Ces deux-là, à première vue, paraissent trop polis pour être honnêtes. Et honnêtes, on s’aperçoit vite qu’ils ne le sont pas mais l’histoire ne s’arrête pas à cette impression liminaire, loin de là. La ressortie, pour la première fois en DVD et Blu-ray version restaurée HD chez Carlotta, de Propriété privée est un événement en soi. Une sorte de plongée dans un cinéma américain méconnu, hors des sentiers battus et pourtant d’une filiation certaine.
À commencer par son auteur, Leslie Stevens. Qui est capable de parler de lui sans se précipiter sur les habituels supports du web ? Peu de monde, certainement. Et pourtant, dans Propriété privée, Stevens est capable de créer une tension palpable et, surtout, en laissant s’introduire dans une propriété privée, ainsi que le claironne le titre, ses deux grands imbéciles, il donne naissance à un genre qui va vite verser dans le glauque. On pense forcément à La dernière maison sur la gauche de Craven et à son successeur italien La dernière maison sur la plage, au Funny Games de Haneke. Une sorte de matrice moins insoutenable et sans le côté « revenge » de Craven et Prosperi. Scénariste, producteur et cinéaste, Leslie Stevens (1924-1998) a donc réalisé son premier film avec Propriété privée en 1960, qui sera suivi seulement par trois autres en 1962 (Hero’s Island), 1965 (Incubus) et 1987 (Three Kinds of Heat), le reste de sa filmo étant réservé à la TV. Et on ne peut que regretter qu’il n’en ait pas signé davantage.
Sur une petite route californienne du bord de mer, deux gaillards décontractés (Corey Allen et Warren Oates) s’approchent d’un garagiste et lui soutirent deux bouteilles de soda. Allen, on ne s’en souvient sans doute pas, après un passage dans La nuit du chasseur (1955), a joué dans LE film symbolique de la jeunesse révoltée, La fureur de vivre, dans lequel il incarnait l’adversaire de James Dean dans la course de voitures. Warren Oates, lui, n’est pas encore devenu le compagnon de route de Sam Peckinpah mais a déjà traîné ses tiagues dans quelques séries westerniennes et dans The Rise and Fall of Legs Diamond (1960, La chute d’un caïd) de Budd Boetticher — il y incarne le frère de Legs Diamond.
Corey est plutôt le malin de la bande tandis que Warren, avec son sourire niais, est une fois de plus dévolu au rôle du gars pas très finaud. Les deux sont tout à la fois inquiétants, capables de sortir une lame qui va forcément intercéder en leur faveur, et infantiles. N’insistent-ils pas pour qu’on leur offre un soda ? Ne se comportent-ils pas en mauvais garçons immatures ? Ils vont repérer une jolie blonde (Kate Manx, qui est à l’époque l’épouse de Stevens et qui se suicidera en 1964, trois mois après leur séparation), la suivre et s’installer dans la maison inoccupée, voisine de sa propriété.
La force de Stevens est de réussir à mêler plusieurs thèmes qui font de Propriété privée une belle réflexion sur l’American Way of Life prôné depuis la fin de la guerre de Corée. On y voit une femme belle et jeune, vivant dans le luxe sans travailler, seule parce que son mari bosse toute la journée, et s’ennuyant ferme. On y voit aussi cette même belle et jeune femme frustrée par l’absence de sexualité, son époux étant trop fatigué le soir pour tenter autre chose que s’endormir rapidement, son pyjama boutonné jusqu’au cou. Le couple est pour une fois filmé dans la même couche et non les habituels lits jumeaux et, pourtant, il ne s’y passe rien, dans ce pieu unique. Ce n’est pas faute pour l’épouse de prendre des poses lascives. À cela, Stevens ajoute le voyeurisme. Nos deux gars du début, on l’a mentionné, ont vue sur la piscine où batifole Kate Manx. Ils installent un canapé face à la fenêtre pour mieux profiter de la vue. Propriété privée sort le 24 avril 1960 aux USA tandis que le Psychose de Hitchcock, qui traite lui aussi de voyeurisme et de ses liens au cinéma, devra attendre le mois de juin de la même année pour être vu. Et, curieusement, lorsque Corey Allen fait mine de chercher une adresse dans le quartier, il demande après un certain « Hitchcock ». Alors, poursuivant dans le clin d’œil, Stevens fait énumérer les noms des propriétaires des demeures voisines et cite « Hall ». Le cameraman du film, futur grand chef op’, n’est autre que Conrad Hall.
Ces voyeurs sans bagage, pour parodier le titre d’une pièce de Jean Anouilh, restent constamment entre deux eaux, tantôt psychopathes tantôt enfantins, tantôt inquiétants tantôt attendrissants, grands ados trop vite grandis et livrés à eux-mêmes. Peu à peu, dans le cinéma américain, se dessine une jeunesse perdue au sortir de la guerre. Les blousons noirs à moto de L’équipée sauvage (1953) faisaient sourire parce que les acteurs qui les incarnaient étaient trop âgés pour leurs rôles — Brando et Marvin avaient déjà 29 ans. Jimmy Dean et ses copains, ces rebelles sans cause de La fureur de vivre, montraient plein champ le mal-être de la jeunesse. Propriété privée franchit un pas de plus. On sent que tout bascule, que le film ouvre, cinématographiquement, une voie qui va devenir plus tard une évidence, voire un poncif : la jeunesse devient synonyme de danger.
Stevens, qui se crédite au générique comme « réalisateur et dramaturge » (dramatist), multiplie les symboles, telle cette ceinture que la jeune femme se passe autour du cou, qui, malgré le jeu de séduction qui se déroule sous nos yeux, font peser une menace réelle sur le récit. Cette tension qui va crescendo est parfois atténuée par de belles scènes de tendresse, comme la danse sur fond de musique plus ou moins syncopée qui rappelle Le Boléro de Ravel. Elle est signée Pete Rugolo, compositeur des scores de nombreuses séries TV (Le fugitif, Match contre la vie).
Propriété privée n’est pas à proprement parler un film noir, comme le laissent entendre certaines critiques, davantage un film sociétal, qui décrit une situation à un moment donné, deux mondes qui évoluent en se côtoyant seulement et qui, lorsqu’ils s’interpénètrent, créent des étincelles… Un monde de riches épié et envié par un monde de pauvres et qui n’a aujourd’hui rien perdu de sa réalité.
Jean-Charles Lemeunier
Propriété privée
Titre original : Private Property
Année : 1960
Origine : États-Unis
Réal. : Leslie Stevens
Scénario : Leslie Stevens
Photo : Ted McCord
Cadrage : Conrad Hall
Musique : Pete Rugolo
Montage : Jerry Young
Photographe de plateau : Alexander Singer
Avec Corey Allen, Warren Oates, Kate Manx, Jerome Cowan, Robert Wark, Jules Maitland
« Propriété privée » de Leslie Stevens, nouvelle restauration 4K pour la première fois en Blu-ray et DVD, édité par Carlotta le 1er mars 2017.
