Emad et Rana, un couple de comédiens, se retrouvent soudain dans l’obligation de quitter leur appartement. À la suite d’une excavation due à la construction de l’immeuble voisin, leur appartement subit un affaissement et puis un effondrement. À l’aide d’un ami artiste, ils louent un vieil appartement au nord de Téhéran. Une nuit, Rana, qui était persuadée que son époux a sonné, ouvre la porte et c’est le début d’un événement tragique. Un inconnu agresse Rana dans la salle de bain. Emad décide d’avertir la police, mais Rana refuse de le faire pour des raisons personnelles. Par la suite, on apprend que l’occupante précédente de l’appartement était une prostituée et l’agresseur était venu pour la voir. Emad affecté par l’agression, la souffrance et le bouleversement de son épouse se met à la recherche de l’agresseur et affronte un conflit intérieur et une situation inattendue.
L’évolution de l’histoire commence au moment où Rana ouvre la porte. Cet événement bouleverse le rapport du couple qui se basait sur la confiance de Rana à Emad. Cette confiance change de nature avec le « hasard » qui est une des caractéristiques du cinéma formaliste « minimaliste iranien ». Au-delà des critères de sélection du Festival de Cannes1, la qualité remarquable de la mise en scène est évidente. Sans doute, le scénario de ce film a une qualité considérable, néanmoins, il mérite quelques critiques. Ici, nous allons nous limiter à l’étude de la mise en scène qui apporte des éléments particuliers.
La mise en scène intermédiaire
Étant donné que l’histoire du film est à propos de l’agression de l’espace personnel et familial, voire intime, d’une femme actuelle et de l’angoisse partagé d’un couple, il est tout à fait logique d’envisager les réactions et les conséquences attendues telles que la vengeance, la présence de la police dans le genre du film policier, la violence brutale, etc. L’art de ce film est dans sa mise en scène, qui sans montrer ces réactions potentielles, raconte le texte du scénario avec une tonalité calme et intériorisée à travers l’image. Le spectateur ne rejette pas ce style de narration linéaire et réfléchie et ne s’en lasse pas. Au contraire, son esprit rentre dans le jeu et suit avec son imagination l’histoire jusqu’au bout. Ce suspense dans la narration de l’histoire est le point culminant de la mise en scène du film. La narration visuelle qui possède à la fois les éléments du cinéma d’auteur et ceux du cinéma grand public rempli de suspense2 se distingue des deux et cherche à créer un nouveau genre dans le cadre du cinéma social ou du cinéma néoréaliste contemporain. Sans doute, « la mise en scène intermédiaire » du film est puissante. Elle ne tombe ni dans le piège du genre grand public rempli de suspense ni dans le rythme ralenti du cinéma purement intellectuel. Elle raconte le scénario avec une telle finesse qu’avec chaque séquence, les émotions sont facilement ressenties. Cette union entre le rythme ralenti de l’intérieur et la narration apparemment simple et calme est rarement vue au cinéma.
Cette forme de narration a pour but de mettre en place une psychologie des circonstances et des personnages. Dans le cinéma hollywoodien, un film avec un tel sujet allait sûrement se transformer en un film surchargé de violence, de scènes de sexe déplacées et de suspense impressionnant. Dans le cinéma vengeur de style « Film farsi » iranien, le film aurait été éloigné de son aspect réaliste et logique et aurait donné lieu à des films comme Gheyssar ou Sadegh le Kurde. La lecture intermédiaire de ce genre cinématographique est lisible dans la forme et le contenu du film. D’ailleurs, lors de ses interviews, Farhadi souhaite que son film soit vu par toutes les couches sociales et même par tous les spectateurs du monde entier.
La classe intermédiaire
Un couple de comédiens de théâtre incarne les personnages principaux du film. Ils appartiennent tous les deux à la classe moyenne cultivée de la société. Emad est aussi professeur. Globalement, les réactions du couple par rapport à l’agression et la politesse et le respect d’Emad envers son épouse, nous disent beaucoup sur leur culture et leur sensibilité artistique. Même si nous ne les qualifions pas d’intellectuels engagés ou d’activistes politiques, mais ils appartiennent au milieu instruit. Bien que lors d’une interview au Festival de Cannes, Farhadi les ait présentés comme des citoyens ordinaires, mais avertis, une observation minutieuse de la société affirme le contraire. Ainsi, nous attendons également des attitudes et des réactions différentes de ce couple issu de la classe intermédiaire.
C’est ici que l’aspect naturaliste et le genre réaliste-social du film s’intègrent dans l’histoire du film. Le rythme et la tonalité lente, les tremblements et les mouvements ralentis de la caméra sur épaule pendant tout le film et l’avancée progressive (couche sur couche) de l’histoire avec le changement des personnages n’ont qu’un seul but : l’analyse psychologique des individus et des circonstances sociales. Cette lecture psychologique fortifie le réalisme des situations et des réactions produites par les personnages et va jusqu’au naturalisme social.
