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« Cavanna » de Denis et Nina Robert : Ni bête ni méchant

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Cavannaaffiche 

Portrait n’est pas vraiment le mot qui convient. Le sous-titre du documentaire que le journaliste Denis Robert et sa fille Nina consacrent à Cavanna en dit d’ailleurs un peu plus : Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai. Car c’est bien à l’écrivain que s’intéressent les Robert, au « polygraphe » un peu plus qu’à cette « figure tutélaire des derniers  journaux vraiment libres de ce pays ». Malgré la soixantaine de bouquins et les milliers de chroniques, ce n’est qu’à quelques titres que veulent se cantonner les auteurs du film. Ainsi, au cours d’une discussion, Denis Robert mentionne-t-il des romans historiques signés par Cavanna, sans citer leurs noms. « Ceux-là aussi, tu les assumes ? » questionne-t-il en substance. Et Cavanna acquiesce, de ses beaux yeux tristes et, malgré tout, toujours plus grands que le ventre, puis de sa bouche surmontée de cette jolie moustache blanche immaculée, tout autant que l’est sa tignasse. Il faudra donc faire avec. Le père François défend tout autant ses Ritals, ses Russkoffs et ses encyclopédies bêtes et méchantes que ses six tomes de Mérovingiens ou ses Aventures de Napoléon.

Cavanna disparaît le 29 janvier 2014, environ un an avant les tueries de Charlie Hebdo, un journal qu’il avait créé avec le Professeur Choron. Quelques mois auparavant, Denis et Nina Robert décident de l’interviewer sur plusieurs séances et de le filmer. Ce qui semble plus intéresser les deux auteurs, c’est donc l’écriture romanesque du grand monsieur. Même s’ils évoquent Hara-Kiri et Charlie, les polémiques allumées par les deux larrons, Choron et Cavanna, et leurs copains, même s’ils illustrent d’extraits d’émissions ou de unes de journaux, c’est avant tout à l’écrivain qu’ils posent des questions. D’où le surtitre.

 

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François Cavanna et Denis Robert

 

Au moment de ces discussions souvent à bâtons rompus, Cavanna est un homme usé, souffrant de cette maladie, Parkinson, dont il n’aime pas parler. Il évoque en revanche l’immortalité à laquelle l’Homme va tôt ou tard accéder. Cette immortalité qui le séduit tant et qui lui permettrait d’écrire encore et toujours. « Et de continuer à faire chier le monde », ajoute malicieusement Siné. Cavanna est également un discret qui, au contraire du fier Sicambre à qui Clovis demandait de courber la tête, n’aime pas brûler ce qu’il a adoré. Denis Robert évoque le procès qui a opposé Cavanna et Choron et le vieil homme n’en parle que du bout des lèvres. C’est à Delfeil de Ton que revient le mérite de raconter cette histoire douloureuse.

Les différents entretiens qui émaillent le film — Delfeil, Willem, Siné, Sylvie Caster, Virginie Vernay, etc. — brossent un portrait hagiographique qui aurait vraisemblablement gêné le principal intéressé. Sans doute aurait-il été judicieux de faire entendre d’autres sons de cloche puisque, c’est entendu, tant pour les auteurs que pour les spectateurs, Cavanna est un grand qui mérite tous ces hommages. On aurait également aimé un grand document sur le parcours de François Cavanna, son goût pour la lecture, son passage obligé par le STO et la période de la guerre, sa participation au magazine Zéro puis l’arrivée de Choron et les années épiques d’Hara-Kiri et Charlie Hebdo. Enfin, le premier roman suivi du suivant suivi du suivant. Et les combats écolos et ceux contre la drogue, qui lui a pris sa petite-fille. Nina et Denis Robert préfèrent à la rétrospective les dernières  images de Cavanna, émouvantes, comme le sont également celles de ses funérailles au Père-Lachaise, témoignages d’anonymes et de gens connus. Parmi ces derniers, Delfeil de Ton, Siné ou l’éditeur Jean-Marie Laclavétine. Mais aussi les présences incontournables, tout au long du film, de Cabu, Charb et Wolinski, assassinés un an après.

 

Cavanna par Baumann

 

L’ombre de la mort, c’est une évidence, flotte sur le film comme elle devait déjà flotter au moment des entretiens. Alors, dans tous les extraits d’émissions montrés, Nina et Denis choisissent de désigner les morts par un petit symbole muni de deux ailes. Si, par exemple, au cours d’un show télévisé, Cavanna se retrouve aux côtés de Brassens à la guitare, en train de chanter Le roi des cons avec Maxime Le Forestier, Georges Moustaki, François Béranger et Marcel Amont, seuls Brassens, Béranger et Moustaki, les trois disparus, ont droit au petit symbole muni de deux ailes. Les autres ne sont ni désignés ni nommés.

Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai a un autre mérite, mentionné par Denis Robert en voix off au début du métrage. Il a parlé de son projet de tourner un film sur Cavanna à sa trentaine d’étudiants en journalisme. Quand il leur a demandé qui le connaissait, seuls cinq ont levé la main. Et encore, regrette-t-il, quatre serait plus juste car le cinquième le confondait avec l’humoriste québécois Anthony Kavanagh. Il y avait donc urgence à filmer le bonhomme, urgence à redire tout le bien que l’on pensait de lui.

« Dieu n’existe pas, remarquait Charb au Père-Lachaise. Cavanna, oui ! » Quelle meilleure conclusion ?

Jean-Charles Lemeunier

Cavanna – Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai

Origine : France

Année : 2015

Réalisateur : Denis  et Nina Robert

Scénario : Denis  et Nina Robert

Photo : Pascal Lorent, Nina Robert

Musique : Léo Vincent

Montage : Nina Robert

Durée : 1h30

Avec François Cavanna, Delfeil de Ton, Siné, Sylvie Caster, Virginie Vernay…

Double DVD édité par Blaq Out le 15 décembre 2015

 


Bach Films : Italie années quarante

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Lucrezia

Forcément, les éditeurs qui ont de la suite dans les idées, on les aime ! Prenez Bach Films : après avoir rendu un hommage conséquent à Tinto Brass, après avoir sorti une dizaine de films italiens introuvables, de l’époque du muet à l’immédiat après-guerre, voici qu’est mise sur le marché une nouvelle série made in Italy composée de quatre films, tous tournés à la fin de la période fasciste. Deux sont réalisés par des Allemands – dont un avec un coup de main de Jean Renoir – et deux par des Italiens : Lucrezia Borgia (1940, Lucrèce Borgia) de Hans Hinrich, Tosca (1941, La Tosca) de Carl Koch et Jean Renoir, La bisbetica domata (1942, La mégère apprivoisée) de Ferdinando Maria Poggioli et Un garibaldino al convento (1942, Un garibaldien au couvent) de Vittorio De Sica. Et tous sont passionnants par les relations ambiguës qu’ils tissent entre l’Histoire (la Renaissance, Bonaparte, Garibaldi) et la réalité contemporaine, entre le récit lui-même et le régime de Mussolini : ainsi, dans La mégère apprivoisée qui est adaptée à l’époque moderne, le héros est-il baptisé L’Américain, parce qu’il arrive de là-bas. N’oublions pas que l’Italie est alors en guerre contre les États-Unis. De même que, dans Tosca et Un garibaldien, les héros sont pro-français et résistent au pouvoir en place.

Ce sous-texte politique va encore plus loin avec Lucrèce Borgia. La réalisation en a été confiée à l’Allemand Hans Hinrich qui, malgré ses origines juives, a poursuivi son travail dans un pays dirigé par les nazis. Quand il se décide à passer en Italie, il connaîtra encore quelques soucis avec le régime fasciste. Le personnage de Lucrèce Borgia, que l’on sait avoir été sous la coupe de son père le pape Alexandre VI et sous celle, encore plus cruelle, de son frère César, est, dans le film de Hinrich, surveillée étroitement par un mari jaloux. Comme Hinrich lui-même devait se sentir surveillé, autant par les hitlériens que par les mussoliniens. On n’en est pas à une psychanalyse de bistrot près : si, devant la caméra de Riccardo Freda, Hans Hinrich endosse la défroque du policier Javert dans la version des Misérables (L’évadé du bagne) tournée en 1947, n’est-ce pas encore une parabole qu’il dessine entre le parcours du flic de Hugo et le sien propre ? Né en prison, Javert est devenu gardien de l’ordre comme Hinrich, né juif, qui dut travailler main dans la main avec des antisémites. Le cinéaste place son Lucrèce Borgia chronologiquement après le Lucrèce Borgia (1935) d’Abel Gance. Chez ce dernier, l’héroïne à qui Edwige Feuillère donne toute sa splendeur est encore dominée par son frère. Dans le film de 1940, incarnée par Isa Pola, elle a derrière elle sa réputation d’empoisonneuse et est à présent mariée au duc d’Este (Nerio Bernardi). En guise de clin d’œil à Gance, Hinrich invente un concours d’apnée juvénile entre la jeune Lucrèce (qui a tout juste une vingtaine d’années à l’époque de ses noces avec Alfonso d’Este) et sa copine Barbara (Pina De Angelis). Les deux jeunes femmes ne portent qu’une petite culotte en guise de vêtements et doivent rester le plus longtemps possible sous l’eau d’un bassin. On pense évidemment à la magnifique séquence impudique tournée par Gance cinq ans plus tôt, dans laquelle la belle Edwige exhibait dans sa quasi totalité un corps impeccable. Ici, on ne voit bien sûr plus grand chose. Les deux filles plongent de dos et, quand elles émergent de l’eau, ne sortent la tête que jusqu’aux épaules. Nouvelle réminiscence : celle de Claudette Colbert qui, dans son bain de lait d’ânesse du Signe de la croix (1934, Cecil B. DeMille), laissait apparaître la pointe d’un sein. Ici, Isa Pola le fait également, dans une version très édulcorée du fameux et ultérieur Boys, Boys, Boys de Sabrina. Elle sautille dans l’eau fugitivement et donne l’idée que…

 

Lucrezia 2

 

Lucrèce joue sur plusieurs tableaux. D’un point de vue du scénario, on l’a vu, le film est riche comme le sont les images d’Otello Martelli, futur grand chef op’ de Rossellini et Fellini, qui s’appuie sur le luxe des costumes et des décors. Fellini s’amuse même à donner le nom de Martelli à l’un des scouts méritants des Tentations du docteur Antoine, son sketch de Boccace 70 en 1962. Ce Martelli méritant compose ici une photo admirable, notamment dans les scènes de fonderie à l’éclairage digne des gravures d’époque. Signé Eraldo Da Roma, un chanteur d’opéra reconverti dans le cinéma, le montage est tout aussi moderne, qui s’amuse avec les dialogues, faisant annoncer son score à l’un des deux spadassins qui jouent aux dés (« 18 ») pour passer immédiatement à une discussion entre Lucrèce et Barbara : « 18 ? » Il s’agit là de l’âge de Barbara.

 

Tosca

 

Pour La Tosca, Jean Gili, spécialiste du cinéma transalpin, explique dans un bonus que Jean Renoir a sans doute été amené à Rome par celui qui fut son assistant sur Les bas-fonds et Une partie de campagne, Luchino Visconti. Un autre assistant de Renoir, qu’il a côtoyé sur La grande illusion, La Marseillaise et La règle du jeu, Carl Koch, fait sans doute partie du voyage, accompagné par sa femme Lotte Reiniger, avec qui il a réalisé le film d’animation Les aventures du prince Achmed (1926). Ami de Bertolt Brecht et situé à gauche sur l’échiquier politique, Koch a été contraint de fuir son pays. Lorsque la guerre est déclarée entre la France et l’Italie en 1940, Renoir quitte le film – sur lequel il n’avait visiblement que peu travaillé – et en laisse la réalisation à Koch. Visconti et Reiniger sont crédités comme assistants. Quant à Michel Simon, s’il reste au générique du film et s’installe à Rome pour un temps, c’est que, rappelle Gili, il a la nationalité suisse.

Tiré de l’opéra de Puccini et de la pièce de Victorien Sardou, Tosca n’est pas, comme le sera plus tard le film de Benoît Jacquot, une adaptation filmée de la scène. A peine cette version comporte-t-elle quelques chansons. Elle n’en reste pas moins étonnante vu son sujet et la période qui l’a vu naître. Nous sommes en 1800 et Rome est sous le joug des souverains des Deux-Sicile, soutenus par les Anglais et en butte aux Français. En parallèle avec ce qui se passe 140 ans plus tard, les cartes sont complètement brouillées puisque l’Italie vient de déclarer la guerre à la France, soutenue par les Anglais. Or, les héros de Tosca sont pro-Français. Mais ils s’opposent aux Anglais. Circonstance aggravante : le chef de la police joué par Michel Simon, le méchant de l’histoire à qui l’acteur confère beaucoup de profondeur, n’hésite pas à recourir à la torture, méthode approuvée tout à la fois par les nazis et leurs alliés fascistes et franquistes – et, ne l’oublions pas, le film est une coproduction italo-espagnole, qui met en avant au moins trois acteurs hispanophones : l’Argentine Imperio Argentina, les deux ibériques Juan Calvo et Nicolas Diaz Perchicot. Là encore, les résonances politiques sont troublantes. Face au couple formé par Imperio Argentina et Rossano Brazzi, Michel Simon est, une fois de plus, impérial.

 

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Dans l’adaptation moderne de La mégère apprivoisée qui conserve les personnages de Shakespeare, Petruccio (Amedeo Nazzari) est donc L’Américain qui va mettre au pas l’insupportable Caterina (Lilia Silvi). Jean Gili, dont les commentaires sont toujours enrichissants, reconnaît alors que le courant néo-réaliste n’est pas né d’une génération spontanée et, qu’avant Rossellini, De Sica, De Santis, Lattuada, existaient des cinéastes qui avaient commencé à creuser le sillon. Il insiste sur l’importance de Ferdinando Maria Poggioli, qui signe cette Mégère et qu’on a complètement oublié de nos jours. Si le film cultive un aspect pré-néo-réaliste avec ses vues de Rome, il annonce également un autre courant, celui de la comédie italienne, lequel s’est beaucoup nourri par la suite du néo-réalisme. Ainsi, lors de la séquence de l’alerte – étonnante parce qu’il est rare qu’on en parle dans les films de cette époque, si ce n’est du côté des Américains, chez Lang par exemple -, tandis que l’aviation alliée bombarde Rome et que les héros se sont réfugiés dans un abri souterrain, une troupe de théâtre poursuit la pièce qu’elle était en train de répéter. On ne peut que penser aux Nouveaux monstres (1977) et à la mémorable scène de l’enterrement dans le sketch signé par Ettore Scola. Dans des funérailles ou sous un bombardement, l’Italien ne se refait pas, à plus forte raison s’il est artiste : il est toujours en représentation !

