« Vous n’avez rien contre la jeunesse ? » Tout le monde garde en mémoire cette question, posée par une jeune femme qui vend les Cahiers du cinéma sur les Champs Élysées, entendue dans À bout de souffle (1960) de Godard. En ce début des années soixante, ils sont nombreux ceux qui ont quelque chose contre la jeunesse, tous ces cinéastes qui pratiquent « une certaine tendance du cinéma français », pour reprendre le titre du brûlot de François Truffaut contre la Qualité française. Alors, attaqués ainsi par la Nouvelle Vague, nombreux sont ceux qui veulent à présent traiter de la jeunesse dans leurs films. Autant-Lara tourne En cas de malheur (1958), Clouzot La vérité (1960), Duvivier Boulevard (1960), Delannoy le sketch sur l’adolescence dans La Française et l’amour (1960).
Malmené lui aussi par les Jeunes Turcs des Cahiers, Marcel Carné va également tourner sa caméra vers la jeunesse avec trois films : Les tricheurs (1958), Terrain vague (1960) et Les jeunes loups (1968). Et la bonne nouvelle, c’est que Malavida ressort en salles ce film devenu rarissime.

Certes, ainsi bousculés par plus jeunes qu’eux qui veulent entrer dans la carrière et poussent pour cela les aînés vers la porte de sortie, les vieux cinéastes décident de s’intéresser au phénomène : pour eux, les jeunes écoutent du rock ‘n’ roll, passent leurs soirées à boire et se droguer et, surtout à détester les vieux. Après un générique psychédélique — autre signe du temps —, Carné démarre Les jeunes loups par un jeune homme, Alain (Christian Hay), qui, à Cannes, se protège de la pluie en se réfugiant sous une devanture de magasin. Là, se pressent plein de passants. En se mettant à l’abri, Alain bouscule un vieux. « Ah, elle est belle, la jeunesse ! », entend-il immédiatement. Ce à quoi il répond : « La jeunesse, elle vous dit merde ! »
C’est là qu’il rencontre Sylvie (Haydée Politoff) et qu’il lui propose de l’amener à Paris. Car c’est aussi la liberté qui désigne les jeunes. Ainsi, plus tard, alors qu’arrivés dans la capitale ils se retrouvent dans une boîte de nuit, The Cage, lieu emblématique de la jeunesse, Sylvie n’hésite pas, de but en blanc, à demander à Alain s’il a envie de faire l’amour. Tacitement, les soupirs se font entendre, non seulement du cinéaste mais des spectateurs un peu plus âgés que les personnages du film : Prévert n’est même plus là pour écrire les dialogues de la rencontre et la jeune femme n’a plus besoin d’avoir de beaux yeux pour attirer l’attention de son futur partenaire. Elle n’a qu’à lui poser directement la question.
Sans le sou, Alain trouve du boulot et va en parler à sa mère. « Si papa savait ça », lâche cette dernière en jetant un regard au portrait du père, « sous sa belle gueule d’apôtre et dans son cadre en bois » comme le chantait Brel à la même époque. « Ah non, s’énerve le jeune homme, ne me parle pas du percepteur ! » Là encore, Carné illustre ce qui peut servir de poncif à la jeunesse : la détestation de la génération précédente, parents compris.
Marcel Carné, on l’aura compris, filme le conflit des générations avec des torts partagés. Car, à la séquence suivante, des jeunes accompagnent d’une chanson un guitariste, tous assis sur les marches du Sacré-Cœur. Ils sont critiqués par un vieil anglais outré avant que d’être délogés par les flics.