Emad, troublé par l’agression de son épouse, dès le départ souhaite porter plainte. Sa relation affective avec Rana et leur compréhension réciproque le poussent à abandonner l’idée de s’adresser à la police. Rana lui explique sa honte et son malaise pour raconter son intimité à un étranger, ici la police, qui va de toute façon l’interroger en premier. Il est vrai qu’en Iran la personne agressée doit d’abord se justifier et expliquer ce qu’elle a fait pour motiver l’agresseur à commettre son acte. Par la suite, l’agression subie devient un problème et impose des troubles et une souffrance permanente à Rana. Emad, en tant qu’époux, cherche à libérer Rana de ce conflit intérieur, mais le problème de Rana s’aggrave et pousse Emad à faire des actes obsessionnels. Troublé, à l’aide des informations qu’il obtient, Emad trouve enfin le vieux vendeur3. Jusqu’ici, le spectateur est ébloui par l’ambiance intermédiaire et réaliste du film et s’identifie à Emad, car les réactions de ce dernier lui paraissent naturelles et la narration visuelle lui permet de le comprendre. Finalement, Emad ne fait pas confiance à la police et comme il pense que l’intervention policière va aggraver ses problèmes, il cherche à résoudre l’énigme et à mettre fin aux souffrances de son amour, Rana. Étant donné la personnalité du jeune époux, le spectateur s’attend à une réaction modérée de sa part. Mais le jeu de forme et de sens dans l’élément du hasard, dans « les moments, les circonstances et les situations définitifs de la vie », dans « le regard minimal » est créé de façon croyable et vraisemblable. Cette narration n’est pas uniquement formelle, elle se manifeste aussi dans le contenu du film. Après pas mal d’hésitation, Emad trouve enfin l’agresseur. Ses principes personnels et ses recommandations éducatives à ses élèves au sujet du respect social et du rejet de la violence se basculent soudainement. À partir de là, Emad agit consciemment ou inconsciemment dans le but de satisfaire ses besoins personnels et d’apaiser sa crise de personnalité : il répare sa place en tant qu’homme et d’époux et non pas en qualité du citoyen de la société moderne.
Le cinéma intermédiaire
En général, l’esthétique visuelle joue peu de rôle dans le cinéma réaliste de Farhadi. Cela est dû à son genre et sa narration cinématographique. Par l’intermédiaire du scénario, des éléments de la mise en scène, de la caméra mobile et du montage Farhadi offre une succession particulière et un rythme et une tonalité rapide à la majorité de ses films. En effet, l’esthétique visuelle peut ralentir les plans, mais dans quelques scènes limitées du client ce travail esthétique est visible. Dans la séquence du déménagement au nouvel appartement, les jeux visuels avec le miroir et les mouvements ordonnés de la caméra à l’épaule démontrent l’esthétique visuelle et conceptuelle axée sur le sens de l’appartement qui s’avère comme une identité indépendante et influente. Il s’agit ici de l’identité de la maison, de l’espace d’intérieur qui a sa propre signification dans le cinéma urbain de cette dernière décennie.
Contrairement à Une séparation, la caméra à l’épaule dans Le client n’a pas la fonction de troisième œil avec un point de vue investigateur (inspecteur caché) ou du moins cette utilisation est limitée. Farhadi qui semble être actuellement un des meilleurs à filmer avec la caméra à l’épaule a utilisé la caméra dans Une séparation comme un accompagnateur et un personnage semi-indépendant afin d’enrichir la narration et l’ambiance du film et de favoriser la communication avec le spectateur (pour le faire participer dans l’évolution de l’histoire). La caméra au côté des autres facteurs de la mise en scène a contribué à la création d’une ambiance policière et à la découverte des faces cachées de l’énigme du film. Dans Le client ce rôle indirect de la caméra à l’épaule a été attribué à d’autres éléments de la mise en scène comme l’intrigue du film, la pièce de théâtre d’Arthur Miller La mort d’un commis voyageur, la concentration sur le monde des deux personnages principaux4, etc. qui dévoilent progressivement le secret de l’histoire. Dans Le client, la fonction principale de la caméra à l’épaule avec le point de vue à la fois observateur et accompagnateur, est particulièrement efficace dans la création de l’espace troublant du privé (maison) et du public (société). De plus, le corps semi-indépendant de la caméra contribue à l’ambiance générale de l’histoire et fait le lien avec le climat général de la société. D’une façon phénoménologique, ce processus est directement compris (perçue) par le spectateur. Ce rapport mutuel et cette lecture psychologique de la caméra ne contribuent pas à une production documentaire, mais ils rendent plus croyables les comportements dans le film. Il s’agit bien d’une fiction et non pas d’un docufiction. Autrement dit, l’œil qui joue un rôle définitif dans l’histoire se balade parmi les personnages et dans les ambiances. Cette sensation de proximité par l’intermédiaire de la caméra à l’épaule ou par le moyen des autres facteurs n’aboutit pas forcément à transformer la fiction en documentaire et d’ailleurs, l’intention du réalisateur est ici autre chose.