 

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Le Garibaldien au couvent dont il est question dans le film de De Sica nous plonge dans une autre époque où, là encore, le sentiment pro-Français est très présent. Dans un collège de jeunes filles tenu par des religieuses, le cinéaste s’amuse à montrer les petits défauts de ces demoiselles, les jalousies et les particularités de chacune, comme cacher un cochon d’Inde ou rapporter systématiquement les ragots. À noter que les deux rôles principaux sont tenus par l’Italienne Carla Del Poggio et l’Espagnole Maria Mercader, preuve d’une nouvelle coproduction entre les deux pays. Maria Mercader qui, pour l’anecdote, deviendra Mme De Sica. Dans ce microcosme charmant et assez anodin, le drame guette et De Sica, avec tout le talent qu’on lui connaît, parvient sans fausse note à faire glisser son récit de l’un à l’autre. Non seulement il maîtrise son passage à la gravité, mais il est capable d’ajouter, ci et là, quelques détails qui prouvent qu’il n’est pas dupe de ce que lui réserve l’avenir. Invité dans le collège – le couvent du titre – pour la fête de fin d’année, le gouverneur félicite les soldats à la recherche des partisans garibaldiens. Lorsque les hommes de Garibaldi, menés par Nino Bixio (joué par De Sica) viennent s’emparer du couvent, le gouverneur n’hésite pas et les félicite à leur tour. Annonçant en cela tous les résistants de la dernière heure qui, après avoir prêté allégeance au pouvoir en place, sont allés applaudir le débarquement des libérateurs. Et, à n’en pas douter, l’arrivée des troupes américaines en Italie a dû ressembler à celle des garibaldiens au couvent. Après ce film, De Sica va réaliser I bambini ci guardano (1943, Les enfants nous regardent), un des films officiellement reconnus comme étant précurseurs du néo-réalisme. Il est temps de tourner la page de l’Italie des années quarante. Cinq ans encore et Rossellini lancera sur les écrans Allemagne année zéro. Une nouvelle époque est née !

Jean-Charles Lemeunier

 Quatre films italiens édités par Bach Films depuis le 18 novembre 2015
 

Coffret Ed Wood : Vive la nanarchie !

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coffret ed wood

Si seulement deux détails étaient à inscrire au compteur d’Edward D. Wood Jr, ce serait d’avoir réalisé le plus mauvais film de l’histoire du cinéma américain et d’avoir été au coeur d’un excellent métrage de Tim Burton. En proposant un coffret qui contient, non pas l’intégralité de l’oeuvre du cinéaste, ce qui serait quasiment impossible à réaliser, mais dix de ses principales réalisations – pour La fiancée de la jungle d’Adrian Weiss, il n’est que le scénariste –, auxquelles s’ajoutent quelques courts, Bach Films offre un royal cadeau à tous les aficionados de Wood, qui sont nombreux, mais également à tous les curieux qui ne demandent qu’à découvrir le bonhomme. Nombreux, les aficionados ? Il n’y a qu’à se reporter au Pire bonus de tous les temps pour s’en rendre compte. Réalisé par Carine Bach et Yannick Delhaye, on y croise en effet Hideo Nakata, Guy Maddin, Marc Caro, Lucile Hadzihalilovic et quelques autres.

Si Wood n’est pas du bois dont on fait les Maîtres du Panthéon du Septième Art, il est malgré tout parvenu à un statut quelque peu spécial. Certes, des tas de bouquins US de contre-culture l’ont célébré pour son manque de qualités et pour ses « spécialités », telle celle de porter des vêtements féminins sous ses costumes masculins, mais si Ed Wood est parvenu à pénétrer d’un orteil dans la cour des grands, c’est à Tim Burton qu’il le doit : Burton qui s’est forcément reconnu dans ce grand frère, Burton qui a embauché Vincent Price comme Wood avait eu Bela Lugosi, Burton qui a rendu un sacré hommage au cinéaste cinéphile avec Ed Wood. À tel point que, dans son film, la rencontre improbable sur un improbable pied d’égalité de Wood avec Orson Welles décroche le pompon. Comme Welles, Wood est scénariste, réalisateur, acteur, monteur et même producteur. N’ayant pas les sous de la RKO ou, plus tard, de la Columbia et d’Universal dont Welles a bénéficié, Wood a recours à des expédients : il convertit toute son équipe au baptisme pour obtenir la production de Plan 9 from Outer Space ou fond toutes les économies de sa starlette pour monter La fiancée du monstre. Mais surtout, surtout, Wood, à l’instar de Welles, rêve, pense, ne vit que pour le cinéma. L’un a réalisé des chefs-d’oeuvres, l’autre des nanars, mais tous deux sont sur la même longueur d’onde. Welles est un génie, le doute n’est pas permis. Mais Edward D. Jr, qui est-il ? Un Orson mal léché ? En peluche ? Quelqu’un qui croit en tout cas suffisamment à son talent pour se permettre de suspendre des vaisseaux spatiaux à des ficelles visibles à l’écran ou de remplacer sa vedette décatie, et morte entretemps, par un chiropracteur dissimulé derrière une cape. La légende est diserte à ce propos. Car il vaut mieux des vaisseaux suspendus à des filins que pas de vaisseaux du tout. Et un bout de Bela Lugosi, même si Bela s’est fait la belle, que pas de Bela du tout.

De son premier western, tourné en 1948 en deux jours et resté inachevé (Crossroads of Laredo), aux derniers métrages plus ou moins pornographiques, la carrière d’Ed Wood s’étend sur près d’un quart de siècle. Le coffret de Bach Films démarre en 1953, avec le court-métrage Crossroad Avenger — une gentille curiosité — et le premier long, Glen or Glenda, qui apporte à son auteur ses premiers lauriers. Il s’achève en 1970 avec Take It Out in Trade, un film longtemps considéré comme perdu et qui fut projeté à New York en 2014.

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Alors, Glen ou Glenda ? Le titre original, que curieusement le site Imdb traduit en français par l’invraisemblable Louis ou Louise, renvoie à la transsexualité. Un mec, joué par Wood lui-même — sous le nom de Daniel Davis —, aime porter des sous-vêtements féminins qu’il barbote à sa propre femme (Dolores Fuller, alors la compagne de Wood). Sur un sujet scabreux ou, en tout cas, jugé tel par le public de 1953, le cinéaste décide d’aborder plusieurs cas sans prendre de gants, en ayant soin néanmoins d’avertir le spectateur par un panneau en amont : « Vous êtes la société. Ne jugez pas. » Il choisit de confier la narration du film à Bela Lugosi. Le comédien hongrois qui a connu son heure de gloire avec le Dracula de 1931 a, depuis, accumulé les nanars pour manger et se payer sa dope. Ed Wood lui octroie un rôle de démiurge sentencieux, capable d’asséner des incohérences telles que « Tirez les ficelles, dansez, vous avez été créés pour ça » ou « Méfiez-vous du dragon vert » ou encore de balancer à plusieurs reprises une série d’énumérations qui contiennent à chaque fois de « gros escargots » et des « queues de chiots ». Allez savoir pourquoi. Quand Lugosi ne coupe pas le récit par ces drôles d’injonctions ou en mélangeant, avec semble-t-il un zeste d’inquiétude, les contenus d’éprouvettes qui se mettent à dégager une importante fumée, on suit donc les aventures de Glen (Ed Wood), fiancé à Barbara (Dolores Fuller) et qui, bien qu’hétérosexuel, adore s’habiller avec des vêtements féminins. Non seulement Wood se base sur sa propre expérience — il est connu pour avoir combattu pendant la Seconde guerre mondiale en portant sous son uniforme des sous-vêtements féminins — mais aussi sur celle de Christine Jorgensen, un G.I. qui, en 1952, était devenu, selon la première page du New York Daily News, « une ravissante blonde ». Utilisant la pédagogie, il explique que, souvent, les Américains ont refusé les premiers avions ou les premières voitures parce que « le Créateur n’a pas voulu qu’on roule ou qu’on vole ». Dans le cas du changement de sexe ou du désir de se vêtir en femme, Wood n’ose mettre en doute la divinité mais explique que c’est la nature qui a pu se tromper. Le résultat étant le même, il pousse à l’indulgence les méfiants. Pour retomber sur ses pattes et jouer sur tous les tableaux, Wood va même jusqu’à comparer l’homme qui est devenu une femme au monstre de Frankenstein. Comme Bela Lugosi a lui-même été pressenti pour jouer la créature du docteur allemand dans la première adaptation parlante du chef-d’œuvre de Mary Shelley — il sera finalement remplacé par Boris Karloff —, la boucle est bouclée.

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Jail Bait (1954) est sans doute le plus classique des films d’Ed Wood et celui qui lui ressemble le moins. On pourrait toutefois établir un parallèle entre le jeune héros du film, fils d’un chirurgien réputé qui se sent attiré vers la délinquance, et Wood lui-même qui lui aussi est attiré irrésistiblement vers quelque chose, le cinéma en l’occurrence. Outre quelques acteurs déjà repérés dans Glen or Glenda — Dolores Fuller, Lyle Talbot et Timothy Farrell, auxquels on ajoutera pour l’anecdote le débutant Steve Reeves, futur Hercule et autres héros baraqués des péplums italiens, sans oublier Tedi Thurman qui joue la séduisante compagne du méchant Tim Farrell—, le film contient une ou deux phrases de dialogue, pas plus, qui font sursauter, tant elles paraissent incongrues. Du pur Ed Wood ! Ainsi quand le flic Lyle Talbot, qui relâche le fils du chirurgien, avertit sa sœur qu’il portait une arme et que cela est dangereux, Dolores Fuller lui répond « Pas plus que de construire un gratte-ciel ! » Pardon ? On ne prête qu’aux riches, direz-vous, et on a tendance à expliquer d’autres séquences plutôt étonnantes par telle ou telle raison. Ainsi, les malfrats veulent dévaliser la caisse d’un théâtre de Monterey. Wood pourrait se contenter de les filmer quand ils commettent leur forfait. Non, et sans doute est-ce pour faire plaisir aux propriétaires du théâtre dans lequel quelques plans sont tournés, il prend le soin de nous montrer l’intégralité d’un numéro de duettistes réputés comiques, l’un maquillé en Noir et affligé d’un terrible accent d’Oncle Tom. Si la séquence est totalement inutile, au moins a-t-elle l’avantage de présenter aux spectateurs avides de connaissances que nous sommes ce qu’étaient les fameux Minstrels de seconde zone des années cinquante. Le film reste très visible, se payant même le luxe d’un petit suspense final — dont l’audience attentive est venue à bout en quelques secondes, mais peu importe. Enfin, autre trait woodien : dans l’introduction, le critique Stéphane Bourgoin rappelle que l’étrange musique du film, une sorte de flamenco qui dénote avec l’ambiance de polar années cinquante, est entièrement reprise de Mesa of Lost Women (1953) de Ron Ormond et Herbert Tevos. Ce qui n’est guère étonnant quand on sait qu’Ormond a produit Jail Bait avec sa compagnie Howco et qu’on retrouve au générique de Mesa Dolores Fuller et Lyle Talbot.

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On est en droit de se demander, pour Bride of the Monster (1955, La fiancée du monstre), qui d’Ed Wood ou d’Alex Gordon, créateur de l’histoire originale, a eu l’idée de la pieuvre géante, quand on sait que dans Underwater City (1962) de Frank McDonald, le même Alex Gordon a là encore casé un octopode sous amphètes. L’anecdote est d’ailleurs connue : comme Ed Wood a besoin d’un gros calmar pour ses séquences d’horreur, il envoie son équipe en dérober un en caoutchouc dans les studios de Republic mais les apprentis voleurs oublient de prendre le moteur qui va avec. Résultat des courses : les pauvres acteurs censés périr étouffés sous les tentacules du monstre sont obligés de s’enrouler dedans sous peine de paraître ridicules.

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Anecdote ou légende, d’ailleurs, comme celle qui veut que Bela Lugosi, toujours pas très à l’aise avec l’anglais, dise dans le film, en parlant de son serviteur, joué par le catcheur Tor Johnson : « Il est doux comme un chaton », ce dernier mot se disant « kitten » et non « kitchen », cuisine, comme soit disant Lugosi l’aurait prononcé. Légende donc, puisque, en tendant l’oreille, on entend bien « kitten » et non « kitchen » ! Que dire de plus de cette Fiancée du monstre, sinon que le film est une réelle démonstration de foi ? Celle dont fait preuve Ed Wood : non seulement il croit au cinéma comme en une divinité mais pense que le fait de placer des acteurs devant une caméra suffit à faire un film. On peut qualifier tout cela de navrant mais c’est aussi touchant et la naïveté pousse parfois ses limites jusqu’à la poésie. Ainsi, lorsque le cinéaste, reprenant la thématique de la Belle et la Bête, place dans le même plan le gros Tor et la charmante Loretta King, la scène devient pathétiquement attendrissante. Et l’on pardonne volontiers à Edward Jr tous ses défauts pour quelques plans de cet acabit !

