Nous le savons vous et moi, l’un des immenses polars étasunien de 1985 est le crépusculaire Police fédérale Los Angeles de William Friedkin, sorti en nos contrées en mai 1986. L’idée du réalisateur du Convoi de la peur consiste à maintenir la tête sous l’eau à son duo de flics, ces charançons énervés qui, comme tous les protagonistes de cette affaire, plongent dans le cloaque de L.A. sans vraiment croire qu’ils peuvent s’en sortir, changer de vie, améliorer leur condition. Tous pataugent dans un monde de ténèbres, malgré le soleil et les palmiers balançant sous la brise.
Police fédérale Los Angeles est également l’une des œuvres les plus mise en avant pour illustrer un propos sur les années 80 : présence massive des néons, de la synthé pop, alternance entre des décors très épurés et l’abondance des codes couleurs d’alors, cynisme dans l’air du temps, hagiographie ou crucifixion des yuppies, multiplication exponentielles des consommateurs et des revendeurs de cocaïne, glamour glacé plâtré sur les silhouettes de femmes requins… Friedkin n’appuie pas vraiment le trait mais s’empare de l’imagerie et de certaines postures intellectuelles du moment en poussant le curseur dans le rouge. Il commente cette décennie, celle du clip vidéo et de la pub en partie devenus des territoires d’expérimentations techniques et artistiques. C’est probablement le second polar US eighties à se regarder dans le miroir, commentant et critiquant la période quand d’autres longs-métrages (pas forcément polaresque) actaient la naissance de celle-ci, comme le firent Cutter’s Way, Le Solitaire, American Gigolo, 48 heures, Flashdance, Scarface… Étant entendu que le premier de ces polars à s’auto-analyser et à autopsier les années 80 est (c’est du moins l’avis de votre serviteur, et il le partage) le Body Double de Brian De Palma en 1984, année de naissance de la série Deux flics à Miami (plus eighties tu meurs). De Palma qui, tout comme Friedkin, tâta à l’occasion de la réalisation de vidéoclips. Vingt ans plus tard, le clip Money pour David Guetta s’inspirera largement d’une scène initiale de Police fédérale Los Angeles, celle de la fabrication des faux billets.
Adapté du roman de Gerald Petievich, ancien agent du renseignement pour l’armée puis pour le Trésor, Police fédérale Los Angeles décrit l’enquête jusqu’au-boutiste du flic Richard Chance (William Petersen), « un des héros les plus antipathiques de l’histoire du cinéma » (1), bien décidé à alpaguer le faux-monnayeur Rick Masters (Willem Dafoe), responsable de la mort de son coéquipier. Il est dorénavant épaulé par John Vukovich (John Pankow), un flic propre sur lui que Chance pervertit et corrompt pour pouvoir avancer dans sa mission obsessionnelle. Ledit Chance refuse d’intégrer à son esprit un point important : Masters est aussi implacable que lui, plus intelligent, plus malin, plus pur. Il est plus qu’un simple faux-monnayeur, c’est également un tueur et un peintre, une figure quasi irréelle. Masters est comme Chance, un grand corrupteur, mais bien plus lucide. Chance, lui, prétentieux, macho, égoïste, givré, couvre sa folie, sa colère et sa haine du monde sous l’alibi de la justice, du respect de la loi, du maintien de l’ordre, dans un monde qu’il exècre pourtant et passe son temps à fuir : il est amateur de sensations fortes tel que le saut à l’élastique, n’a pas d’ami, pas de famille visible, pas de vie privée. Même son coéquipier assassiné n’était finalement qu’un flic plus dominant auquel Chance prête une figure de père. De temps en temps, il couche avec une belle indic, histoire de libérer la tension et de récupérer des informations. C’est là presque corvée, un acte fonctionnel inscrit dans le code animal et dont il s’acquitte les yeux morts.
