Tourné en 1965 dans un beau noir et blanc, Obchod na korze (Le Miroir aux alouettes) ressort en salles grâce à Malavida, un éditeur qui nous donne l’occasion de découvrir des films en provenance des pays de l’ancien bloc soviétique ou de Suède. Cette fois, c’est donc de Tchécoslovaquie que nous provient ce film intéressant réalisé par Ján Kadár et Elmar Klos.
Le récit s’ouvre sur des cigognes nichant sur un toit, volatiles qui, suivant les pays, peuvent désigner la prospérité, les âmes des morts ou, comme en Ukraine, la pauvreté et la petitesse des habitants des villages. Dans le cas présent, elles ne semblent pas se préoccuper de ce qui se passe dans les rues, en-dessous d’elles.
C’est qu’il s’en passe des choses… Le film s’ouvre sur un dimanche dans une petite ville slovaque, avec la fanfare, les familles qui se promènent et se toisent, etc. Un carton nous prévient immédiatement : « Après l’occupation de la Tchécoslovaquie par les armées d’Hitler et la création d’un état slovaque autonome, le régime de Tiso s’empressa d’adopter les lois raciales de Nuremberg. Nous sommes en 1942. »

Nous allons faire ensuite connaissance avec le héros de l’histoire, Tono (Jozef Króner), un menuisier sans emploi qui refuse de travailler pour les nouveaux maîtres du pays et regarde d’un air maussade la construction d’une gigantesque tour en bois, symbole de la dictature. Tono est d’autant plus mal loti que son propre beau-frère, Markus (Frantisek Zvarík), est le chef des miliciens qui dirigent la ville.
Un soir, Markus propose à Tono de devenir « l’aryanisateur de la boutique de la vieille Lautmann ! » Madame Lautmann est une veuve qui tient une mercerie et qui a le désavantage d’être juive. L’aryanisateur est en droit de lui prendre sa boutique et d’en profiter. Donc, de s’enrichir !
« Tu as déjà vu un coq se retenir de chanter le matin ?, clame Markus. Nous, c’est pareil. Nous allons de l’avant et lançons nos cocoricos (…) Puisque Dieu et le Führer nous ordonnent de nous enrichir, c’est maintenant ou jamais. »

Tout se passe comme si l’ignoble Markus se satisfaisait d’un jeu de mot qui n’existe pas dans sa langue, celui de transformer son bon à rien de beau-frère en bon Aryen.
Tono se rend donc chez madame Lautmann et découvre une adorable vieille dame (Ida Kaminska, géniale), sourde comme un pot et qui le prend pour son commis. Le film bascule soudain dans la comédie douce-amère car l’on comprend que la communauté juive a mis en place un système infaillible. Le commerçant continue de travailler et son aryanisateur est payé par les cotisations de la communauté.
« Les choses ont parfois deux versants, explique-t-on à Tono, et un mal peut mener à un bien. »

Madame Lautmann sera tranquille dans son magasin et Tono touchera une rémunération. On pense soudain au film de Martin Ritt, The Front (1976, Le Prête-nom), dans lequel, en pleine période maccarthyste, Woody Allen accepte de signer les scénarios d’un ami écrivain mis sur la liste noire pour ses idées progressistes. Comme dans Le Miroir aux alouettes, l’un continuera à travailler anonymement et l’autre gagnera de l’argent pour un boulot qu’il n’accomplit pas.
Le fait que cela se passe dans une petite ville où tout le monde se connaît atténue l’horreur et rend les miliciens ridicules, comme le sont les fascistes dans Amarcord de Fellini. Ridicules et, malgré tout, effrayants.
Car voilà que, soudain, tout s’emballe et que les néo-nazis raflent l’ensemble des familles juives. À travers cet épisode tragique de la Seconde Guerre mondiale, le film s’attache à suivre les réactions et les sentiments d’un non-Juif qui ne peut pas ne pas se sentir concerné par le malheur de personnes qui sont ses voisins, ses amis.

L’extérieur se met soudain à prendre une importance terrible. Enfermé dans le magasin avec la vieille dame, Tono entend l’appel des noms juifs par les miliciens. La séquence dure, impitoyable et ce qui retentit devient aussi terrifiant que dans La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, où le camp d’Auschwitz n’est présent que par le son.
Avant l’énumération des noms, on entend également la voix de Markus : « Juifs, écoutez ! Nos lois sont altruistes. Avoir une religion différente n’est pas motif de poursuites. Mais nous punirons impitoyablement quiconque s’oppose à la loi, qu’il soit Juif ou non. C’est à vous de décider. »

C’est dire si Le Miroir aux alouettes est un film puissant, qui traite à la fois de problèmes internes qui nous dépassent, nous spectateurs français — les ressentiments entre les Tchèques et les Slovaques, réunis dans un même pays à l’époque de la réalisation du film — et d’un génocide dont il faut continuer à se souvenir. Le scénario étudie également la réaction de gens simples face à une dictature, quelle qu’elle soit. « Lorsque les lois se mettent à nuire aux innocents, c’est fini », regrette le barbier juif.

Tout se passe comme si Kadár et Klos se mettaient à distance de leurs personnages. Ne les jugeant pas mais les regardant de la même manière qu’un entomologiste observe des fourmis. Ou de cigognes plongeant, des toits où elles nichent, leurs regards dans les rues. Tout en réussissant à faire naître l’émotion.
Visuellement, les deux cinéastes nous offrent plusieurs plans remarquables, jouant beaucoup des reflets. Ainsi, comme lorsque Markus, depuis le trottoir, se mire dans la vitrine de la boutique où se cache Tono ou le visage du même Tono, vu à travers la vitre, avec le reflet du monument nationaliste.
Le Miroir aux alouettes a obtenu l’Oscar 1967 du meilleur film en langue étrangère et Ida Kaminska (Mme Lautmann) a été nommée pour la meilleure actrice (c’est Elizabeth Taylor qui l’a finalement reçu pour Qui a peur de Virginia Woolf ?).
Jean-Charles Lemeunier
Le Miroir aux alouettes
Année : 1965
Origine : Tchécoslovaquie
Titre original : Obchod na korze
Réal. : Ján Kadár, Elmar Klos
Scén. : Ladislav Grosman, Elmar Klos, Ján Kadár
Photo : Vladimír Novotný
Musique : Zdeněk Liška
Montage : Diana Heringova, Jaromír Janácek
Durée : 125 min
Avec Ida Kaminska, Jozef Króner, Hana Slivková, Martin Hollý, Adám Matejka, Frantisek Zvarík…
Sortie en salles par Malavida le 5 février 2025.