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Puisqu’il était question de foi dans le paragraphe précédent, de foi et de cinéma, voilà celle-ci qui revient au galop d’une manière édifiante dans The Violent Years (1956). La délinquance juvénile est à la mode. Elle est un fléau constaté par la société américaine et se retrouve au centre de nombreux films. L’originalité de ce Violent Years, c’est que les délinquants sont… des délinquantes. Mignonnes, qui plus est. Entendons-nous bien : le film n’est pas le premier à montrer des bandes de filles en butte à la police. George Weiss, le producteur de Glen or Glenda, met en chantier Racket Girls en 1951 et Girl Gang en 1954, connu pour montrer une injection d’héroïne. Les deux films sont réalisés par Robert C. Dertano, qui rallongera la sauce d’un Gun Girls en 1957. The Violent Years met donc en scène quatre jeunes filles de bonne famille qui braquent les stations services et ne vont pas hésiter à passer à des crimes passibles de la prison à vie voire plus. Le Faster, Pussycat, Kill ! Kill ! viendra plus tard — en 1965 — et l’on se doute que Tarantino et son Boulevard de la mort ont été tout autant inspirés par Russ Meyer que par Ed Wood et ses Violent Years. De la même manière que Jail Bait, The Violent Years est une petite série B bien menée, qui pose d’emblée un problème intéressant : les parents ne sont-ils pas les premiers à incriminer en cas de délinquance juvénile ? Progressivement, le film est rattrapé par la moralité. Lorsque le gang féminin saccage une école, l’une des filles s’approche du drapeau bien en vue dans la salle de classe, hésite, mais ne le touche pas. Nous n’aurons droit à aucun signe de destruction de la bannière étoilée. Et, pour le mot de la fin, le juge annonce que la meilleure façon de combattre la délinquance et de ramener ces pauvres brebis vers la religion. Ah, d’accord.

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Pour The Bride and the Beast (1958, La fiancée de la jungle), seul le scénario est signé par Ed Wood, la réalisation étant confiée à Adrian Weiss. Et, à vrai dire, ce scénario, qui ne tient qu’en une ligne, vaut son pesant de cacahuètes tropicales. Le lendemain de sa nuit de noces, une jeune femme (Charlotte Austin) est hypnotisée par un médecin, ami de son mari, et apprend ainsi qu’elle a été gorille dans une vie antérieure. Les points d’exclamation s’imposent ! Après une partie de chasse périlleuse dans la jungle africaine, Charlotte se retrouve devant le même choix cornélien que Daniel Craig/James Bond à la fin de Spectre. Si 007 doit choisir entre sa gonzesse et son métier, elle-même hésite entre son mari et l’appel du gorille le soir au fond des bois. Et ne comptez pas sur moi pour vous dire où ses pas la dirigeront.

Tourné l’année suivante, Night of the Ghouls ressemble à une suite de Bride of the Monster. Ecrit et réalisé par Wood, cette Nuit des Ghouls reprend là où l’autre film s’était arrêté. La maison où un docteur fou fabriquait des monstres est toujours là et, parmi les flics qui seront chargés de l’enquête, Paul Marco (alias Kelton, l’ahuri de service) répond également présent – il tient encore le même rôle dans Plan 9 from Outer Space. Bien que présenté par le mage Criswell, qui nous assure que la réalité peut être terrifiante, le film hésite entre la pantalonnade et… la pantalonnade. Incarné par Kenne Duncan, le Dr. Acula (rires) réveille les macchabées et l’on ne sait si tout ce micmac qui, reconnaissons-le, fout les jetons à Kelton, est là pour nous faire rire ou pleurer. Ed Wood trouve de plus en plus ses marques : il bénéficie de peu de moyens, d’acteurs approximatifs, de scénarios stratosphériques partant en fumée au moindre courant d’air. Et, avouons-le, c’est dans ces moments-là qu’il est le plus fascinant. Parce qu’il croit en ce qu’il fait et il est bien le seul. Et il y met du cœur, en plus. On ne peut le taxer de cynisme, de mauvaise foi, de savoir parfaitement que ce qu’il filme n’est que fadaises. Est-ce la légende qui fait effet ? Le biopic de Tim Burton qui nous a convaincus ? Quoiqu’il en soit, on a tendance à accorder à Edward D. Wood Jr le crédit de la sincérité.

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Et nous en arrivons à Plan 9 from Outer Space (1959), oscar du nanar, Academy Award du N’importe Nawak. Lui aussi lancé par les avertissements de Criswell, le film raconte les relations difficiles entre extra-terrestres et Terriens. Entre les premiers dans leur soucoupe suspendue à un fil (visible au moins dans un plan au début du film) et les seconds en uniforme et rigides devant un fond neutre, il est évident que le dialogue ne passe pas. Alors, les E.T. qui ressemblent à des Terriens en pyjamas comme vous et moi en soirée et se saluent d’une façon rigolote tout autant que martiale, décident d’appliquer le Plan 9. Je sens déjà des frémissements dans l’audience. Et le Plan 9, qu’est-ce que c’est — comme aurait crié Pierre-Emmanuel Barré ? C »est… roulement de tambours… le réveil… re-roulement de tambours… des morts. Enfin, de deux morts : Bela Lugosi et Vampira, soit un vieil homme et sa femme qui viennent juste de décéder. Auxquels se rajoute un troisième : le gros inspecteur de police Tor Johnson, tué en service. Là, ça devient réellement flippant : Tor et Vampira se promènent les yeux écarquillés, la bouche ouverte et les bras tendus devant eux dans un cimetière. Oui, c’est flippant de penser que quelqu’un a cru un jour que ces séquences pouvaient effrayer qui que ce soit.

Plan 9 vampira

Quant à Bela, outre quelques plans dans lesquels le pauvre a l’air complètement hagard, il est remplacé la plupart du temps par le fameux chiropracteur cité en début d’article, qui ne lui ressemble pas du tout et se balade donc avec une cape à hauteur des yeux. Le pauvre Edward D. n’échappe pas au ridicule de telles situations mais il a la chance d’être sauvé, trente-cinq ans après, par Tim Burton. Qui a vu Martin Landau, dans le rôle de Bela Lugosi, sortir de sa maison et cueillir une fleur dans Ed Wood ne peut qu’être ému en découvrant la véritable scène, telle que l’a filmée Edward D. Wood Jr. Est-ce une vue de l’esprit ? La poésie est réellement présente qui excuse tout le reste, les soucoupes, les dialogues insipides et les longs tunnels bavards où il ne se passe pas grand chose, le cockpit où se trouvent les deux pilotes et l’hôtesse de l’air, lequel ressemble à un cockpit comme Hunger Games à un film d’auteur, etc. La naïveté aussi, avec un message antinucléaire et pacifiste qui mérite bien qu’on suive pour une fois le conseil de Hawks (et, accessoirement, de Christian Nyby) : « Watch the Sky » ! Du ciel, reconnaissons-le, ne tombent pas que de vilains aliens communistes. Alors, avouons-le, lorsque vous arrivez à la fin du film, vous êtes sonné !

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The Sinister Urge (1960) renvoie aux séries B policières bricolées par Wood quelques années plus tôt. Sauf que la donne a changé et que, pour attirer les foules, les petits studios se tournent vers les sujets encore plus scabreux. Pour plaire au public, il faut de la violence et de la pornographie. Wood invente alors un trafic de films pornos traqué par les flics. Plutôt réussie, l’ouverture donne le ton : une jeune femme en soutien-gorge et jupe court sur un chemin, visiblement effrayée et ne cessant de regarder derrière elle. Le film va en montrer plusieurs de ces demoiselles en culottes et soutifs qui prennent des poses plus alambiquées que suggestives sous l’œil goguenard du vieux Harry Keaton — dans la vie le frère de Buster —, ici dans le rôle du caméraman de nudies. Tout cela reste bien sage, si ce n’est la vision rapide d’une paire de seins qui prouve bien que nous sommes dans du cinéma d’exploitation, ces petits films qui passaient à travers les mailles du filet de la censure et n’étaient exploités que dans les drive-in ou les très petites salles. Rappelons que le fameux Code Hays est réellement entré en vigueur à Hollywood en 1934 et que ce n’est qu’en 1965 qu’un film mainstream, c’est-à-dire faisant partie d’un courant de distribution normal, a pu montrer une femme à la poitrine découverte. Il s’agissait de The Pawnbroker (Le prêteur sur gages) de Sidney Lumet, sur lequel The Sinister Urge a pris une réelle avance.

Mais revenons à cette première jeune fille qui court. Elle parvient au bord d’une rivière — le film a été tourné dans Griffith Park, à Los Angeles, là où se trouve le fameux observatoire que l’on voit dans Rebel Without a Cause (1955, La fureur de vivre) de Nicholas Ray. C’est sans doute pour cette raison qu’elle parvient à trouver un téléphone — les mauvaises langues, dont Stéphane Bourgoin dans le bonus, rigolent que la fille déniche une cabine « en pleine forêt », alors qu’elle se trouve au cœur de L.A. Pour faire court, les mafieux qui fabriquent ces petits films pornos se protègent en éliminant ensuite leurs actrices. Ed Wood s’est-il projeté dans Johnny Ride, l’auteur de ces films (interprété par Carl Anthony, qui avait fait auparavant une apparition dans Plan 9) ? Ce dernier regrette son passé de vrai cinéaste et le sens qu’a pris sa carrière. Et lorsqu’il reçoit une jeune oie blanche qui voudrait devenir actrice et ne sait pas dans quel système elle a mis le pied, les affiches qui couvrent les murs du bureau sont celles de Jail Bait, The Violent Years et Bride of the Monster. « Ce sont les films de mes amis », précise Johnny. Comme un véritable auteur, Wood appose sa griffe. Plus loin pour tendre un piège au tueur, Glen et Glenda refont surface.

Take it out

Avec le cinquième disque, sur le lot de six que contient le coffret, on se retrouve dans le pire de la carrière de notre glorieux cinéaste. C’est donc avec une curiosité avide que l’on va se précipiter sur ces deux derniers films, Orgy of the Dead (1965, signé par Stephen C. Apostolof, Wood n’étant l’auteur que du scénario) et Take It Out of Trade (1970). Le premier est une succession de danses topless par des jeunes femmes déguisées en Indienne, en félin ou en Hamlet — c’est-à-dire ne portant qu’un string et une tête de mort dans la main. Le second est un montage de rushes peuplé de filles à poil, certaines au lit avec Duke Moore, le flic de Plan 9, de Night of the Ghouls et de The Sinister Urge. L’âge aidant, il ressemble ici à Russ Meyer. Quant à Wood lui-même, il réapparaît, grassouillet et travesti en femme, mais l’eau s’est asséchée sous les ponts depuis Glen or Glenda. Ajoutons enfin que, parmi les innombrables bonus du coffret, on découvrira avec attendrissement et beaucoup d’intérêt ce qui semble être la dernière interview télévisée de Bela Lugosi, à sa sortie d’un « hôpital public ». C’est à chaque fois précisé, comme s’il s’agissait de rappeler que l’acteur n’a plus un sou vaillant. Il parle librement de ses dépendances à la drogue et à l’alcool, dont il assure s’être débarrassé. Quant au court-métrage The Sun Was Setting (1951), c’est un curieux mélo qui ouvre une nouvelle porte sur les talents cachés du réalisateur.

Ed Wood n’est pas classé au rang de ces dieux à qui l’on a bâti des chapelles dans les revues cinéphiles des années soixante. Il n’est pas non plus un maître dont le nom est à inscrire au panthéon des gloires du septième art. Pour qui s’égosille « Ni dieu ni maître », il n’est qu’un cri qui concerne notre bonhomme : vive la nanarchie !

Jean-Charles Lemeunier


« Bonté divine » de Vinko Brešan : À bas la capote

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Se servir des noms de Charb et de Charlie Hebdo pour attirer l’attention sur Bonté divine apparaîtra finalement, après la vision du film, comme réducteur. Car si les lecteurs de Charlie se retrouveront aisément dans cette comédie plutôt bien foutue, les autres, ceux qui ne se réclament pas forcément de l’hebdo satirique, pourront être eux aussi conquis par le sujet et son traitement. Remarqué à Karlovy Vary, à Arras et au Festival international du film grolandais, le long-métrage de Vinko Brešan ne bouffe pas du curé de la manière à laquelle on pouvait s’attendre. Plutôt qu’une charge à la Mocky – ce qui aurait déjà été une qualité -, le cinéaste croate choisit un ton moins corrosif, plus proche des gens, plus humain. Rien n’est pourtant épargné à l’église catholique et à ses représentants, placés au cœur de cette tragédie bouffonne, non rien : ni les allusions à la pédophilie, ni les relations sexuelles des prêtres et Brešan se paie même le luxe de comparer un évêque débarquant en yacht dans la petite île croate où se déroule l’action à un mafieux.
Tout part d’une confession, celle que fait un kiosquier au jeune curé qui vient d’arriver sur l’île. Le principal gagne-pain du pénitent étant la vente de préservatifs, sa femme très croyante l’accuse quasiment de meurtres et il veut débarrasser sa conscience d’un tel péché. Alors, et ce n’est pas spoiler que de donner ce détail, le prêtre, le kiosquier et un troisième acolyte, pharmacien de son état, vont percer tous les condoms vendus en pharmacie ou dans le kiosque, d’une part pour éviter le cas de conscience de l’un et, surtout, pour repeupler l’île qui enregistre davantage de décès que de naissances. Pour faire écho aux cris de « À bas la calotte », voilà que les autochtones répondent « À bas la capote ».
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Avec des personnages malgré tout moins tonitruants que ceux de Kusturica, ce film balkanique fait penser aux comédies italiennes de la grande époque, mêlant aux gags des moments plus tragiques, ne prenant rien au sérieux, aucune situation, mais posant les personnages et leur épaisseur sur le devant de la scène. Aucun des protagonistes ne nous est indifférent. Pas plus ce curé au long nez, lointain cousin d’Adrien Brody, que ses deux complices, dont l’un est complètement frappadingue. Pas plus la folle qui crapahute à genoux que le vieux dont le fils est mort. Tous ont une histoire, liée à l’Histoire de leur pays. Et tout ressort, au détour d’un dialogue : le nationalisme, les conflits religieux, les partitions qui ont suivi les guerres des années 1990…
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Derniers atouts de Bonté divine : une musique toute en trompette, qui entre par les oreilles et ne sort plus de la tête, due au talent de Mate Matisic, par ailleurs scénariste du film, à laquelle s’ajoutent des acteurs complètement inconnus chez nous et qui apportent au film une fraîcheur salutaire. Et l’attention que l’on pourra porter à Bonté divine ne pourra que répercuter le succès obtenu dans son propre pays. 158 000 entrées en Croatie, indique l’éditeur. Oui, décidément, pour la qualité, il y a du monde aux Balkans. Enfin, en guise de bonus, Wide ajoute à son DVD une édition spéciale de Charlie Hebdo consacrée au film et un préservatif collector.
Jean-Charles Lemeunier
Bonté divine, sorti chez Wide depuis le 13 janvier 2016
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Bonté divine
Titre original : Svecenikova djeca (présenté dans les festivals français comme Les enfants du prêtre)
Année : 2013
Réalisateur : Vinko Brešan
Scénario : Vinko Brešan, Mate Matisic
Photo : Mirko Pivcevic
Musique : Mate Matisic
Montage : Sandra Botica
Durée : 96 minutes
Avec Kresimir Mikic, Niksa Butijer, Drazen Kuhn, Marija Skaricic