Difficile de s’identifier à quiconque. Même l’indic (Darlanne Fluegel), qui est une victime, s’englue en refilant une information décisive à Chance, pensant en tirer un bénéfice personnel. Du fric, bien entendu, puisque l’argent est le pivot central, le thème le plus visible étant le trafic de faux billets, « le biais idéal en fait pour mettre à nu la décadence de la côte ouest. On découvrira très vite que, pour des dollars, et qui plus est pour des faux dollars, valeur fausse d’une valeur fausse, des hommes peuvent aimer et incendier, tuer et crever. » (2) Pour atteindre l’ennemi, Chance et Vukovich vont utiliser tous les moyens possibles et faire plus que contourner la loi mais l’enfreindre carrément : ils montent un braquage pour financer l’avance destinée à Masters pour une commande de faux dollars après s’être fait passer pour des hommes d’affaires véreux. Or, l’homme qu’ils braquent est en fait un agent du FBI qui va être malencontreusement abattu par un de ses collègues lors d’une fusillade prélude à une poursuite en voitures nettement plus ahurissante que celle de French Connection.
À partir de là, c’est de la folie pure. Les personnages pètent les plombs, sombrent dans la parano et la violence. Friedkin appuie à fond sur le champignon. Basé sur l’ambivalence, la supercherie, les apparences trompeuses, le double jeu et la manipulation, Police fédérale Los Angeles implose et avale tout sur son passage : flics braqueurs, poulets flingueurs de poulets, gangsters qui s’entre-dévorent, indics intéressés tentant de la jouer affranchis (Ruth Lanier/Fluegel, mais aussi Carl Cody/John Turturro ou Jeff Rice/Steve James). Tous convergent vers la conclusion dans un feu d’artifice de coups de feu, de flammes purificatrices et de retournements de situations. À ce titre, le spectateur oppressé verra Chance se faire exploser la tête au riot gun par le très inquiétant garde du corps de master à un quart d’heure de la fin du métrage dans une scène d’une sécheresse estomaquante. Et assistera à la mutation de Vukovich de coéquipier frileux en un ersatz de Chance aussi glacé et inhumain que son modèle. Seul l’avocat marron (Dean Stockwell) continuera son enrichissante carrière, juste un peu déçu de ne pouvoir s’envoyer en l’air avec la copine bisexuelle (Debra Feuer) d’un Masters mourant brûlé vif en rigolant.
Il est également à noter que Police fédérale Los Angeles est aussi l’un des premiers films d’alors à montrer (certes brièvement) qu’un des dangers ascendant pour la Bannière étoilée et plus largement pour le monde occidental est l’intégrisme islamiste à vocation internationale puisque la scène d’ouverture montre Chance et son mentor déjouer la volonté d’une bombe humaine hurlant son amour d’Allah, illustration d’inquiétudes sociétales concernant l’Iran des ayatollahs et le chaos libanais. William Lustig lui emboîtera le pas l’année suivante en décrivant virilement les actes terroristes de Malak Al Rahim, le grand méchant de Mort ou vif.
C’est de surcroît également en 1986 que William Petersen jouera le profiler du Sixième sens de Michael Mann, autre grand film policier de l’époque. Le projet d’adaptation du roman Dragon rouge fut longtemps le Rosebud de William Friedkin. Sur le coup depuis la sortie du livre, le réalisateur de L’Exorciste voit dans l’adaptation une continuation idéale à sa filmographie pleine de personnages écartelés entre le Bien et le Mal, pour écrire de manière schématique. Sachant que Dino De Laurentiis possède les droits du best-seller de Thomas Harris, Friedkin fonce mais De Laurentiis fait barrage. Friedkin ira faire Police fédérale Los Angeles. Michael Mann entre en scène. S’il considère Friedkin comme l’une de ses principales influences en début de carrière, il attaque celui-ci en justice à cause des similitudes entre Police fédérale Los Angeles et la série Deux flics à Miami, que Friedkin déteste et dont son film est une version négative. Mann, débouté, s’attaque alors à l’adaptation de Dragon rouge, allant jusqu’à embaucher Petersen et avoir le culot de contacter Friedkin pour jouer Lecter. Friedkin envoie vertement Mann au-delà des cordes. On peut comprendre.
Laurent Hellebé
(1) Steffen Haubner in Films des années 80, Tashen, 2002, p340
(2) Nicolas Boukrief in Starfix n°37, juin 1986, p78
TO LIVE AND DIE IN L.A
Réalisateur : William Friedkin
Scénario : William Friedkin & Gerald Petievich
Production : Irving Levin, Samuel Schulman, Bud Smith
Photo : Robby Müller
Montage : Scott Smith
Bande originale : Wang Chung
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h09
Sortie française : 07 mai 1986
Ressortie en version restaurée : 04 janvier 2017 par Splendor Films