Au-delà de la situation grise : psychologie existentialiste dans une ambiance réaliste
Farhadi insiste sur l’aspect intermédiaire de ces films aussi bien dans la forme que dans le contenu. Lors de son interview avec Arte, il parle des moments importants de la vie où les êtres humains peuvent se rapprocher et soudainement s’éloigner, les moments dévoilent les contradictions de l’individu et de la société : un œil entre l’individu et la société, entre être dedans, être soi pour voir son vrai soi, son soi différent. Une approche intermédiaire qui se situe aussi entre la forme intellectuelle et la forme populaire. Cette lecture psychologique donne lieu à cet « être au cœur et au milieu » dans le film. Autrement dit, être au milieu de l’histoire et en moindre distance avec les personnages et les événements. Ainsi, grâce à ce naturalisme visible dans Le client, le point de vue existentialiste étudie l’humain. Quand Emad trouve enfin le vieil agresseur, il est en pleine crise personnelle, mais il n’est pas évident de prévoir ce que cet homme instruit est capable de faire. Dans ce cas, plusieurs possibilités sont en vue. Le scénario peut prévoir une fin pour l’histoire soit par la violence brutale d’Emad envers le vieillard, soit par l’attribution de son pardon. Mais il peut aussi réserver une autre issue comme c’est généralement le cas chez Farhadi. Évidemment, il s’agit du deuxième cas. L’histoire initie et prépare les spectateurs, analyse la situation et les personnages, et à travers la mise en scène de la souffrance du couple, auquel le spectateur s’identifie, analyse l’aspect existentialiste de la société et de l’humain. D’abord, Emad décide d’enfermer le vieillard qui souffre d’insuffisance cardiaque, une torture pour apaiser sa propre souffrance. Le fait de découvrir le monde et le personnage du vieillard dans l’image accentue la dimension psychologique et existentialiste qui prime tout au long du film et à la fin du film atteint son point culminant. On apprend que le vieillard est un homme détruit semblable au vieillard de la pièce d’Arthur Miller, un homme aimé par son épouse qui rendait parfois visite à une prostituée pour se ressourcer et finalement, il ne s’agit pas d’un criminel ou d’un imposteur. Ici, contrairement à ce qui est courant dans le cinéma iranien d’aujourd’hui, l’histoire ne cherche pas à acquitter le vieillard. Elle ne qualifie personne de coupable ou d’innocent, car tout le monde agit en fonction de l’ambiance générale. Cette lecture narrative est plus approfondie. On comprend très bien que la violence exercée par Emad et les deux actes du vieillard, c’est-à-dire se rendre chez une prostituée et agresser Rana, sont exercés consciemment. Mais qu’est-ce qu’il mérite le vieillard pour son acte ? La mort ? Est-ce que l’acte d’Emad est inacceptable alors que l’agression faite par le vieillard a déstabilisé sa famille ?
L’enfermement, la torture de l’agresseur et l’arrivée d’Emad annoncent la fin du film au spectateur qui pense que finalement Emad n’a rien fait d’horrible et que cet homme instruit va libérer le vieillard qui a été puni pour son acte. Mais l’apogée de la fin du film est dans la représentation de la violence contagieuse et sociale (ou l’interprétation qu’on a fait de sa lecture phénoménologique dans la politique). Emad consciemment ou inconsciemment gifle le vieux, une gifle qui va déclencher une crise cardiaque chez le vieillard et va probablement causer sa mort.
L’aspect progressif (couche sur couche) de l’histoire et ses dimensions existentialistes et phénoménologiques que nous observons à travers la mise en scène de cette séquence sont comparables à la séquence finale de L’Avventura de Michelangelo Antonioni quand l’homme trompe sa nouvelle petite amie et un peu plus tard, assis de dos sur un banc, il pleure. À ce moment, la petite amie met sa main sur l’épaule de l’homme. Ici, nous sommes à l’apogée de la lecture humaniste. La lecture existentialiste à propos de la femme, de l’homme et du rapport homme-femme est repérable dans les deux cas, mais dans Le client, cette lecture existentialiste de rapport homme-femme (individuel) est développée dans le cadre de la psychologie sociale (collective).