« The Big Short » d’Adam McKay : demolition men

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Quel dommage que The Big Short ait été balancé en fin d’année 2015 entre deux indigestions de Star Wars et de dinde. Plus qu’une remarquable démonstration questionnant les mécanismes qui ont engendré la crise des subprimes de 2007 (ces créances pourries que tout le monde cherchait à se refiler), le film d’Adam McKay est un véritable film d’horreur où en guise de jeune fille s’enfonçant dans la pénombre alors que tout lui intime de fuir, des traders inconscients de la réaction en chaîne qu’ils alimentent alors que la bulle immobilière se craquelle de toutes parts. Une stupidité effarante qui n’a d’égale que l’ignorance et la malhonnêteté qui animent la plupart.
Voir McKay s’attaquer à un tel sujet si sérieux peut paraître pour le moins étonnant voire antinomique lu iqui jusqu’à présent livre les plus beaux fleurons de la comédie régressive américaine avec les deux volets d’Anchorman, Ricky Bobby, roi du circuit (Talladega Nights), Very Bad Cops (The Other Guys) et Frangins malgré eux (Step Brothers). Cependant, les héros incarnés par ce génie du rire de Will Ferrell, par la bêtise crasse qui les caractérise, ne sont pas si étrangers au monde dépeint dans The Big Short. Seulement, le présentateur vedette, le champion de Nascar ou le gamin de quarante piges et leurs comparses parvenaient à évoluer, et même s’élever. De la marge, ils s’intégraient au système mais tout en conservant leur grain de folie, leur spécificité, ce qui les rend si attachants. A travers eux, McKay illustrait un modèle de la gagne foncièrement cynique et dont il se moquait grâce aux parcours de ces pieds-nickelés. Avec The Big Short, il procède ainsi de la même manière en élaborant ses attaques depuis la périphérie pour atteindre l’épicentre. Le docteur Michael Burry (Christian Bale), Mark Baum (Steve Carell), Ben Rickert (Brad Pitt) et ses deux disciples Charlie Geller (John Magaro), Jamie Shipley (Finn Witrock) peuvent être considéré en marge du système, il y sont rattachés mais n’en sont pas des figures dominantes (un brillant autiste, un désabusé, un retiré des affaires et deux newbies). Ils représentent des points de vue différents sur cette économie de marché mais surtout en éprouvent les aberrations.
Dans Very Bad Cops, McKay inceptionnait l’idée que le grand banditisme avait muté et œuvrait désormais au sein des places boursières puisque le very bad guy qu’affrontaient Allen Gamble (Ferrell) et son co-équipier Terry Hoitz (Mark Wahlberg) était un malfrat en col blanc.
The Big Short fonctionne ainsi autant comme une remarquable démonstration qu’une prise de conscience douloureuse.

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Il aura fallu plusieurs années à McKay pour parvenir à l’adaptation du livre de Michael Lewis, The Big Short : Inside The Doomsday Machine. Mais sa motivation pour un sujet qui lui tient à cœur a payé. Le résultat final est brillant, parfaitement rythmé et compréhensible dans ses enjeux malgré l’utilisation abondante de termes techniques abscons pour les néophytes. Afin d’expliciter les phénomènes les plus importants, McKay a recourt à des interludes intra et extra diégétiques. Ainsi, le trader cynique Jared Vennett (Ryan Gosling) explique à l’équipe de Mark Baum le futur effondrement du système grâce à un jeu de Jenga et ses interventions en voix-off éclairent certaines situations pour les spectateurs. Mais le plus étonnant sont les prises de paroles de Margot Robbie, un célèbre chef cuisinier américain et Séléna Gomez qui s’expriment face caméra pour livrer des métaphores explicites. Outre la surprise créée, ce procédé illustre la nécessité d’observer des pauses dans le flux continu pour mieux l’appréhender.
Outre cette masse d’informations et de termes à digérer, The Big Short est aussi déstabilisant par l’identification à des personnages qui n’ont absolument rien de Robin des bois modernes. S’ils s’attaquent au système bancaire en pariant sur l’éclatement prochain de la bulle immobilière, c’est avant tout pour croquer un maximum du gâteau et se repaître d’un organisation en lambeaux. Déjà, le film cueille ses spectateurs par le biais de la voix-off de Vennett, trader sans foi ni loi profitant de l’opportunité de se faire un max de blé, qui accompagne la découverte de ce monde étrange et inconnu qui repose, comme le dit Mark Hanna (McConaughey) dans Le Loup de Wall-Street, sur du vent. Ensuite, Michael Burry est un petit génie qui le premier déterminera la faille sur laquelle faire prospérer le fonds d’investissement qu’il gère. On se prend même d’affection pour lui car il est confronté à des responsables hiérarchiques parfaitement incompétents. Il en va de même de Mark Bau et sa bande qui voient dans l’opération de shortage l’occasion de s’en mettre plein les poches tout en la mettant bien profond au système qui les néglige. Là encore, pas des philanthropes mais ils apparaissent plus humains que le reste d’autant que Baul est aiguillonné par la mort de frère dont il rend responsable son addiction à la finance. Enfin, les deux jeunes loups qui voient l) le moyen de festoyer à la table des grands seigneurs. Des motivations pas franchement désintéressés mais leurs difficultés et leur ténacité à s’extirper du garage familial de l’un d’eux renvoie aux propres problèmes de la jeunesse pour trouver sa voie.
En parvenant à générer un certain attachement pour ces marginaux, McKay fait preuve d’une maîtrise narrative assez perverse car après tout le film nous plonge au cœur d’un affrontement entre initiés.

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Le réalisateur ménage ainsi deux sentiments ambivalents qui s’alimentent l’un l’autre, la sensation de grisement d’arnaquer le système bancaire et la douloureuse prise de conscience des conséquences désastreuses de la bulle immobilière, renforçant l’envie de voir le marché s’écrouler. Afin de déterminer l’existence avérée de cette spéculation immobilière inique, Baum et ses hommes s’astreignent à une enquête de terrain proprement édifiante qui les envoie côtoyer l’enfer économique d’une banlieue résidentielle en Floride et qui rappelle le genre de témoignages réalisés par Michael Moore avec ses documentaires. Pas un hasard puisque McKay a débuté dans l’équipe du réalisateur originaire de la banlieue ouvrière de Flint. Les réactions de Baum illustrent l’effarement qui s’immisce alors.
Globalement, happé par le rythme effréné du récit, le spectateur a tendance à prendre fait et cause pour ces différents braqueurs. Le retour à la réalité en est d’autant plus brutal. C’est Ben Rickert qui se charge de doucher l’enthousiasme général en soulignant que le deal qui assurera la fortune de Charlie et Jamie entraînera une récession dramatique pour nombre de leurs concitoyens. McKay fait même monter le suspens lorsque tout ce petit monde s’inquiète que les défauts de paiements devant leur assurer leur revenus tardent à advenir. Là encore, c’est Rickert qui calme tout le monde lorsque la vaste opération prend fin en signifiant que la crise frappera le plus dramatiquement les pays les plus fragiles (Espagne, Italie, Grèce…).

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Le film travaille l’opposition entre plusieurs bulles représentées par les modes d’action de chaque personnage et donc celle du marché immobilier. Chacun a des motivations différentes et s’ils s’attaquent à un même système global, ils ne se concerteront jamais. Cette séparation autiste de la réalité est évidemment parfaitement illustrée par Burry vivant reclus dans son bureau, s’isolant encore plus en posant ses écouteurs sur les oreilles (il renvoie à Patrick Bateman, l’American Psycho, tous deux ayant des comportements extrêmes et incarnent une certaine pureté de la mécanique capitaliste puisque chacun, de par son affection (syndrôme d’Asperger, psychopathie), est libéré de la moindre contingence sociale). Mais c’est également le cas de Rickert retiré de la société de consommation de masse (une sorte de Tyler Durden rangé des fight clubs), de Jamie et Charlie ou Vennett. Baum est le seul à se préoccuper un tant soit peu de ses semblables grâce notamment à l’ancrage que représente sa femme (Marisa Tomei). Pourtant, ces espaces fermés finiront par converger à Las Vegas lors d’une convention de financiers de tous poils. Un lieu particulièrement signifiant qui est ainsi le théâtre de la rencontre de mondes en vase-clos qui vont s’adapter et devenir des vases communicants. Les jeux sont faits, rien ne va plus.

Adam McKay élabore un tableau hallucinant du monde de la finance et par extension de la société américaine aveugle et soumise aux prescriptions de ces bonimenteurs de traders. Des boursicoteurs aveuglés par leur foi dans le sacro-saint marché. Au fond, tout est une question de croyance (Baum), voire de soumission. Avec le dernier plan montrant Mark Baum à l’air libre sur les toits new-yorkais résonne alors en filigrane la question de comment sortir de cette matrice ? Constat terrible que c’est impossible, la seule solution étant de s’accommoder de ses turpitudes.

Nicolas Zugasti

 

THE BIG SHORT
Réalisation : Adam McKay
Scénario : Adam McKay & Charles Randolph d’après le livre de Michael Lewis
Interprètes : Brad Pitt, Steve Carell, Ryan Gosling, Christian Bale, Selena Gomez, Margot Robbie, Marisa Tomei…
Photo : Barry Ackroyd
Montage : Hank Corwin
Bande originale : Nicholas Britell
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h10
Sortie française : 23 décembre 2015

 


« Buck Rogers au XXVe siècle » : Du serial à la série TV

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« On se connaît ? » demande le jeune pilote à son vieux collègue. Tous deux, dans deux vaisseaux différents, font partie d’une escadrille terrienne venant à bout de ses ennemis. « On se connaît ? » questionne donc le jeune. « Non, nous ne sommes pas de la même époque ! »

En 1979, les spectateurs suivent les aventures de Buck Rogers, le jeune pilote du XXe siècle endormi dans l’espace et réveillé cinq cents ans plus tard — il a fait très exactement un bond de 1987 à 2491 —, devenu l’un des as des batailles spatiales. La série s’appelle Buck Rogers au XXVe siècle et a pour héros Gil Gerard. Le jeune pilote, c’est lui. Celui à qui il s’adresse, Gordon dans l’épisode, est incarné par Buster Crabbe. Il fut le premier Buck Rogers en 1939, dans le serial du même nom réalisé par Ford Beebe et Saul Goodkind. Trois ans auparavant, il portait l’uniforme intersidéral de Flash Gordon dans un autre serial, signé Frederick Stephani et Ray Taylor. Donc Crabbe/Gordon, Rogers de 1939, parle à son successeur quarante ans plus tard. Magie de la télévision. Et il continue : « J’ai fait ce genre de choses bien avant que vous ne soyez né ! » Et Gil Gerard, qui fait le malin parce que son personnage est censé avoir cinq cents ans de plus dans les pattes : « Vous croyez ? » « J’en suis sûr ! », affirme Buster Crabbe.

Crabbe et Gerard

Buster Crabbe et Gil Gerard, le Buck Rogers de 1939 et celui de 1979

Ce genre de dialogue, qui fait tout le sel de l’épisode Planet of the Slave Girls (La montagne du sorcier), va être typique de cette série qui ne se prend pas du tout au sérieux.

Car Buck Rogers au XXVe siècle, que les éditions Elephant rééditent dans un somptueux coffret, c’est, dans le désordre, une ambiance disco, un héros dilettante, des filles sexy, des costumes abracadabrants, des décors qui le sont tout autant et sont signés dans les premiers épisodes… Victor Hugo, des filles sexy —Comment ? je l’ai déjà mentionné ? —, des méchants bien méchants, des guests stars en veux-tu en voilà et, enfin, des filles sexy qu’un rien habille.

Ne croyons pas que les pénuries de scénarios n’appartiennent qu’au présent, avec nos Star Wars 7, Hunger Games 4, Avengers 3, Rocky 7, Les Tuche 2, Les visiteurs 4, etc. Jusqu’à un Blade Runner 2 à venir et un insupportable Joséphine s’arrondit qui explose le périnée de nos écrans. Cela a toujours été et, en 1979, deux ans après le succès sidérant et intersidéral de Star Wars, le producteur Glen A. Larson, qui en avait déjà piqué quelques idées ça et là pour sa série Battlestar Galactica, s’est dit qu’il pourrait bien poursuivre sur sa lancée. Et puisque George Lucas rappelait dans son film toute l’estime qu’il avait pour les anciens serials, pourquoi ne pas aller chercher dans le stock inépuisable et reprendre à son profit le personnage de Buck Rogers ? Issu d’une bande dessinée de 1929 — elle-même adaptée d’une nouvelle —, le personnage connut une première heure de gloire au cinéma grâce au fringant Buster Crabbe qui l’incarne. Une fois récupéré par Larson, l’effet mode joue à un tel point qu’en 1980, Mike Hodges va chercher Flash Gordon, autre héros intergalactique né lui aussi de la bédé et ayant connu lui aussi un passage par le serial sous les traits du même Crabbe. Un mec aux pinces d’or, n’en doutons pas !