On aurait tort d’oublier que Carné a connu d’autres combats et qu’il est aussi l’auteur du Jour se lève. Les antagonismes ne reposent pas sur les âges mais également sur les classes sociales. Sylvie a sympathisé avec le jeune chanteur (Yves Beneyton) embarqué au commissariat et elle le ramène à la boîte de nuit, siège social d’Alain et de ses copains. Alain qui est habituellement vêtu d’un costard et porte la cravate. « Qu’est-ce qu’elle fout avec un crado ? » s’exclame-t-il en voyant arriver Sylvie et le beatnick. Un personnage qui, sous des allures bohèmes, s’avèrera être un grand bourgeois.
On remarque, dans cette séquence, le regard indulgent, quasi compatissant, que porte le cinéaste sur cette jeunesse somme toute naïve, qui commande cinq cocas et deux jus d’ananas quand ses grands interprètes des années trente, les Gabin, les Jouvet, carburaient davantage à des boissons d’hommes.
Suit alors une conversation, devant justement ces digestifs d’adolescents, au cours de laquelle on sent que l’attention de Carné se fait plus politique. Les jeunes évoquent leurs parents, leur argent et leur morale et le vieux cinéaste, soudain, semble beaucoup plus proche d’eux. Il s’est toujours moqué de la morale bourgeoise et ne peut que se placer du côté de ces jeunes rebelles. Et quand arrive la question des palliatifs au spleen, le hippie explique :« La drogue c’est comme l’alcool, à la portée de n’importe quel croulant qui a du vague à l’âme. J’ai préféré la misère, la non-violence et le nirvana. »

Le cinéaste se place encore aux côtés de Christian Hay quand celui-ci vient demander un emploi à un prince (Gamil Ratib), dont il a rencontré la femme sur la route. Cette dernière étant interprétée par Élizabeth Teissier, identifiée dans le générique sous son nom complet, Élizabeth Teissier du Cros. Elle abandonnera quelques années plus tard le cinéma pour devenir une astrologue de renom, comptant parmi sa clientèle un certain… François Mitterrand. Cette séquence, ainsi que celles où interviennent Élina Labourdette et Maurice Garrel, montrent la distance que prend l’auteur avec la grande bourgeoisie.
Dans Les jeunes loups, Marcel Carné a placé un porte-parole en la personne de Roland Lesaffre, un acteur avec qui il tourne depuis 1950. En gérant de l’hôtel où viennent dormir Sylvie et Alain, il est le témoin complice, celui qui ne juge pas même s’il parfois il n’en pense pas moins.
Carné en profite pour remettre en question son propre cinéma. Pour être davantage dans l’air du temps, il filme la nudité. Certes, nue, Arletty l’avait déjà été devant sa caméra, dès 1939, et même, avant elle, Jean-Louis Barrault en 1937. Le sexe est partout, entend-on dans un dialogue, jusque dans la religion. Il y a de quoi tourner la tête au plus raisonnable. Mais le vieux monsieur qui connaît la musique sait qu’on ne peut expédier l’amour avec un grand A, celui auquel se refuse de croire son héroïne, et le confondre avec la sexualité.

D’autres rapports de force s’établissent alors, entre l’amoureuse déçue qui joue l’indifférence et le goujat. Mais ces jeunes loups aux dents longues peuvent devenir la proie des prédateurs. C’est la vie, me direz-vous, qu’elle se déroule dans les années trente ou en 1968.
Les jeunes loups racontent finalement tout autant une histoire d’amour que son époque. Quant à la fameuse séquence tournée chez Popov, dans laquelle Robert De Niro ferait de la figuration… Il faut s’accrocher pour essayer de le reconnaître mais on peut toujours tenter sa chance.
Le film fut censuré à sa sortie — « pour immoralité et insanité » — et Carné ne voulut jamais le reconnaître. Il reste aujourd’hui une curiosité, en-deçà de son travail d’avant-guerre. Le regard d’un homme de 62 ans, qui se veut sans a priori, sur une époque qui le dépasse.
Jean-Charles Lemeunier
Les jeunes loups
Année : 1968
Origine : France
Réal. : Marcel Carné
Scén. : Marcel Carné, Claude Accursi
Photo : Jacques Robin
Musique : Jack Arel, Cyril Azzam, Guy Magenta
Montage : Henri Rust
Durée : 105 min
Avec Haydée Politoff, Christian Hay, Yves Beneyton, Élina Labourdette, Maurice Garrel, Élizabeth Teissier du Cros…
Sortie par Malavida en salles, en version restaurée, le 28 septembre 2022.