On se croirait revenu au bon temps de Neopublishing : avec Artus Films et The Ecstasy of Films, Le Chat qui fume est l’un de ces éditeurs de DVD qui prennent plaisir à surprendre et à aller dénicher dans le vaste giron de la cinématographie italienne bis de petits bijoux. Avec Apocalypse domani (1980, Pulsions cannibales) d’Antonio Margheriti, le greffier à cigarette délaisse un temps le giallo pour s’intéresser à un film directement inspiré des grands frères américains. Après un générique aux noms tous plus anglo-saxons les uns que les autres, l’histoire va pouvoir démarrer au Vietnam. Or, à part John Saxon qui est réellement américain, tous les autres patronymes sont les alias d’artistes italiens. Margheriti utilise une fois de plus les vêtements d’Anthony M. Dawson, son habituel pseudo. Le scénariste Dardano Sacchetti devient Jimmy Gould. Les acteurs Giovanni Lombardo Radice et Cinzia De Carolis se transforment en John Morghen et Cindy Hamilton. Quant à Venantino Venantini, le sympathique porte-flingue des Tontons flingueurs que l’on a la surprise de voir apparaître dans le rôle d’un flic, il n’est tout simplement pas crédité au générique. Ou alors sous un nom anglicisant que personne n’a relevé.
Le Vietnam, donc. La séquence pourrait provenir d’une flopée de films US où de gentils, courageux et secourables G.I. viennent sauver des cages vietcongs leurs copains enfermés. Sauf qu’ici, et on comprend assez vite pourquoi même si Margheriti choisit de rester discret sur ce point, les gars enfermés le sont parce qu’ils montrent de fâcheuses tendances cannibales et lorsqu’une pauvre Vietnamienne est précipitée dans la cage aux Marines, les chrétiens dans les arènes romaines des péplums n’ont guère connu pire sort face aux lions. Autant dire que la pauvre est déchiquetée à grands coups de dents. L’action se transporte ensuite aux États-Unis et l’on se doute que les rescapés de l’Enfer vert vont trimballer les pulsions cannibales du titre français dans les supermarchés américains climatisés. Nous nous retrouvons en terrain connu et, malgré tout, pas entièrement.
Après la vague giallo, genre typiquement transalpin, les Italiens se remettent à faire ce pour quoi ils excellent : la copie des films américains. Ainsi, dans la carrière de notre Tonio, Pulsions cannibales est-il situé entre Killer Fish (1979, L’invasion des piranhas) et L’ultimo cacciatore (1980, Héros d’apocalypse). Soit des resucées du Piranhas (1978) de Joe Dante et d’Apocalypse Now (1979) de Coppola. Pulsions cannibales est plus difficilement identifiable en matière de copie. Certes, la vague cannibale commence à submerger les productions italiennes (Cannibal Holocaust et La secte des cannibales sont sortis la même année, en 1980, à quelques mois de Pulsions cannibales). Et la tendance Vietnam est très présente. Dawn of the Dead (Zombie) de Romero est sur les écrans en 1978 et l’un des cannibales de Margheriti se réfugie lui aussi dans un centre commercial. Sur ces rocs incontournables, le cinéaste italien accroche un récit qui développe d’autres rebondissements que ceux auxquels on s’attend. Très présent aussi, le thème de la contagion, qui fit les belles années des films de vampires et de ceux de zombies. Le sida n’a pas encore frappé (ce n’est qu’en 1981 qu’on commence à en parler, même si des cas ont précédé l’identification de la maladie), la variole vient d’être officiellement éradiquée en 1977 mais la notion d’épidémie est toujours présente et angoissante. Force est de reconnaître que Margheriti a le don de mélanger plusieurs thèmes classiques pour en ressortir un produit original. Ici, le cannibalisme n’est plus culturel ou cultuel, comme dans les films de Ruggero Deodato ou d’Umberto Lenzi, mais viral. D’où une similitude avec les zombies. Margheriti s’adonne également au gore, avec une langue arrachée, de la chair dévorée, des tranches de bifteck découpées à même une jambe, une énucléation qui prend littéralement à la lettre l’expression « au doigt et à l’œil ». Il évoque une autre tendance du cinéma, celle des enfants atteints par le mal, et maîtrise parfaitement bien toute la partie policière, avec une fuite dans les égouts très bien menée.
Film sombre et nihiliste, Pulsions cannibales peut être également compris comme une critique de l’intervention américaine au Vietnam qui, non seulement crée une guerre et ses ravages, mais ramène sur le sol natal un virus dont on ne peut venir à bout qu’en tuant les porteurs. Margheriti cherche-t-il à s’aligner sur la série de films d’anticipation des années cinquante où l’alien le plus incroyable renvoyait à un ennemi intérieur bien réel ? Sauf que là, le danger vient d’un militaire dont l’uniforme porte des médailles, filmé sous la maquette d’un avion aux ailes marquées USA.
Finissons par l’une des séquences les plus commentées du film et les plus célèbres. Elle sert même de visuel à l’affiche. Frappé de plein fouet par un gros calibre, un personnage s’effondre en s’accrochant à une grille. Par le trou fait dans son ventre, on discerne la fuite de ses complices. L’image est gonflée, qui hésite entre le macabre et l’humour. Rappelons qu’en 1972, dans The Life and Time of Judge Roy Bean (Juge et hors-la-loi), John Huston avait de la même manière troué le bide de Stacy Keach afin de nous montrer le paysage qui se trouvait derrière.
Enfin, signalons qu’un bonus présente The Outsider, un documentaire d’Edoardo Margheriti sur son père. Passionnant ! On y apprend qu’Antonio Margheriti est quand même le mec qui a refusé à Kubrick son aide pour 2001, l’Odyssée de l’espace. « Ça m’aurait pris toute une vie », se défendait humblement l’Italien. Cette humilité de l’artisan qui fait bien son boulot est ce qui est le plus flagrant dans ce film enrichi des témoignages de ceux qui ont travaillé avec Margheriti. Lorsqu’il parlait de ses capacités, le cinéaste commentait : « Mon monde ? Je peux faire de grandes et de petites choses. » Ce n’est malgré tout pas un hasard si Kubrick l’a contacté, si Andy Warhol et Paul Morrissey se sont appuyés sur lui pour Du sang pour Dracula et Chair pour Frankenstein — ce que Morrissey dément d’ailleurs, disant qu’il a écrit, dirigé et produit ces deux films et que même Warhol n’y a rien fait, « n’ayant jamais rien fait de sa vie ». Et pas un hasard non plus si Tarantino adore Pulsions cannibales. Interrogé sur son travail avec Margheriti sur Take a Hard Ride (1975, La chevauchée terrible), l’acteur américain Fred Williamson raconte que le cinéaste arrivait le matin en disant « Inventons quelque chose ! » Tout un programme qui montre bien que Margheriti mérite le détour.
Jean-Charles Lemeunier
Pulsions cannibales
Titre original : Apocalypse domani
Origine : Italie
Année : 1980
Réal. : Antonio Margheriti ( Anthony M. Dawson)
Scénario : Dardano Sacchetti ( Jimmy Gould), Antonio Margheriti
Photo : Fernando Arribas
Musique : Alexander Blonksteiner
Montage : Giorgio Serrallonga (George Serralonga)
Avec John Saxon, Elizabeth Turner, Giovanni Lombardo Radice (John Morghen), Cinzia De Carolis (Cindy Hamilton), Venantino Venantini,
Coffret 2 DVD édité par Le Chat qui fume le 6 décembre 2016.