Les mauvaises langues ont toujours prétendu que Larson avait puisé la plus grande partie de son inspiration dans Star Wars. Il n’y a pourtant point d’hyperespace ici, seulement une « grille stellaire » qui rend malade Buck la première fois qu’il la traverse. Les casques de certains militaires font penser, il est vrai, à celui de Vador mais lui-même ne s’était-il pas inspiré des samouraïs ? Et puis nous avons ce gentil robot, Twiki, qui hésite entre des borborygmes dignes de La Denrée dans La soupe aux choux, et un phrasé plus argotique, appris de Buck Rogers lui-même, et qui est dit en v.o. avec la voix de Mel Blanc, celui-là même qui doublait les Tex Avery ! Twiki est donc à mi-chemin entre R2-D2 et C-3PO. Ce petit robot sympathique porte sur son ventre un ordinateur enfermé dans une boîte, au look de flipper, qui répond au nom de Dr Théopolis car, au XXVe siècle, les computers et les humains dirigent la planète à parts égales. Ce docteur-là est aussi bavard que le Hal de 2001, Odyssée de l’espace. On apprend aussi, au cours d’un épisode (Alerte au gaz), que la retraite se prend à 85 ans ! Ajoutons à cela quelques looks aliens pas piqués des hannetons, prétextes à gags. Buck entre dans un bar, repère le joli dos d’une jolie blonde et lui demande si elle vient souvent ici. La jeune femme se retourne et exhibe une belle trompe d’éléphant. Gag.

Dans le rôle de Buck Rogers, nous avons donc Gil Gerard qui, s’il a tourné d’autres films tant au cinéma qu’à la télé, n’est guère connu que pour ses aventures au XXVe siècle. Il est plutôt grassouillet dans sa tunique serrée futuriste, assez proche de celles de Cosmos 99 — qui a duré de 1975 à 1977 et s’est donc arrêtée seulement deux ans avant Buck Rogers. Grassouillet donc, mais sympathique à force de décontraction, Gil Gerard parvient à imposer sa désinvolture et son sens de la dérision.

En deux saisons et trente-sept épisodes (soit douze DVD), nous assistons à d’incessants allers-retours entre les planètes d’une ou l’autre des galaxies et la Terre — en fait New Chicago, dont on ne voit toujours que la même rue et le même bâtiment — dans les premiers épisodes, il s’agit du célèbre hôtel Bonaventure de Los Angeles. Les trajets peuvent être très rapides, genre aller chercher du secours sur Terre et revenir cinq minutes plus tard. La vitesse de la lumière ne connaît pas de radars. Quant aux différentes planètes, elles sont prétextes à de jolis décors et des costumes parfois cocasses, du gouverneur aux allures de sultan (joué par Roddy McDowall, transfuge de La planète des singes) aux légères tenues très échancrées de toutes ces dames interplanétaires – mais je vous en ai peut-être déjà causé.

Buck Rogers

L’une des planètes n’est même qu’une  gigantesque salle de jeu et le titre de l’épisode, Vegas in Space, sera repris par Troma en 1991 mais, dans ce dernier, les membres de l’équipage seront obligés de se travestir en femmes pour mener à bien leur enquête. Ce qui n’est pas le cas de Buck Rogers.

Chaque épisode de la série contient son lot de bonne humeur et de surprises, telles ces apparitions de stars plus ou moins sur le déclin : Henry Silva, Jack Palance, Cesar Romero, Gary Coleman — le gamin de Arnold et Willy —, Peter Graves, Ray Walston, McDonald Carey ou Vera Miles. D’autres sont en devenir, comme Jamie Lee Curtis, Dennis Haysbert futur président de 24 heures chrono, Dorothy Stratten — playmate assassinée par son mari en 1980 à l’âge de 20 ans et qui deviendra le sujet du film Star 80 — et Morgan Brittany, qui fera ensuite les belles heures de Dallas et de La croisière s’amuse… tout un programme ! Les scénarios restent simplistes : Buck Rogers et la jolie Wilma Deering (Erin Gray) luttent systématiquement contre des méchants. Et le plaisir réside bien évidemment dans la représentation de ces derniers. En filigrane, une histoire d’estime et d’amour se dessine entre les deux principaux personnages, même si Buck continue à faire du gringue à tout ce qui porte jupette. Comme lorsqu’il se retrouve sur la planète des Amazones et qu’il préfère reporter un rendez-vous galant avec Wilma pour passer la soirée avec deux charmantes — et beaucoup plus dangereuses — demoiselles.

Force est de reconnaître qu’au fil des histoires, les scénaristes de la série inventent des détails qui deviendront, plus tard, les incontournables de la SF. Prenons le cas d’Unchained Woman (Les évadés du puits d’enfer), dans lequel Buck doit sauver la toute jeune Jamie Lee Curtis d’une prison extra-terrestre. Dans le désert qui entoure le pénitencier souterrain, vivent de terrifiantes pieuvres des sables qui rappellent fortement les vers de sable géants de Dune, que David Lynch ne filmera qu’en 1984, mais que les auteurs de la série devaient connaître par le bouquin de Frank Herbert. Cela dit, la fameuse pieuvre des sables est si crédible qu’à côté d’elle, celle d’Ed Wood semble avoir passé toute sa jeunesse dans le grand aquarium de San Francisco. Plus précurseur encore est le robot humanoïde indestructible, une idée qui renvoie directement à Terminator (1984).

Twiki Gary Coleman

Autant dire que c’est véritablement un plaisir inattendu de revoir ces séries des années glorieuses. Nous sommes à des années-lumière de Game of Thrones ou des 100 et de leur pyrotechnie numérique. De leurs multiples personnages, leurs rebondissements, leurs éliminations inattendues de héros, etc. Nous sommes dans des scénarios beaucoup plus simplistes, au ton bon enfant et à l’humour omniprésent. Celui d’une époque future — et pourtant révolue — que l’on retrouve avec amusement.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret Buck Rogers au XXVe siècle édité par Elephant Films le 20 janvier 2016


Deux films d’Edgar G. Ulmer : Amer Ulmer

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Quelle aubaine ! Deux œuvres de plus à se mettre sous la dent, signées par Edgar George Ulmer, cinéaste prolifique et rare dont l’essentiel de la filmographie n’est pas toujours disponible. Merci qui ? Artus Films qui propose deux nouveaux DVD dans la collection « Les grands classiques hollywoodiens ». Disons-le tout de suite, Isle of Forgotten Sins (1943, L’île des péchés oubliés) et I pirati di Capri (1949, Le pirate de Capri, que co-signe Giuseppe Maria Scotese seulement dans la version italienne mais pas dans l’américaine) ne sont pas aussi originaux que le sont Detour (1945, Détour) et Bluebeard (1944, Barbe-Bleue), les deux titres de gloire d’Ulmer avec Strange Illusion (1945), The Strange Woman (1946, Le démon de la chair), Ruthless (1948, L’impitoyable) et The Naked Dawn (1955, Le bandit). Mais ce n’est certes pas une raison pour les ignorer, tout film d’Ulmer méritant peu ou prou qu’on s’y intéresse.

Tournée pour le plus fauché des studios de la Poverty Row, P.R.C. – pour Producers Releasing Corporation, pour lequel Ulmer travaillera à la plupart de ses meilleurs films -, la trame de L’île des péchés oubliés ressemble aux sujets que traitaient des cinéastes tels que Josef von Sternberg, Tay Garnett ou Raoul Walsh. Le décor : un bouge de l’Extrême Asie ou du Pacifique. Les personnages : des marins qui aiment se battre et quelques poules peinturlurées, plus ou moins le sujet desdites bagarres. Le sujet : la recherche d’un trésor et la femme fatale dont les deux marins-héros sont amoureux. Ulmer filme tout cela d’une manière assez paresseuse. Les filles sont bien là, et jolies (sont parmi elles Veda Ann Borg et Tala Birell, qui fut la doublure de Marlene Dietrich dans ses films allemands) mais le charme vénéneux que l’on trouve chez Sternberg est ici absent. La femme autour de qui tout tourne, Gale Sondergaard, n’est certainement pas Marlene. Quant aux deux marins qui passent leur temps à se chamailler, il s’agit de John Carradine et Frank Fenton. Pourtant le scénariste, Raymond Schrock, n’est pas un perdreau de l’année, lui qui a démarré dès 1915 avec les courts-métrages de Charles Ogle – qui fut le premier Frankenstein en 1910. Schrock travaillera encore avec Ulmer sur Club Havana en 1945. Cette même année, le brave Raymond commet ce qui restera comme son titre de gloire, White Pongo, une improbable histoire de gros singe blanc filmée à la va-comme-je-te-pousse par Sam Newfield. Pour revenir à notre Ile un peu perdue de vue, dans ce qui semble n’être qu’une pâle copie d’histoires déjà rangées des voitures à l’époque, c’est justement John Carradine qui intrigue le plus et qui fait qu’on regarde le film.

Ile des peches oublies affiche

Grand type sec, Carradine n’est guère connu aujourd’hui que pour avoir engendré une descendance fournie d’acteurs, dont le plus renommé, David, a fini pendu dans un placard pour se donner des sensations fortes. John, le père, a toujours eu la classe, ce qui est certainement dû à ce beau rôle de gentleman sudiste que lui a offert John Ford dans Stagecoach (1939, La chevauchée fantastique). Ulmer, à son tour, lui fera jouer un personnage fort dans Barbe-Bleue. Avec L’île des péchés oubliés, Carradine endosse une défroque à la Walter Huston, lui aussi à la tête d’une sacrée progéniture : un mec à la tête dure qui sait où il va. Certes, avec ce film P.R.C., il ne va pas très loin et ce n’est pas la maquette du bungalow fracassée par un verre d’eau qui donnera beaucoup de crédit à la séquence de l’ouragan. Car nous sommes, ne l’oublions pas, dans les mers du sud et il y a toujours là-bas, et surtout lorsque cela est vue par la lorgnette hollywoodienne, un ouragan qui passe. Sans doute ce qui fait encore plus songer à Huston, cette fois-ci au fils John plutôt qu’au père, c’est le ton mis à raconter toutes ces aventures. Des duos de matafs combatifs, le cinéma hollywoodien est prêt à nous en dresser une sacrée liste, depuis Victor McLaglen et Edmund Lowe au temps du muet, en passant par John Wayne et Broderick Crawford. Mais des hommes qui n’attendent que très peu de leur vie si ce n’est l’aventure, celle-ci fût-elle marquée par un échec, sont rares, si ce n’est dans l’œuvre de John Huston.

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S’ils s’y sont mis au moins à trois pour rédiger Le pirate de Capri (Giorgio Moser, Golfiero Colonna et Sidney Alexander), on ne peut pas dire que tout cela brille par son originalité non plus. Les trois scénaristes ont plutôt joué à la belote avec leur cinéaste, tout en rhabillant Zorro à la mode pirate. Avec un zeste de Marie-Antoinette, le film de W.S. Van Dyke (1938), dans lequel Axel de Fersen (Tyrone Power) essaie de sauver la reine des griffes des révolutionnaires. À Capri, c’est la propre sœur de Marie-Antoinette qui règne, Marie-Caroline (Binnie Barnes). Elle aussi menacée par une révolte, elle ne cesse de rappeler le destin tragique de sa sœur. Ulmer ne perd pas son temps et prend plaisir à filmer tous ces combats, qu’ils se déroulent sur le pont d’un navire ou dans les couloirs d’un château. Le fameux record de sept minutes détenu par le spectaculaire et mythique duel entre Stewart Granger et Mel Ferrer dans le Scaramouche (1952) de George Sidney — là encore une histoire d’identité cachée — n’est pas loin d’être battu ici. Emballé avec une musique de Nino Rota, futur compositeur attitré de Fellini mais aussi du Parrain de Coppola, ce film de pirate masqué met surtout en valeur Louis Hayward, un acteur qui s’est retrouvé plusieurs fois devant la caméra d’Ulmer mais aussi celles de Fritz Lang (House By the River) et René Clair (Dix petits Indiens). Il est très à l’aise dans son double rôle, tantôt précieux en comte d’Amalfi, ersatz de Don Diego, tantôt trépidant en pirate (pas de panique, ce n’est pas spoiler que l’écrire, le spectateur est tout de suite mis au courant). Éloigné des films habituels d’Ulmer, avec en outre l’utilisation de beaux décors naturels, Le pirate de Capri ressemble presque à du Riccardo Freda.

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Alors, pour résumer, qu’est-ce qui peut pousser à visionner des films d’Edgar G. Ulmer, surtout si ceux-là ne font pas partie des chefs-d’œuvre reconnus du maître ? Si l’on met de côté une curiosité naturelle chez tout cinéphile, c’est la manière de filmer et de diriger ses acteurs qui prévaut ici. De la décontraction nihiliste dont fait preuve Carradine dans le premier à l’approche du sujet étonnante dans le second, avec son ébauche de torture et son manque d’hésitation à filmer ce qui d’ordinaire ne se montre pas, tel un coup de poing dans le visage qui fait saigner la lèvre, Ulmer pratique toujours ce qu’il fait au mieux, avec le peu de moyens dont il dispose. Et ces petits films sont parfois tout aussi passionnants que les grands films estampillés A par les major companies. On pourra alors regretter qu’Edward G. n’ait jamais vraiment eu l’occasion de travailler pour les grands studios, si ce n’est pour Universal à ses débuts américains, avec The Black Cat (1934). Ces conditions tiers-mondistes de production ont fait de lui, ainsi que le surnomment les critiques américains, « le roi du minimalisme ». La légende raconte – sans oublier qu’Ulmer est souvent qualifié de « plus grand menteur de Hollywood » – que c’est parce qu’il couchait avec Shirley Alexander, l’épouse d’un producteur qui était le neveu du grand patron, qu’il fut éjecté de tous les grands studios californiens, blacklisté par Carl Laemmle lui-même. La morale est sauve puisque Edgar épousa Shirley et qu’elle resta sa fidèle collaboratrice. Ouf ! On a eu chaud ! Quoiqu’il en soit, Ulmer a de quoi être amer : lui qui fut l’assistant de Murnau et de Lang, et l’un des auteurs de Menschen am Sonntag (1929, Les hommes le dimanche) dont le générique réunissait les noms, outre le sien, de Robert Siodmak, Billy Wilder et Fred Zinnemann, lui qui était promis à une brillante carrière, s’est retrouvé à diriger à Hollywood des films pour les minorités yiddish et ukrainiennes et à faire les beaux jours des compagnies ultra-fauchées. Et des cinéphiles qui tombent un jour ou l’autre sur ces pépites, quelquefois diamants bruts et d’autres fois honnêtes séries Z.