Le genre intermédiaire est un nouveau genre qui va progressivement s’affirmer dans le cinéma mondial à travers le travail de quelques cinéastes comme Farhadi. L’intermédiaire est un cinéma mature et intellectuel et a déjà un public plutôt nombreux. En fait, il se rapproche du cinéma d’auteur et du cinéma social et il est adapté avec le rythme rapide de la vie moderne. Selon Farhadi, on peut le qualifier de « policier moderne » où la police, le criminel et la victime ne sont plus si visibles. C’est la narration visuelle qui doit incarner leur rôle et cela est visible dans le contenu du film. La mise en scène de ce genre a atteint une telle maturité que la réflexion sur le film permet au spectateur de comprendre la culpabilité du vieillard. La question est de savoir si le vieillard s’est rendu à l’appartement pour voir la prostituée et satisfaire son désir, mais par malheur, les choses ont mal tourné et qu’il a agressé une autre ? Est-ce qu’il mérite de mourir ? La pièce de Miller va également dans le même sens : un vieillard cherche à enrichir sa famille et réaliser son rêve à New York, une ville en voie vers la modernisation. Il fait son possible, il fait des erreurs. Le vieillard du Client agresse Rana, et reflète ainsi une image de l’individu social. La gifle d’Emad est une réponse à ces questions. Elle symbolise la violence banalisée et généralisée dans toutes les couches d’une société qui parcourt un itinéraire illogique vers la modernité. Mais cette petite gifle (violence) impose une violence et un malheur considérable au vieillard, à sa famille et même à Emad et à Rana, comme l’agression faite par le vieillard qui a détruit Rana et Emad. L’effet de ces violences qui a transformé la personnalité de ces deux derniers est visible lors de la scène finale quand le couple est en séance de maquillage pour jouer la pièce La mort d’un commis voyageur. Ainsi même une petite gifle est une action violente et même une grande violence ! Son effet a autant de retentissement que l’agression faite par le vieillard. Finalement, le vieillard et Emad reflètent tous les deux une image dégradée et Rana et la société remettent en question leurs actes.
L’approche intermédiaire et ses dimensions
Le regard sociologique et l’étude structurelle nous permettent de préciser que l’approche intermédiaire de Farhadi ne se manifeste pas uniquement dans ses films, elle est aussi visible dans les réactions après la projection et même avant une nouvelle production. Par exemple, dans un pays comme l’Iran, les couches sociales différentes emploient sans précaution le mot prostituée dans les cercles amicaux. Mais le cinéaste insiste dans Le client à ne pas l’employer et avance l’argument du respect pour la culture et la traduction orientale. Ainsi, il l’utilise comme un élément dans la forme et dans le contenu du film. Cependant, cette approche n’est pas très réaliste. Cette approche intermédiaire du réalisateur est en contradiction avec le réalisme que le film cherche à développer et a un effet négatif sur la production. Les non-dits qui sont pourtant très clairs dégradent le réalisme et le naturalisme de l’œuvre. Dans une autre scène encore les gémissements exagérés de l’épouse du vieillard ont le même effet. Nous espérons que l’approche intermédiaire de Farhadi dans la réalisation5 ne devienne pas son talon d’Achille.
Pour finir, nous abordons un dernier point au sujet du scénario. Du point de vue méthodologique, il n’est pas logique de comparer le film de Farhadi avec la pièce de théâtre La mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller comme il le dit lors d’une interview. Selon Farhadi le vendeur de Miller est le vieillard agresseur. La vieille du Client est aussi la femme du vendeur. L’ancienne locatrice du film est également le personnage du théâtre que se bat contre les contraintes de la vie. Nous pouvons dire que le film de Farhadi est plutôt une interprétation libre de la pièce de Miller pour compléter l’ambiance réaliste du film et enrichir la frontière du réel et de l’imaginaire dans la narration.
Aveh Ali Ghasemian,
chercheur en histoire et philosophie du cinéma à l’université de Nanterre Paris-Ouest.
FORUSHANDE
Réalisation : Asghar Farhadi
Scénario : Asghar Farhadi
Interprètes : Taraneh Alidoosti, Shahab Hosseini, Mina Sadati, Babak Karimi, Farid Sajjadi Hosseini…
Photo : Hossein Jafarian
Montage : Hayedeh Safiyari
Musique : Sattar Oraki
Pays : Iran
Durée : 2 heures 05
Sortie française : 09 novembre 2016
L’analyse se limite à ce film en particulier et l’auteur ne cherche pas à le comparer avec les autres films du Festival de Cannes 2016.
Par exemple dans les films policiers et dans les films d’action.
Le titre original du film est Le vendeur, remplacé par Le client dans la version française.
Alors que dans Une séparation au moins quatre personnages étaient au centre.
Comme les priorités accordées à la pré-production pour satisfaire les exigences des investisseurs du projet c’est-à-dire le producteur, au contournement de la censure, à attirer et à influencer le public issu de toutes catégories sociales.
