Blackmail, Carlotta nous propose les deux films et force est de reconnaître que la version muette est meilleure. La sonore privilégiant, quant à elle, un peu trop les dialogues. Comme paraît bavard aujourd’hui Junon et le Paon, adapté d’une pièce de Sean O’Casey. Puisque le cinéma est devenu parlant, les producteurs pensent que les innombrables pièces de théâtre deviendront de bons sujets de films. C’est ce qui se passe avec Juno. Si l’intrigue, qui se déroule à l’époque où l’Irlande est au cœur d’une guerre civile meurtrière, n’est pas inintéressante, Hitchcock se livre ici à ce que les critiques ont alors baptisé « le théâtre filmé ». La caméra ne sort pratiquement pas de l’appartement où se situe l’essentiel de l’action et des personnages — le marin paresseux et son copain alcoolique jusqu’au frère amputé qui a trahi la cause — sont assez convenus. Le cinéaste s’appuie essentiellement sur la flamboyance de ses acteurs : Sara Allgood en mère digne et courageuse et, bien sûr, les deux compères portés sur la bouteille, Edward Chapman et Sidney Morgan. À noter également, dans le rôle de l’orateur au début du film, le grand Barry Fitzgerald, futur interprète de John Ford qui retrouvera Hitchcock en 1955 dans un épisode de la série Alfred Hitchcock présente, Santa Claus and the Tenth Avenue Kid, dirigé par Don Weis.

Dans Murder, on retrouve quelques signes annonciateurs du futur Hitchcock, tout aussi efficaces. Et pas seulement parce que le film présente, thème récurrent chez lui, une fausse coupable. L’intrigue démarre par un cri, suivi d’un panorama sur un immeuble avec des gens qui, alertés par le bruit, se mettent à la fenêtre. Derrière les rideaux baissés de l’une d’entre elles, une silhouette de femme se déshabille en ombre chinoise. Peu après, alors que la caméra a pénétré dans un appartement, Phyllis Konstam se change et l’opérateur cadre ses pieds nus et le linge qui descend le long de ses jambes. On connaît aujourd’hui — et cela lui est beaucoup reproché — le goût du cinéaste pour ses actrices, que l’on qualifierait à présent de « libidineux ». Une tendance déjà présente, donc, dès les années trente.
Une fois le meurtre du titre découvert, l’agitation de la maison est digne de l’humour dont le cinéaste va faire preuve tout au long de sa carrière. Ainsi ce plan où le personnage joué par Edward Chapman prend son dentier dans un verre. Ou cette séquence formidable au cours de laquelle, dans les coulisses d’un théâtre, les acteurs sont interrogés par un policier tout en entrant et sortant de scène.

C’est indéniable, Hitchcock maîtrise déjà ses images et les nourrit de tout ce qui va le rendre si incontournable. Car l’on est incité à rechercher, dans ses premiers films, ce qui fera la force des chefs-d’œuvre futurs. L’utilisation des décors ? Le British Museum, dans Chantage, n’annonce-t-il pas déjà la statue de la Liberté de Cinquième colonne et le Mont Rushmore de La Mort aux trousses ? Ce plan séquence de Meurtre, dans lequel deux actrices passent sans cesse d’une pièce à l’autre, séparées par un mur, ne fait-il pas penser à La Corde ? Et le couple de Londoniens au cœur d’À l’est de Shanghai, dont la décision de partir en croisière à l’autre bout du monde est ponctuée de trahisons, d’indifférence et de retrouvailles, pourrait très bien annoncer celui de Mr. & Mrs. Smith dont Hitchcock filmera avec humour les déboires en 1941.

Le cinéaste teste des trouvailles. Que penser de ce personnage, dans Number Seventeen, qui, dès les premières images, court après son chapeau poussé par le vent ? Le couvre-chef va se coincer devant une étrange demeure abandonnée dont on remarque une lumière à l’étage. Quelle belle entrée en matière qui peut faire penser aux chaussures de L’Inconnu du Nord-Express que la caméra suit jusqu’à ce qu’elles touchent une autre paire de chaussures, prétexte à la rencontre entre les deux protagonistes du récit.

Dans ce même Number Seventeen, Hitchcock livre des images étonnantes, comme lorsque les personnages descendent un immense escalier. Et, à propos d’escalier, celui que le détective gravit une bougie à la main fait penser à cette séquence de Soupçons dans laquelle Cary Grant amène un verre de lait, que Hitch a pris le soin d’éclairer d’une manière particulière.
Dans À l’américaine, comédie mondaine comme il s’en tournait beaucoup à l’époque, le cinéaste teste un effet : l’héroïne est à table, dans un cabaret, avec un homme qui la suit depuis le début du film. La foule des danseurs se presse contre eux, l’homme l’amène dans une cabine éloignée et l’embrasse de force. Le plan suivant, le couple est toujours assis et l’on se rend compte que la fille a imaginé l’agression. Dans ce film, Hitchcock filme également les danseurs en plongée et les transforme à l’image… en moutons ! Son ironie, toujours.

On mettra encore en avant, pour tous ces films, des plans savamment dosés, tel le début d’À l’est de Shanghai, avec sa chorégraphie des parapluies et de ces gestes accomplis en même temps par les foules citadines. Quant au fameux McGuffin, élément sans grande importance qui va servir de prétexte au scénario, les spécialistes affirment qu’on en trouve un premier exemple dans Number Seventeen. Ce dernier est d’ailleurs le remake d’un film allemand de 1928, réalisé par Géza von Bolváry.
On peut également trouver, chez ce Hitchcock du début, des influences très nettes. Ainsi, toujours dans Meurtre, la séquence des jurés, au cours de laquelle tous se rapprochent du seul — Herbert Marshall — n’ayant pas encore voté pour la culpabilité de l’accusée, fait penser à du Fritz Lang. À plus forte raison si on en visionne la version allemande, Mary. Et que dire de ce dialogue : « On devrait sauver les coupables plutôt que de faire des enfants et les envoyer à la guerre » ? Il aurait lui aussi toute sa place chez Lang !

Notons encore que c’est à l’époque de ces dix films que Hitchcock commence à apparaître devant la caméra. Il est ainsi un travailleur dans Le Masque de cuir, un spectateur de la chasse à courre dans Laquelle des trois ?, un voyageur dans le métro de Chantage, un passant dans Meurtre.
Bien sûr, ces dix films du début sont loin de valoir la suite de sa carrière mais l’on retrouve ici et là, disséminés, les éléments qui vont aboutir aux chefs-d’œuvre à venir. Rien que pour cela, ils n’en deviennent que plus essentiels.
Jean-Charles Lemeunier
Dix films d’Alfred Hitchcock sortis en coffret Blu-ray par Carlotta le 15 avril 2025.