Jean-Charles Lemeunier

L’île des péchés oubliés
Année : 1943
Origine : États-Unis
Titre original : Isle of Forgotten Sins/Monsoon
Réalisation : Edgar G. Ulmer
Scénario : Raymond L. Schrock, Edgar G. Ulmer
Photo : Ira Morgan
Musique : Erdody
Montage : Charles Henkel Jr.
Avec John Carradine, Gale Sondergaard, Sidney Toler, Frank Fenton, Veda Ann Borg, Rita Quigley, Tala Birell…

Le pirate de Capri
Année : 1949
Origine : Italie, États-Unis
Titre original : I pirati di Capri/The Pirates of Capri
Réalisation : Edgar G. Ulmer
Scénario : Giorgio Moser, Golfiero Colonna, Sidney Alexander
Photo : Anchise Brizzi
Musique : Nino Rota
Montage : Renzo Lucidi
Avec Louis Hayward, Binnie Barnes, Mariella Lotti, Massimo Serato, Alan Curtis, Mikhail Rasumny, Eleonora Rossi-Drago…

Deux films édités en DVD par Artus Films le 2 février 2016


Seize films de SF chez Bach Films : Ces choses venues d’un autre monde

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jaquette le tueur

Seize ! Vous avez bien lu : c’est bien seize films de SF américains des années cinquante qui sortent chez Bach Films, dans des DVD comportant deux titres. Produits par les studios chicos, telle la Columbia, ou fauchés — Allied Artists —, ces films peuvent être de véritables petits bijoux, comme Rocketship X-M (1950, Vingt-quatre heures chez les Martiens) de Kurt Neumann, Flight to Mars (1951, Destination Mars) de Lesley Selander qui lui ressemble sur bien des points, Creature with the Atom Brain (1955, Le tueur au cerveau atomique) d’Edward L. Cahn ou Not of This Earth (1957, Pas de cette terre) de Roger Corman. D’autres, comme The Astounding She-Monster (1957, L’incroyable créature de l’espace) de Ronald Ashcroft sont tellement minimalistes qu’un tel degré de nanaritude est à marquer sur les curseurs de notre intérêt. Certains rapprochent même Ashcroft du mythique Ed Wood Jr : il a, en effet, été son assistant sur Night of the Ghouls et il utilise un acteur, Kenne Duncan, qui est apparu dans trois ou quatre films avec lesquels Wood a quelque chose à voir.

Puisque produits en pleine guerre froide, ces films ont toujours eu la sale réputation d’être anticommunistes. D’autant plus que Mars étant surnommée « Red Planet« , le Rouge allait très bien aux Soviétiques. L’anticommunisme est bien réel pour certains mais, dans l’ensemble et contrairement aux idées reçues, beaucoup de ces films de SF américains des années cinquante présentent les extra-terrestres comme des gens tout à fait fréquentables.  Ainsi, dans Flight to Mars, non seulement ils sont comme vous et moi et parlent même un meilleur anglais — en tout cas que moi, vous, je ne sais pas — mais ils sont en outre très accueillants. Bon, on s’apercevra que, comme chez les humains, Bons et Méchants se côtoient mais, finalement, quoi de plus naturel. Dans The Cosmic Man (1959, L’homme cosmique, Herbert S. Greene), l’alien est beaucoup plus en avance que l’humain, tant d’un point de vue technique qu’intellectuel. Et dans Red Planet (1952, La planète rouge, Harry Horner), même si la compétition est effective entre les États-Unis et l’Union soviétique — d’autant plus que les Russes ont eu le mauvais goût de faire appel à un savant nazi, beurk —, les nations belligérantes peuvent faire ce qu’elles veulent, les peuples se rangent sous la bannière (étoilée) de Dieu. Car, roulements de tambours, le message qui vient de Mars vient de Lui itou.

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Bon, soyons honnêtes, parfois tout ne se déroule pas dans le meilleur des mondes possibles. Les pires sont sans doute Les Envahisseurs de la planète rouge parce que, non seulement ils ne sont pas gentils, mais ils prennent l’apparence de Monsieur et Madame Tout-le-Monde pour mieux pouvoir nous berner. Eux, ce sont les vrais communistes vus par les maccarthystes, de méchantes gens qui ressemblent à n’importe quel Américain mais sont là pour nuire. Dans le même genre, on pourra préférer l’incontournable Invasion of the Body Snatchers (1956, L’invasion des profanateurs de sépultures) de Don Siegel. D’autant plus que le réalisateur des Envahisseurs de la planète rouge n’est autre que William Cameron Menzies, un des plus grands décorateurs du cinéma hollywoodien, déjà auteur de Things to Come (1936, La vie future) d’après H.G. Wells. Mais qui, ici, ne parvient pas à sauver du ridicule ses créatures de l’espace.

the astounding-she-monster

La plus rigolote de ces extra-terrestres encombrants est l’Incroyable créature de l’espace, une nana plutôt gironde engoncée dans une tenue super moulante et qui, toute seule, veut faire la peau au genre humain, c’est-à-dire à quatre personnes. Bon, allez, et à un chien aussi. Il y a ici beaucoup moins d’argent que dans un compte de campagne des Républicains mais le film en devient fascinant, beaucoup plus qu’un tract des mêmes. Ne sachant trop quoi faire, vu le manque de décors à leur portée, les acteurs font des allers-retours entre une maison et ses alentours.

hideous-sun-demon

Dans L’incroyable créature de l’espace, le principal rôle masculin est tenu par Robert Clarke, également présent dans Hideous Sun Demon, qu’en plus il réalise. Pas très connu chez nous, le Robert est beaucoup plus culte chez nos cousins d’outre-Atlantique et la meilleure des preuves est qu’il est présent dans The Naked Monster (2005), film hommage à la grande période SF du cinéma américain dans lequel il côtoie Kenneth Tobey et Robert Cornthwaite (dont les personnages portent les mêmes noms que les acteurs avaient dans La chose d’un autre monde), John Agar (même nom que dans Tarantula) et deux scream queens des années quatre-vingt, Brinke Stevens et Michelle Bauer. Quant à Robert Clarke, il incarne dans The Naked Monster le major Allison, d’après le pilote qu’il jouait dans Beyond Time Barrier (1960) d’Edgar G. Ulmer. Mais revenons à Hideous Sun Demon. Robert Clarke, acteur pas désagréable du tout, est un scientifique qui, atteint par la radio-activité au cours d’une expérience, va se transformer en monstre hideux au soleil. Comme pour Jekyll et Hyde, la transformation ne dure qu’un temps. Vêtu d’une combinaison en caoutchouc qui lui donne l’aspect de la créature du lac noir ayant un peu forcé sur le hamburger, Clarke joue au yoyo entre le savant paniqué et le bibendum irritable. Curieusement, le film n’est pas si mal foutu que cela et montre la dépendance du personnage à l’alcool et à la liberté, comme cette jolie chanteuse avec laquelle il couche alors qu’il a une amoureuse au labo. En tant que cinéaste — et c’est dommage car c’est le seul film qu’il a réalisé —, Clarke prouve que lui aussi est accro à la liberté, se permettant des séquences qui semblent impensables à l’époque. Autre avantage, il tourne la quasi totalité de son film en décors naturels et se paie même un finale à la White Heat (1949, L’enfer est à lui, Raoul Walsh) dans une raffinerie.

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Si ce n’est quelques-uns, dont le déjà cité L’incroyable créature de l’espace, tous ces films sont finalement plutôt bien ficelés et joués par des acteurs qui ont fait leurs preuves ici et là : citons John Carradine, Cameron Mitchell, Albert Dekker, Lloyd Bridges, Peter Graves, Gene Barry, Rod Taylor et le quasi-omniprésent Morris Ankrum, que l’on retrouve dans pas moins de six des films présents dans la collection. Sur un scénario écrit par Curt Siodmak, le frère de Robert, Le tueur au cerveau atomique mêle toutes les terreurs de l’époque : péril atomique, nazis rescapés de la guerre, ennemis qui ressemblent à des citoyens normaux, etc. Edward Cahn, le cinéaste, connaît son affaire et le look de ses tueurs, au regard figé et à la démarche de zombie, est irréprochable. On pourra d’ailleurs rapprocher ces derniers de l’inquiétant extra-terrestre de Not of This Earth, avec ses lunettes noires. En quelques plans bien mitonnés, Corman nous sert un bon film qui ne sent pas du tout le réchauffé. C’est indéniable, Corman est aussi bon producteur que réalisateur. Là où le producteur compte ses sous et donne au cinéaste trois dollars et quelques jours pour boucler le métrage, le cinéaste fait des merveilles et l’économie rend parfois meilleurs des sujets qui auraient pu être tournés avec une abondance de moyens. En tout cas, chez Corman, c’est vrai.

Enfin, puisque Kurt Neumann signe trois films de la collection, un petit arrêt sur image sur la carrière de ce monsieur ne sera pas de trop. Connu essentiellement pour ses Tarzan produits par Sol Lesser, avec Johnny Weissmuller puis Lex Barker, et ses films de science-fiction — le plus réputé étant The Fly (1958, La mouche noire) qui servit de point de départ à Cronenberg près de trente ans plus tard, ce cinéaste d’origine allemande et arrivé aux États-Unis au début du parlant a appris son solide métier dans les départements B d’Universal, de Paramount, des studios Hal Roach, de la MGM et de la Fox. Ce qui ne l’a pas empêché de travailler pour des compagnies beaucoup plus petites, telles que King Brothers ou Lippert Pictures. C’est justement cette dernière maison qui distribue Vingt-quatre heures chez les Martiens. Là encore, l’économie de moyens donne des ailes à Neumann, qui transforme le compte à rebours du lancement de la fusée en un véritable suspense. Le film donne en outre plusieurs indications sur l’époque à laquelle il a été tourné. Il en va ainsi de la misogynie flagrante : une femme fait partie de l’équipage de la fusée. « Que fait une femme comme vous ici, avec quatre hommes ? » s’inquiète Lloyd Bridges. Osa Massen répond par une interrogation : « Vous pensez que les femmes sont faites uniquement pour cuisiner et élever les enfants ? » Et Bridges, qui ne se démonte pas : « C’est déjà pas si mal ! » L’échange ne serait pas dramatique en soi s’il n’était suivi de ce petit sourire de l’actrice qui en dit long sur la manière de penser de l’époque. La guerre nucléaire flotte aussi sur le scénario, témoin des angoisses des années cinquante. Ici, la bonne humeur est de mise, d’autant plus que Noah Beery Jr en rajoute sur le côté Texan de son personnage. On assiste également à un joli atterrissage sur la planète rouge — et le noir et blanc prend une teinte adéquate —, fait à la main, comme pour un créneau. Si, d’après ce qu’indique le générique, le film est écrit par Neumann lui-même avec des dialogues additionnels d’Orville Hampton, il semble que le grand scénariste Dalton Trumbo ait apporté également sa patte. N’oublions pas qu’à l’époque, il est en prison avec les Dix d’Hollywood pour ses idées communistes et qu’il sera ensuite placé sur une liste noire. On est loin bien sûr de la réunion de crétins soviétisants que filment les frères Coen dans le très décevant Hail Caesar (Avé César).

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Poursuivons avec Neumann. Cette bonne surprise que constitue Vingt-quatre heures chez les Martiens a dû être partagée puisque, l’année suivante avec Destination Mars, Lesley Selander reprend plusieurs des éléments du premier film : la cabine de la fusée, l’équipement des pionniers de l’espace, leurs couchettes, tout semble à l’identique. Avec She Devil et Kronos, tous deux tournés en 1957, Neumann explore deux genres différents de la science-fiction. Dans le premier, pour sauver une femme (Mari Blanchard), deux médecins (Jack Kelly et Albert Dekker) lui injectent un sérum qui va la rendre immortelle et diabolique. Dans le second, ce sont les aliens qui dépêchent sur Terre une machine qui va pomper toute l’énergie de notre planète. Dans les trois films présents dans cette collection, Neumann maîtrise parfaitement son sujet.

Jean-Charles Lemeunier

Seize films en huit DVD sortis chez Bach Films le 4 janvier 2016

24h chez les Martiens (Kurt Neumann)/Destination Mars (Lesley Selander)
Hideous Sun Demon (Robert Clarke)/She Devil (Kurt Neumann)
L’incroyable créature de l’espace (Ronald Ashcroft)/Pas de cette terre (Roger Corman)
Le tueur au cerveau atomique (Edward L. Cahn)/L’homme cosmique (Herbert S. Greene)
Les envahisseurs de la planète rouge (Menzies)/La planète rouge (Harry Horner)
La serre géante (Fred Sears)/La montagne mystérieuse (Edward Nassour)
Kronos (Kurt Neumann)/Le 27e jour (William Asher)
Le sous-marin atomique (SG Bennet)/Un monde sans fin (Edward Bernds)



« Avé César » des frères Coen : Rome et Coca-Cola

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Ave cesar affiche

Hail Caesar (Avé César) avait tout pour plaire : la signature des frères Coen, le sujet (Hollywood des années cinquante), le casting mené par George Clooney, Josh Brolin, Scarlet Johansson et Tilda Swinton. Il faut malgré tout se rendre à l’évidence : ceux qui vont mourir d’ennui ne saluent même plus.

