Quantcast
Channel: revue versus – Le blog de la revue de cinéma Versus
Viewing all articles
Browse latest Browse all 521

Gilles Carle chez Le Chat qui fume : À voir au plus crisse !

$
0
0

Si, au Québec, le nom du cinéaste Gilles Carle est associé à un cinéma libertaire et politique, il est davantage connu chez nous pour avoir révélé le talent (et le corps sublime) de Carole Laure, une actrice qu’il dirigea dans sept films.

Bonne nouvelle pour ceux qui ont envie de réviser (et ils auront raison) : Le Chat qui fume sort en Blu-ray trois titres québécois : deux de Gilles Carle, La Mort d’un bûcheron (1973) et La Tête de Normande St-Onge (1975), et un de Denys Arcand, Gina (1975). Une belle occasion de redécouvrir Gilles Carle, dont les suppléments des deux films, grâce à Simon Laperrière, nous apportent une meilleure appréhension politique de l’œuvre du réalisateur.

Que ce soit dans La Mort d’un bûcheron ou dans La Tête de Normande St-Onge, Carole Laure incarne une jeune femme qui recherche ses parents : son père dans le premier, qui a disparu et qu’elle essaie de retrouver ; sa mère dans le second, ancienne danseuse nue ayant sombré dans la folie et que Carole enlève de l’hôpital pour l’installer chez elle.

« Elle ne peut, livre Simon Laperrière, échapper à son passé familial, comme le Québec ne peut échapper à son passé historique », faisant allusion à la séquence finale du second film, au cours de laquelle Normande est costumée à la façon des Premières Nations, les peuples autochtones du Canada.

Carole Laure dans « La Tête de Normande St-Onge »

Dans les deux œuvres, Gilles Carle ironise en instaurant un système de bascule entre le passé et le présent. Ainsi, son héroïne de La Mort d’un bûcheron s’appelle-t-elle Marie Chapdelaine, allusion directe à Maria Chapdelaine, personnage éponyme du roman de Louis Hémon, paru en 1914 et maintes fois adapté au cinéma. Entre autres par Gilles Carle en 1983, avec Carole Laure. Dans le bouquin, Maria tombe amoureuse de François Paradis. Dans La Mort d’un bûcheron, Marie va elle-même vivre avec un journaliste nommé lui aussi François Paradis (Daniel Pilon), qui se servira d’elle en la faisant poser pour des photos et des publicités dénudées.

Carole Laure et Raymond Cloutier dans « La Tête de Normande St-Onge »

« Le film, nous éclaire Simon Laperrière, prend le contrepied de Louis Hémon, qui prônait le retour à la terre. Ici, c’est le contraire. Carole Laure quitte le conservatisme rural pour la modernité urbaine (…) Elle est une femme libre dans son corps qui renvoie à la Révolution tranquille, l’équivalent québécois de mai 68. »

Libre dans son corps, Carole l’est dans les deux films, Carle nous offrant même dans La Tête de Normande St-Onge une séquence amoureuse très poussée que l’on remarque encore aujourd’hui, malgré des décennies de libération des mœurs au cinéma. De quoi s’attacher la tuque avec d’la broche parce que ça peut encore décoiffer !

Marcel Sabourin, Willie Lamothe, Daniel Pilon, Denise Filiatrault, Carole Laure et Pauline Julien dans « La Mort d’un bûcheron »

La force du cinéaste est aussi de peupler ses scénarios de personnages hauts en couleurs, joués par des acteurs qui leur donnent une sacrée épaisseur : Willie Lamothe, Denise Filiatrault ou Marcel Sabourin dans Le Bûcheron, Raymond Cloutier, Reynald Bouchard, Renée Girard ou Léo Gagnon dans Normande. Sans oublier Anne-Marie Ducharme, inoubliable dans le rôle d’une vieille voisine élevant des rats — ceux-là, domestiqués, la défendront quand les autres rongeurs attaqueront la ville.

Denise Filiatrault et Willie Lamothe dans « La Mort d’un bûcheron »

Dans cette société filmée par Carle, les jeunes prennent soin des plus âgés, lesquels se montrent ingrats. Ici, on a parfois du mal avec son identité. On se suicide, on accepte ou on se rebelle et on vit tant bien que mal sans argent. Les héros de Gilles Carle sont des paumés qui s’entraident et qui se heurtent aux remparts élevés par les puissants, à commencer par la police et la religion — Normande St-Onge ne s’est pas remise de son éducation chez les bonnes sœurs.

Bien sûr, beaucoup d’allusions se perdent pour nous, public européen, qui ne connaissons malheureusement souvent de la Belle Province que ses chanteurs et son accent. Simon Laperrière rend d’ailleurs un bel hommage à celui-ci. Il cite un beau texte de Bernard Émond, lui-même réalisateur, scénariste et producteur, qui défendit la langue du Québec, suite à la réaction stupide du public cannois à la vision de l’un de ses films, La Femme qui boit, en 2001. « Je sais que votre film est tragique, avait remarqué une spectatrice, mais quand j’entends l’accent des gens, ça me fait rigoler. »

« Je ne vous parlerai pas du film, avait-il exhorté la salle, je vous parlerai de sa langue. C’est une langue de pauvres, une langue de gens dont les ancêtres ont cultivé des terres de misère pendant 300 ans, dont les grands-parents sont remontés en ville pour se faire exploiter par des patrons anglais qui les méprisaient. La langue de pauvres de mes parents et de mes grands-parents dont j’aime la musique. Et si vous ne comprenez pas, lisez les sous-titres anglais. Regardez le film comme si c’était du serbe ou bien du chinois. »

Reynald Bouchard et Carole Laure dans « La Tête de Normande St-Onge »

Dans les deux Blu-rays du Chat qui fume, La Mort d’un bûcheron et La Tête de Normande St-Onge peuvent être regardés avec ou sans sous-titres français. Mais quel dommage d’utiliser les sous-titres, quel affront. Si certaines expressions échappent au public français, parce que trop typiques, ce n’est pas grave, les deux films sont suffisamment beaux et nous touchent si profondément qu’on peut aisément se dispenser de ce superflu que représentent ces petits mots qui courent au bas de l’écran.

Jean-Charles Lemeunier

« La Mort d’un bûcheron » et « La Tête de Normande St-Onge », deux films de Gilles Carle sortis en Blu-rays par Le Chat qui fume le 31 décembre 2022.


Viewing all articles
Browse latest Browse all 521

Trending Articles