
Les critiques français ont parfois fâcheusement tendance à rapidement étiqueter ce qui mérite davantage d’attention. C’est ainsi que le film de Maurizio Lucidi, La vittima designata (La Victime désignée, 1970), est classé comme un giallo, genre codifié s’il en est, alors qu’il est plus sûrement un thriller prenant pour base de départ une thématique empruntée à Patricia Highsmith. Personne n’a oublié l’échange de meurtres entre deux personnes qui ne se connaissent pas dans L’Inconnu du Nord-Express et le traitement qu’en avait fait Alfred Hitchcock. Le « Je tue ta femme et, en échange, tu tues mon père » se change ici en « Je tue ta femme, tu tues mon frère » et le personnage qui propose cela au héros (Tomas Milian), incarné par Pierre Clémenti, est tout aussi trouble, attirant et effrayant, avec une personnalité complexe passionnante à étudier, que ne l’était Robert Walker dans le film de Hitchcock.
Inédit, le film est sorti pour la première fois en DVD et Blu-ray, dans sa version intégrale, chez Frenezy, un éditeur qui a déjà inscrit à son catalogue quatre genres qui nous intéressent fortement : le western, le giallo, l’horreur et les films de mafia. Soit, dans toute sa splendeur, le cinéma populaire italien, ainsi que le désigne dans un bonus le directeur de programmation de la Cinémathèque française, Jean-François Rauger.
La Victime désignée est tout à la fois l’histoire d’une machination et la description d’une emprise. Il faut dire que le personnage joué par Clémenti est haut en couleurs, avec des phrases telles que : « L’absolu n’est jamais raisonnable. » Face à lui, Milian joue à la perfection, tout en retenue, quelqu’un de faible qui se confronte à un être charismatique. Lucidi et son directeur de la photo Aldo Tonti se servent à merveille des décors de Venise, où a lieu la rencontre — l’action se déroule à Milan, Venise et au bord du lac de Côme —, une Venise hivernale embrumée qui donne aux séquences un caractère irréel.
Ici, la police n’est pas stupide ou impuissante, comme on la dépeint souvent au cinéma mais elle poursuit au contraire son enquête dans l’ombre, ainsi qu’elle le faisait déjà dans Plein soleil, autre film tiré de l’œuvre de Patricia Highsmith. Le commissaire (Luigi Casellato) est loin d’être un incapable et, puisqu’il y a meurtre, sa recherche de la vérité sera inexorable. Mais plus que la trame policière, dominent alors la machination et le piège qui se resserre.

Alors qu’il n’est pas reconnu pour ses qualités de mise en scène, Maurizio Lucidi signe un très beau travail. Ce qui fait d’ailleurs dire à Jean-François Rauger qu’il faut peut-être aller chercher la qualité d’un tel film du côté d’un de ses nombreux scénaristes, Aldo Lado. Quoi qu’il en soit, beaucoup de plans sont recherchés et l’on remarquera ainsi celui de Pierre Clémenti dans son palais vénitien. Lequel Clémenti porte d’ailleurs dans le film le nom de Tiepolo, qui est aussi celui d’un célèbre peintre vénitien. Assis devant la peinture d’une Vénus allongée nue sur son lit, la tête de Clémenti vient se caler admirablement au centre du tableau. Dans cette même séquence, la caméra s’approche de la fenêtre dont la vitre est décorée à la façon d’un vitrail et filme, à travers un rond, la basilique Santa Maria della Salute qui se trouve en face de l’immeuble, de l’autre côté du Grand Canal. Cathédrale qui doit être le lieu d’origine d’un prochain meurtre.
Protagoniste mystérieux, Tiepolo semble souffrir d’une blessure profonde dont on ne saura rien, une cicatrice intérieure pour reprendre le titre d’un film de Philippe Garrel dans lequel jouait déjà Pierre Clémenti. Il est fantasque, charmeur, inquiétant, manipulateur et le personnage doit beaucoup à la personnalité de son interprète. Acteur typique du cinéma d’auteur (Buñuel, Pasolini, Garrel, Jancso, Makavejev, Rocha, Bertolucci, Cozarinsky), Clémenti retrouvait là Tomas Milian, avec qui il avait tourné l’année précédente Les Cannibales de Liliana Cavani. Ce partenaire vient d’un tout autre genre, le cinéma populaire qu’il a traversé dans sa totalité, du western spaghetti au giallo et autre poliziottesco. Lucidi retranscrit parfaitement la relation équivoque qui s’établit entre l’aristocrate Tiepolo et Stefano Argenti, qui travaille dans la publicité et, donc, la société de consommation. Leurs noms ne sont d’ailleurs pas dus au hasard. On l’a vu, Tiepolo est le nom d’un artiste. Celui d’Argenti renvoie directement à ce qui est important pour le personnage : le pognon !

Lorsque Tiepolo reparle du marché qu’il a lui-même imposé à Stefano, un meurtre contre un autre meurtre, il a cette phrase étonnante qui représente bien toute l’ambiguïté d’un tel personnage : « Tu dois tuer par amitié et non par haine. » Stefano bien sûr se révolte et refuse. « J’adore, lui lance Tiepolo, le mélodrame mais je déteste l’opéra-bouffe. » L’aristocrate, qui s’essaie au crime par ennui et parce qu’il ne l’a jamais essayé, rejoint Thomas De Quincey et son De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, un livre paru en 1854.
Peut-on alors lire dans La Victime désignée une allégorie de la création artistique ? L’artiste est radical et fou et la gratuité de ses gestes n’en est que plus fascinante !
Ajoutons que La Victime désignée est sans doute le dernier film tourné en Italie par l’acteur français puisque c’est en 1971 que Pierre Clémenti sera arrêté pour détention et usage de stupéfiants et incarcéré. Après deux prisons italiennes, il sera relâché et expulsé du pays.
Quant à Tomas Milian, signalons encore que c’est lui qui interprète la chanson du générique, The Shadow of the Dark.
Jean-Charles Lemeunier
La Victime désignée
Année : 1970
Titre original : La vittima designata
Origine : Italie
Réal. : Maurizio Lucidi
Scén. : Fulvio Gicca, Augusto Caminito, Maurizio Lucidi, Aldo Lado, Antonio Troiso, Fabio Carpi, Luigi Malerba
Photo : Aldo Tonti
Musique : Luis Enriquez Bacalov
Montage : Alessandro Lucidi
Durée : 96 min
Avec Tomas Milian, Pierre Clémenti, Katia Christine, Luigi Casellato, Marisa Bartoli…
Sorti en DVD et Blu-ray par Frenezy Éditions le 29 avril 2022.
Le Blu-ray comprend une option exclusive : la version courte du film en vf, d’une durée de 89 minutes.