Entendons-nous bien : destiné tout à la fois au grand public et aux cinéphiles purs et durs, ces fameux moviegoers, le film est constellé de clins d’oeil pour happy few comme autant de moustiques écrasés sur le pare-brise d’une voiture en bord de mer, l’été. Alors, oui, on peut s’amuser à faire le malin et à relever à tour de bras ces grandes allusions : la première séquence sort tout droit de The Big Sleep (1946, Le grand sommeil, Howard Hawks) ; Scarlet Johansson est une Esther Williams chorégraphiée par Busby Berkeley ; Channing Tatum est tout à la fois Gene Kelly lorsqu’il danse et Lénine lorsque, sur sa barque, il part au devant de son destin. Le scandale dont tout le monde parle à propos d’une vedette renvoie à Clark Gable qui, une fois célèbre, fit virer du plateau d’Autant en emporte le vent le réalisateur George Cukor qui en savait un peu trop sur son passé. Et on parierait volontiers que, dans son double rôle de jumelles, Tilda Swinton est à la fois Louella Parsons et Hedda Hopper, les deux plus fameuses columnists, c’est-à-dire pêcheuses de ragots de l’époque. D’ailleurs, à ce propos, les frangins Coen n’ont pas même eu l’idée d’opposer, à travers les deux sœurs, les deux types de presse qui touchent à Hollywood : celle des cancans et celle, plus intellectuelle, qui fait de la critique sérieuse ? Ils pouvaient y ajouter encore la presse économique style Variety. Non, ils pensent faire rire avec Thora et Thessaly jouées par la même actrice, de la même façon.

Ave cesar josh brolin

Bon, une fois que l’on a compris que les Coen connaissaient le cinéma sur le bout des ongles et étaient capables de nous recycler à l’identique une comédie musicale, un ballet nautique, un western de série B, un drame romantique ou un péplum, que reste-t-il de Avé César ? Une ambiance et, malheureusement, rien que cela. Certes, voir Josh Brolin dans le rôle d’un fixer (quelqu’un qui règle les problèmes de tournage), à la solde des Capitol Films, déambuler d’un studio à l’autre et trouver des solutions à des dilemmes plus ou moins sordides met l’eau à la bouche. Et puis ? Et puis rien. Le film dans le film avec Clooney, un péplum qui oscille entre Ben Hur et La tunique, ne nous amène chronomètre en main qu’un seul gag, avec le discours final au pied de la croix. C’est peu ! Quant à la bande de scénaristes communistes, réunis autour d’un professeur qui porte le même nom que le grand philosophe marxiste américain Herbert Marcuse, elle est prétexte à de longs tunnels verbeux pas du tout drôles. Parfaitement ridicules, ces écrivains communistes se vantent dans Avé César d’avoir pu écrire dans des films totalement anodins une ou deux phrases de dialogue pro-soviétiques sans que personne ne s’en rende compte. C’est vrai mais, sans vouloir jouer les vierges effarouchées, il serait quand même bon de rappeler que, dans ces mêmes années cinquante, ces scénaristes étaient en prison ou interdits de travailler. Comme quoi, la réalité est beaucoup moins marrante qu’une fiction qui prend des virages réactionnaires sous prétexte de faire rire. Et qui n’y parvient pas. Lubitsch avait mieux réussi à se moquer des Russkofs dans Ninotchka.

Ave cesar clooney

Le problème, avec Avé César, est qu’on s’y ennuie ferme. Et qu’on se demande à quel moment le récit va vraiment démarrer. Quand enfin on a compris qui en voulait à Clooney, il est trop tard. Et l’explication, comme un pétard mouillé, est navrante.

Qu’est-il arrivé aux auteurs de Fargo, de The Big Lebowski et de Barton Fink ? De leurs personnages riches en couleurs qui peuplaient tous ces films ? Les Frances McDormand, John Goodman, John Turturro, Julianne Moore, Steve Buscemi, Peter Stormare ? Ici, les différentes apparitions de Scarlet Johansson (la Esther Williams de service dont toutes les séquences finissent en queue de poisson), d’Alden Ehrenreich en cowboy ridicule, de Ralph Fiennes en cinéaste mondain, des déjà citées Tilda Swanton, de Jonah Hill, de Christophe Lambert, de Frances McDormand dans une séquence totalement dénuée d’humour où elle incarne une monteuse qui s’étrangle, bref de tous ces gens connus qui font un petit tour devant la caméra, n’amènent strictement rien et c’est tout juste si, en sortant de la salle, on a envie de se remémorer leur présence.

Ave-Cesar Scarlet

Quand à la morale de l’histoire, qui montre à grands coups d’avertisseur que le cinéma ne vaut rien mais que rien ne vaut le cinéma, on a envie de secouer les Coen. Oh, les Brothers, réveillez-vous ! Un milieu où il y a du bon et du moche ? Du bad et du beautiful ? Les ensorcelés de Minnelli, ça vous parle ?

Jean-Charles Lemeunier

Avé César

Année : 2016

Origine : Etats-Unis

Réalisation, scénario et montage : Joel et Ethan Coen

Photo :Roger Deakins

Musique : Carter Burwell

Avec Josh Brolin, George Clooney, Alden Ehrenreich, Ralph Fiennes, Scarlett Johansson, Jonah Hill, Tilda Swinton, Channing Tatum, Frances McDormand, Christophe Lambert…

Sorti le 17 février 2016.


Joe D’Amato chez Bach Films : Sea, Sex and Sun… version morbide

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Certains cinéastes sont difficiles à cerner. Surtout s’ils sont Italiens et ont œuvré dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Ils pouvaient alors tout expérimenter et, à travers les pires films commerciaux, glisser des idées très personnelles. Après le bouquin paru chez Artus Films, il est temps de reparler de Joe D’Amato, alias Aristide Massaccesi, dont deux nouveaux titres viennent de paraître chez Bach Films. Et pas n’importe lesquels.

Chef opérateur depuis 1969 et réalisateur depuis 1972, notre Aristide a tourné un peu de tout, quelquefois n’importe quoi, mais il serait injuste de ne voir dans sa carrière qu’une succession de « coups » financiers. C’est un fait, Joe D’Amato suit les modes, de ces séquelles du Décaméron magnifié par Pasolini aux cowboys cuisinés all’arabiata, de ces comédies déshabillées aux documentaires mondo, avec un goût toujours très prononcé pour l’érotisme. C’est un fait aussi que D’Amato crée parfois des concepts qui vont ensuite être récupérés tant et plus par nombre de ses confrères. Et l’on reconnaîtra que son Anthropophagous, tourné en 1980 et déjà édité par Bach Films, mérite largement le détour. 1980 est également l’année où il tourne coup sur coup Sesso nero et Orgasmo nero, ce dernier rebaptisé chez nous Les plaisirs d’Hélène. Ce sont ces deux-là que Bach Films vient de placer sous les projecteurs.

Orgasmo nero

Disons-le tout de suite : Sesso nero présente l’avantage d’être le premier film porno tourné en Italie. Et, comme Orgasmo nero qui n’est qu’érotique, avec seulement une scène que l’on pourrait qualifier de pornographique, tous deux peuvent bénéficier de sous-lectures politiques, comme c’est souvent le cas avec les cinéastes italiens. Tournés en République dominicaine, où D’Amato se met à travailler assidûment à la fin des années soixante-dix, les deux sujets sont classés par les exégètes dans la catégorie « érotique/exotique » du réalisateur. Sous-texte politique donc, surtout avec Orgasmo nero. Un couple occidental (Richard Harrison et Nieves Navarro, actrice espagnole qui tourne ici sous son pseudo habituel de Susan Scott) s’entiche d’une jeune indigène (Lucia Ramirez, étonnante parce que belle et toujours imperturbable, ce qui crée un certain malaise). Ils la prennent avec eux — c’est-à-dire que la jeune fille ne pourra plus retourner auprès de ses parents sous peine de déshonneur — et celle-ci devient un objet sexuel. Les nombreuses scènes de sexe cachent à peine l’égoïsme des Blancs : non seulement ils acceptent volontiers la soumission de leur « conquête », mais ils n’auront aucun remord lorsqu’il s’agira de s’en débarrasser. Pire : en guise d’excuse, ils parlent d’amour, prétexte à bien des excès et des trahisons. Tout ne va bien sûr pas se passer comme ils le pensent. Ce qui est indéniable en tout cas, c’est que le cœur de D’Amato penche du côté des Dominicains.

Sesso nero jaquette

Malaise encore avec Sesso nero, dont le scénario est signé George Eastman, la vedette d’Anthropophagous. Le film est pourtant un porno et, malgré tout, son sujet est dérangeant, à cent lieues des thématiques abordées habituellement. Incarné par Mark Shannon — c’est-à-dire Manlio Cersosimo, un des acteurs italiens les plus connus dans ce domaine —, un homme revient en République dominicaine, incapable d’oublier la jeune femme qu’il a quittée et qui est morte d’amour pour lui (Annj Goren). Son retour est aussi expliqué par sa maladie : atteint d’un cancer de la prostate dont l’issue est une opération et le renoncement à tout acte sexuel, Shannon veut griller ici ses dernières cartouches. Ce qu’il fera à plusieurs reprises, mais poursuivi par le fantôme de celle qu’il a à tout jamais perdue. On est très loin des grivoiseries françaises tournées à la même époque et beaucoup plus proche des pornos « à thèse » américains, tels que Devil in Miss Jones (1973, Gerard Damiano). Les relations sexuelles sont ici liées à la souffrance, physique autant qu’intellectuelle. La réalité devient cauchemardesque et une fois de plus, comme avec Orgasmo nero, l’Occidental se sent victime de traditions caraïbes qu’il ne cherche même pas à comprendre.

Sesso nero Shannon Ramirez

D’Amato n’a peur de rien. Au sexe, il ne craint pas de mêler des séquences de cannibalisme, de meurtre et de castration. Certes, Oshima avec L’empire des sens et Ferreri avec La dernière femme, tous deux en 1976, ont filmé avant lui un sexe masculin tranché dans le vif. C’est la preuve que le cinéaste sait aussi se référer aux plus grands auteurs de son époque, plutôt que se contenter de piller allègrement les grands succès commerciaux américains.


Jean-Charles Lemeunier

Sesso nero
Année : 1980
Origine : Italie
Réalisateur : Joe D’Amato
Scénario : George Eastman (Luigi Montefiori)
Photo : Enrico Biribicchi
Musique : Nico Fidenco
Montage : Ornella Micheli
Avec Mark Shannon, Annj Goren, George Eastman, Lucia Ramirez

Orgasmo nero
Année : 1980
Origine : Italie
Titre français : Les plaisirs d’Hélène
Réalisateur : Joe D’Amato
Scénario : Aristide Massaccesi
Photo : Alberto Spagnoli
Musique : Stelvio Cipriani
Montage : Haidi Morras
Avec Susan Scott, Richard Harrison, Lucia Ramirez, Mark Shannon

Deux films édités par Bach Films le 18 janvier 2016.


« Cinderella » de Pierre Caron : Une Cendrillon sans haillons

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Il faut se faire à l’évidence : il en est des films comme des promesses qui ouvrent parfois des horizons et déçoivent à l’arrivée. C’est le cas de Cinderella (1937) que propose Gaumont dans sa fabuleuse collection « À la demande ». L’auteur, Pierre Caron, souffre d’une sacrée réputation. Il assista pourtant Guitry, signant avec lui L’accroche-cœur en 1938, mais eut surtout le redoutable privilège de réaliser en pleine occupation Pension Jonas (1942), film aujourd’hui invisible qu’on espère voir un jour refaire surface et qui, selon les historiens, fut interdit pour cause… d’imbécillité. Ce qui sans doute relève de la légende car si une telle clause de censure existait, nombreux seraient les sujets à ne jamais figurer sur aucun écran. Le vrai tort de Caron est d’avoir travaillé pour les Allemands de la Continental Films, une maison de production installée à Paris sous tutelle nazie et qui avait à son service le gratin du cinéma français, de Maurice Tourneur à Henri-Georges Clouzot en passant par Pierre Fresnay, Fernandel et Raimu.Caron y tourne Ne bougez plus en 1941 et sera condamné à la Libération. Il s’enfuit en Espagne puis au Vénézuéla où il meurt en 1971.

Bien avant ces problèmes de collaboration, effective ou pas, Caron tourne donc Cinderella, l’histoire d’une moderne Cendrillon. Parce qu’elle a cassé de la vaisselle, Evelyn, jeune Américaine à Paris, est renvoyée du restaurant où elle travaillait. Heureusement que, parmi les fidèles de l’établissement, se trouve une bande de joyeux drilles, petites mains au théâtre d’en face. Ils arrivent à faire embaucher Evelyn comme femme de ménage. Puis comme danseuse, le directeur dudit théâtre (Marcel Vallée) voulant se débarrasser de la star maison (Christiane Delyne). Et ça tombe bien puisque Evelyn sait danser et chanter. Ajoutons à cela une rencontre fortuite avec un astronome (Maurice Escande) dont la jeune femme tombe amoureuse et à qui elle n’ose avouer son véritable métier et le tour est joué pour une petite comédie sans prétention et finalement plaisante à regarder.

Joan Warner

En quoi peut-on alors s’estimer déçu ? C’est que le rôle d’Evelyn a été attribué à Joan Warner. Vous ne connaissez pas Joan Warner ? Normal, elle est tombée dans l’oubli depuis des lustres. Elle fut pourtant dans les années trente une des plus fameuses « danseuses nues » de l’après-Josephine Baker, aux côtés de Sally Rand côté américain et Colette Andris et La Visirova côté français, cette dernière ayant fait le sujet du premier roman de Roger Vailland. En 1935, deux ans avant Cinderella, Joan Warner qui se produisait nue dans un cabaret a été attaqué pour « outrage à la pudeur » par un client. Son acquittement aurait dû permettre à la danseuse de continuer son métier dans le même (joli) costume. C’est là où le bât blesse avec Cinderella. La jeune femme n’apparaît jamais nue. Un comble !

