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« La Cible » de Peter Bogdanovich : Coup d’essai, coup de maître

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Ce n’est un secret pour personne, en tout cas pas pour ceux qui s’intéressent au cinéma américain tel qu’on le concevait chez le producteur Roger Corman : Peter Bogdanovich était un cinéphile. Ce que prouve son premier film, Targets (1967, La Cible) dont on se réjouit de voir la sortie en DVD et, pour la première fois en Blu-ray, par Carlotta.

Enfin, plutôt son premier vrai film. Car, auparavant, Corman l’a fait travailler (et signer) du matériel récupéré de l’Union soviétique. C’est ainsi que du même film soviétique, Planeta Bur de Pavel Klushantsev, Curtis Harrington a réalisé Voyage to the Prehistoric Planet et Peter Bogdanovich Voyage to the Planet of Prehistoric Women. Harrington et Bogdanovich ont rajouté des séquences jouées par des acteurs américains, Basil Rathbone et Faith Domergue pour Harrington et la sculpturale Mamie Van Doren pour Bogdanovich.

Mais revenons à Targets. Dans un bonus, Bogdanovich décrit la manière de travailler de Corman. Le mythique Boris Karloff lui devant encore deux jours de tournage, Corman refile l’acteur à Bogdanovich et une partie d’un film qu’ils ont tourné ensemble en 1963, The Terror (L’Halluciné), sur lequel ont également œuvré Francis Ford Coppola, Monte Hellman et Jack Nicholson. Le cinéaste ajoute encore que le scénario qu’il avait écrit avec sa femme Polly Platt a entièrement été consolidé, réécrit, rebâti avec force par le grand Sam Fuller qui refusa d’apparaître aux crédits.

Boris Karloff

Targets s’ouvre donc sur la fin d’un film gothique, The Terror, avant de montrer un Boris Karloff fatigué de ses rôles dans le cinéma d’horreur — dans Targets, il se nomme Byron Orlok et… est acteur de film d’horreur. Cette mise en abyme se renforce par une histoire totalement dans l’air du temps, avec un jeune homme bien éduqué (Tim O’Kelly) qui, soudain, a pour projet d’utiliser les nombreuses armes en sa possession. Les tueries de masse, malheureusement très habituelles aujourd’hui, n’en sont alors qu’à leur début et Byron Orlok montre à son réalisateur (joué par Peter Bogdanovich), coupure de presse à l’appui, que l’époque est en train de changer, que l’horreur ne peut plus être gothique. Il est évident que le massacre d’Austin, perpétré par Charles Whitman en 1966 (soldé par 16 morts et 32 blessés), est encore dans toutes les mémoires.

Targets va plus loin. En confiant le rôle du père du jeune homme dérangé à James Brown, l’acteur qui jouait dans la série Rin Tin Tin celui du père du jeune héros toujours flanqué de son fidèle clébard, c’est un avertissement qui est lancé à l’Amérique : ses enfants dérivent à cause de l’éducation stricte qu’ils ont subie. Dans un autre supplément, Jean-Baptiste Thoret souligne avec justesse combien sont étouffants et claustrophobiques les plans avec lesquels Bogdanovich filme l’univers familial.

James Brown, Tim O’Kelly, Tanya Morgan et Mary Jackson

Il ne faut bien sûr rien dévoiler, sinon dire que tout ce qui va se passer est d’une précision telle que ces séquences sont à tout jamais marquantes.

Si le désenchantement règne, il s’accompagne de beaucoup d’humour. Ainsi Orlok, à l’issue de la projection de The Terror — le film est nommé —, sourit et avoue que « c’est gentil » mais qu’il n’a pas aimé. On se moque donc d’une production Corman (The Terror) dans une autre production Corman (Targets). « Je suis une antiquité ringarde, un anachronisme… », remarque encore Orlok qui ajoute : « Le monde appartient aux jeunes. » Toute cette partie du film qui parle de cinéma est évidemment truffée de double sens. Et Bogdanovich, qui vénère le cinéma classique, en profite pour montrer, sur un écran de télévision, des passages de The Criminal Code (1931) de Howard Hawks, un film dans lequel jouait le vrai Boris Karloff. Ce qui attire le commentaire du jeune réalisateur interprété par Bogdanovich : « Tous les bons films ont déjà été faits. » Le cinéaste rend également hommage aux obscurs du métier, comme dans ce passage où il filme les gestes précis d’un projectionniste dans sa cabine.

Peter Bogdanovich et Nancy Hsueh

C’est donc une évidence que Bogdanovich va jouer sur les deux tableaux : rendre hommage au cinéma qu’il adore et innover en restant proche de son époque, ce qu’il a appris auprès de Roger Corman et de ses films de motards, type The Wild Angels (1966, Les Anges sauvages), sur lequel Bogdanovich a été assistant-réalisateur.

Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis à la même époque — il n’y a qu’à lire les propos de Woody Allen qui dit que tous les cinéastes américains voulaient que leurs films ressemblent à ceux qui étaient produits en Europe —, Bogdanovich est foncièrement américain et, ici, ses modèles le sont aussi. Il filme donc les étendues de Los Angeles, ville horizontale, les drive-in et n’a pas peur d’interrompre une séquence qui pourrait être pathétique — la saoulerie d’Orlok et de son réalisateur après les aveux du vieil acteur comme quoi il est fatigué du métier — par de l’humour. Ainsi, le personnage joué par Bogdanovich, complètement bourré, se couche à côté d’Orlok. Quand il se réveille, il se demande où il est, tourne la tête, voit Orlok endormi à ses côtés et… sursaute. Orlok se réveille parce qu’on tape à la porte, il se lève, passe devant un grand miroir et… sursaute.

Tim O’Kelly

Si la Mort a rendez-vous avec sa victime à Samarra — Orlok raconte cette histoire —, dans Targets, c’est dans un drive-in qu’elle donne rendez-vous. Parfaitement maîtrisées, les séquences au cours desquelles le tueur vise ses victimes, que ce soit en bordure d’autoroute ou dans le drive-in, restent aujourd’hui passionnantes. Bogdanovich multiplie les plans inoubliables — le double Karloff, le parking — et montre là, dès ce coup d’essai, qu’il signe un coup de maître.

Jean-Charles Lemeunier

La Cible
Année : 1967
Origine : États-Unis
Titre original : Targets
Réal. : Peter Bogdanovich
Scén. : Peter Bogdanovich, Polly Platt (et Samuel Fuller, non crédité)
Photo : Laszlo Kovacs
Montage : Peter Bogdanovich
Prod. : Roger Corman
Distribution : Paramount
Avec Boris Karloff, Tim O’Kelly, Peter Bogdanovich, Nancy Hsueh, James Brown…

Sortie en DVD et Blu-ray (inédit) par Carlotta Films le 19 septembre 2023.


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