Pourtant, le cinéma français des années trente adore ces petites dames déshabillées, tant dans les opérettes de sous-préfectures que dans les meilleurs des films d’auteurs, à commencer par ceux de Duvivier et Renoir. On n’a pas oublié, chez le premier, ces Marocaines qui se baignent dans le plus simple appareil dans Les cinq gentlement maudits (1931), ce « film dans le film » qui ouvre Le paquebot Tenacity (1934) et encore moins ces danseuses seins nus, de flamenco dans La bandera (1935) et de cabaret, coachées par Louis Jouvet, dans Un carnet de bal (1937). Chez Renoir, le corps féminin a souvent été magnifié et, dans ces années-là, on se souvient de celui de Catherine Hessling dans Nana (1926) ou de Celia Montalvan dans Toni (1935), sur lequel le grassouillet Max Dalban n’a de cesse de vouloir poser la main, aussi lourde que le reste de sa personne. Résumons-nous : le cinéma de l’entre-deux-guerre cultive la licence et Joan Warner est une danseuse nue. Pierre Caron, dès les premières minutes, nous met même les points sur les i : son film va parler du corps féminin. Dans une répétition sur la scène du théâtre où va atterrir Evelyn, un ténor rondouillard serre de près sa chanteuse et, au plus fort de leur duo, pose carrément les mains sur les seins de sa partenaire, ce qui doit l’aider à avoir un meilleur coffre. Puis, alors qu’on ne s’y attend pas du tout, trois danseuses en fond de plan ôtent soudain tous leurs vêtements et se retrouvent à poil. Diantre, se dit le vrai cinéphile tout aussi attentif à ce qui se passe au premier plan qu’en coulisses, en voilà un film qui démarre bien.

Puis arrive le personnage de Christiane Delyne, vedette has been jalouse de l’arrivée de la jeune recrue. Elle se précipite dans le bureau du directeur avec son costume de scène, un collant noir façon Musidora qui ne cache rien de son corps replet. L’actrice a même montré beaucoup plus dans La cure sentimentale (1932) de Pierre Weill. On se dit qu’avec ces deux-là, Joan Warner et Christiane Delyne, on va en avoir pour son content. Que nenni ! Non seulement Caron a le toupet de ne pas dévêtir son actrice/danseuse (c’est tout juste si on aperçoit la pointe d’un sein sur une photo publicitaire) mais il ose la faire danser habillée devant des girls topless.

Cinderella affiche

Mais la plus grosse déception survient au cours d’un bal des Quat’Z’arts où Joan Warner va figurer « la Vérité toute nue », portée sur un bouclier par des étudiants délurés menés par leur vieux professeur (Paul Faivre) qui fuit son dragon de femme (Jeanne Fusier-Gir, déjà dans son rôle habituel de vieille fille rangée). Joan porte une toge et Christiane Delyne une tunique antique dont le soutien-gorge s’ouvre par le milieu. On se prête à rêver. On sait Delyne jalouse, on voit Joan Warner habillée alors qu’elle devrait être aussi nue que la Vérité. Dans cette ambiance d’orgie romaine digne de celle des contemporains Dégourdis de la Onzième de Christian-Jaque, on se dit que Delyne va pouvoir prouver ce qu’est la Vérité en dégrafant hardiment son soutif, ce que, entre nous, Ginette Leclerc osera faire face à Maria Mauban dans Le chômeur de Clochemerle (1957) de Jean Boyer, histoire de montrer quelle poitrine est la plus ferme, sous le regard éberlué de Fernandel. Rien de tout cela ici. Frappé par une foudre censurielle en cours de film, il semble que Pierre Caron n’ose plus rien et se contente de filmer sagement les amours béats de la danseuse et de l’astronome.

Alors, il reste tout le reste et surtout les chansons, plutôt les chansonnettes, qui nous laissent admiratifs de ce que l’on pouvait, l’on osait montrer à cette époque. Tout aussi formidable que les couplets sur la vie dans la chaussure entonnés par Préjean dans Dédé, ou Le nouveau chapeau de Zozo que décline avec vigueur et aisance Chevalier dans Avec le sourire (que l’on retrouve dans la même collection DVD Gaumont) ou encore cette Fille du bédouin éraillée avec entrain, l’accent des faubourgs en prime, par Milton dans Le comte Obligado, la chanson Il a mal aux reins, Tintin est digne des airs enlevés de Fernandel dans l’ensemble de ses films. Chansons sans complexe, qui ne se prennent pas du tout au sérieux. Chansons qui sont censés faire rire, ne le font pas toujours mais mettent certainement de très bonne humeur qui les écoute.

C’est le cas de Cinderella, finalement. Le film ne va pas très loin, nous laissant en rade assez souvent, mais c’est cette bonne humeur et le surjeu de la plupart des comédiens (entre autres Suzanne Dehelly en fiancée du fameux Tintin qui a mal aux reins et O’Dett dans le rôle d’un étudiant) qui font que le film emporte in extremis la mise. Ajoutons à cela tous les grands noms que l’on retrouve au générique : Vincent Scotto à la musique, Harry Pilcer à la chorégraphie – il fut le partenaire de Mistinguette et de Gaby Deslys qui, elle aussi, ne s’effrayait pas de danser peu vêtue – et Boris Kaufman, le frère de Dziga Vertov, à l’image.

Jean-Charles Lemeunier

DVD paru dans la collection « Gaumont à la demande » le 20 janvier 2016.

Cinderella
Année : 1937
Origine : France
Réalisation : Pierre Caron
Scénario : Jean Montazel
Photo : Boris Kaufman
Musique : Vincent Scotto
Chorégraphie : Harry Pilcer
Avec Joan Warner, Christiane Delyne, Maurice Escande, Guy Berry, Suzanne Dehelly, Paul Faivre, Jeanne Fusier-Gir, Philippe Janvier, Charles Lemontier, Rafael Medina, O’Dett, Félix Paquet, Marcel Vallée, Titys, Georges Grey, Jane Stick, l’orchestre de Jo Bouillon, les Bluebell Girls, les Boys des Folies Bergère, les Mannequins des Folies Bergère…


Sherlock Holmes (Artus Films) : Complémentaire mon cher Watson

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Chaque génération a son Sherlock Holmes. Les plus jeunes imaginent aisément pour se représenter le personnage de Conan Doyle les traits de Robert Downey Jr, tel qu’il apparaît dans les films de Guy Ritchie, ou ceux de Benedict Cumberbatch et Jonny Lee Miller dans les séries Sherlock et Elementary. Mais pour beaucoup, penser à Sherlock Holmes remet en mémoire le village allongé et sérieux de Basil Rathbone, dont les films des années quarante passaient encore en boucle trente ans après à la télévision française.
Rathbone a d’ailleurs tellement marqué le détective que, lorsqu’en 1954, la télévision américaine décide de remettre en selle l’homme au deerstalker (la fameuse casquette), sa pipe et son archet, c’est à Ronald Howard qu’elle fait appel. Et Ronald Howard, fils du célèbre Leslie Howard — le mollasson dont Scarlet est amoureuse dans Autant en emporte le vent — a le même style de visage que Basil Rathbone. Et il possède la même distinction britannique que le grand Basil. C’est normal, Ronald est natif de la perfide Albion alors que Rathbone, curieusement, a vu le jour en Afrique du sud.

Sherlock R.Howard

Alors que le grand Sherlock n’est toujours pas démodé, bien au contraire puisqu’il est à nouveau décliné sous toutes les formes, y compris flanqué d’une Watson féminine dans Elementary, Artus Films a eu la riche idée de ressortir en DVD les 39 épisodes d’une demi-heure de Sherlock Holmes, produits entre 1954 et 1955 par Sheldon Reynolds et tournés en France. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on retrouve tout au long des différents génériques un grand nombre d’acteurs français. Citons Jacques François, Delphine Seyrig, Sacha Pitoeff, Nicole Courcel, Jacques Dacqmine, Grégoire Aslan et de nombreux autres seconds rôles. Mais on a également la surprise de découvrir, au fil des épisodes, Paulette Goddard, Dawn Addams ou Michael Gough, l’Alfred des Batman de Tim Burton.

Sherlock Holmes Watson Lestrade

Beaucoup de ces histoires courtes sont tirées de Conan Doyle lui-même, les autres scénarios étant principalement écrits par Charles et Joseph Early, Lou Morheim, Sheldon Reynolds et quelques autres. Outre la rencontre entre Sherlock et le Dr Watson, interprété par Howard Marion-Crawford, dans le premier épisode et la présence quasi systématique et inefficace de l’inspecteur Lestrade (Archie Duncan), le reste de la série est toujours composé de la même manière ou presque : souvent, Holmes et Watson vaquent tranquillement à leurs occupations dans leur appartement du 221B Baker Street lorsque quelqu’un vient taper à leur porte pour leur apporter une affaire incroyable. Enfin, toujours incroyable pour Watson, qui roule des yeux devant le mystère, alors que Holmes, fin stratège, pose quelques questions et a déjà une idée précise de la solution. D’autres fois, l’action démarre d’abord et ce n’est qu’ensuite que l’on vient chercher de l’aide auprès des deux amis. Qu’ils aillent enquêter dans des châteaux, des chambres d’hôtels, des bars, un repère de faux-monnayeurs ou un train, les deux héros fonctionnent à peu près à l’identique. Et lorsqu’il faut un bon coup de poing pour se débarrasser d’un importun, c’est toujours Watson qui s’en charge.

Doit-on également le préciser ? L’humour est omniprésent dans chacune des énigmes, certains épisodes frisant même la parodie. C’est le cas de The Case of the Texas Cowgirl, où une sorte de Calamity Jane vient quérir les bons services du détective. La différence de langues, d’accents et de comportements entre Américains et British est ici épinglée et l’actrice principale, Lucille Vines qui joue la cowgirl, en rajoute juste ce qu’il faut. Mais les Américains, qui produisent la série, ne tiennent pas à être les seuls dindons de la farce et c’est bien souvent que, au fil des récits, ils se moquent des habitudes de leurs cousins d’outre-Atlantique. Ainsi, dans The Case of the French Interpreter, Watson cherche Holmes jusque dans le club où ce dernier se retire quelquefois. Or, dans ce club très britannique, il est interdit de s’adresser à quiconque en parlant. Mais Watson a des choses importantes à dire à son détective préféré et il ose briser la loi du silence. Ainsi, les Américains fustigent-ils avec humour des mœurs qui leur semblent bien ridicules.

Sherlock Holmes et Watson

Chaque nouvelle histoire amène son lot de surprises : c’est Watson soupçonné de meurtre, ou une momie égyptienne qui rit, ou le son d’un violon fantôme, etc. On se laisse facilement prendre, d’autant que les trois cinéastes qui signent la totalité de la série (Jack Gage, Sheldon Reynolds et Steve Previn) ne prennent pas de détours et traitent simplement mais efficacement chaque histoire en un temps record. Dès l’introduction, rythmée par la musique de Paul Durand, le spectateur est dans le bain.

Alors à ceux qui, selon leur âge et leur goût, pourraient demander ce que ce Sherlock-là pourra leur apporter de nouveau, eux qui connaissent sur le bout des doigts les aventures de leur héros incarné par Rathbone, ou Christopher Lee, ou Robert Downey, ou dans les deux séries actuelles, la réponse est toute trouvée : complémentaire, mon cher Watson !

Jean-Charles Lemeunier

Série Sherlock Holmes (1954-1955) édiée en DVD par Artus Films depuis le 15 mars 2016.


« L’antéchrist » d’Alberto De Martino : Ramassez la copie… et applaudissez

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La plupart des cinéastes italiens ont fait leurs classes en regardant par dessus l’épaule de leurs collègues américains. Lesquels avaient beau râler « Arrête de copier », rien n’y faisait. Alberto De Martino ne fait aucunement exception à cette règle d’or. Actif, en tant que réalisateur, de 1961 à 1985 — il a aussi été acteur, dès 1937, dans le Scipion l’Africain de Carmine Gallone mais aussi scénariste et assistant-réalisateur —, De Martino a plus ou moins lorgné en douce (pourquoi en douce, d’ailleurs ? C’était totalement assumé) la copie de Kubrick pour Il gladiatore invincibile (1961), celle d’Aldrich pour De la gloire à l’enfer (1967) ou celle de Coppola pour Le conseiller (1973). Il a parodié les James Bond dans Opération frère cadet, joué par le propre frère de Sean Connery, Neil Connery, et se paie souvent le luxe de sortir son film à quelques mois d’intervalle de celui dont il s’inspire.

Ainsi, pour L’antéchrist dont le DVD vient de sortir chez Le Chat qui fume, ce démarquage inspiré de L’exorciste sort en Italie le 22 novembre 1974 alors que le film de William Friedkin, sur les écrans américains depuis décembre 1973, ne franchit l’Atlantique que l’année suivante pour débarquer à Rome seulement le 4 octobre 1974. Assurément, l’Alberto fait fort !

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Même si l’histoire de L’antéchrist est carrément pompée sur le scénario de William Peter Blatty, reconnaissons au scénario de Gianfranco Clerici, Alberto De Martino et Vincenzo Mannino et surtout à la réalisation de De Martino une coloration italienne très attractive. Depuis Mario Bava et Dario Argento, les cinéastes transalpins ont su tirer parti des couleurs vives et des paysages qu’offre leur beau pays. Ici, le rouge est de mise et les plans du palais de Mel Ferrer, du Vatican ou du Colisée sont beaucoup plus attrayants que la grisaille de Washington. Saluons également les décors d’Uberto Bertacca, tel ce couloir qui mène à la chambre de la possédée orné de bustes penchés semblant épier quiconque s’aventure là. L’effet est très fort.

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Question trucages, Carla Gravina, démoniaque jeune femme beaucoup plus sexy que Linda Blair, n’a pas la tête qui tourne à 360°, telle sa consœur américaine, mais crache autant de bile verte, tient les mêmes propos de poissonnière et se paie elle aussi des allers-retours du sol au plafond. Le jeu de l’actrice, les yeux révulsés, est tout aussi impressionnant que celui de Linda Blair et elle a la chance d’être entourée par quelques cadors américains en train d’achever tranquillement leur riche carrière à Cinecitta : Mel Ferrer dans le rôle du père et Arthur Kennedy dans celui du tonton cardinal. Ajoutons-y Alida Valli, entraînée aux films d’horreur chez Bava avant de poursuivre avec Argento, Umberto Orsini et la délicieuse Anita Strindberg. Les talents ne sont d’ailleurs pas que devant la caméra : pour la photographie du film, De Martino est allé chercher Aristide Massaccesi, excellent chef-op’ devenu réal de films d’exploitation sous le nom de Joe D’Amato. Et pour la musique, chapeau bas, puis qu’il a fait appel à Ennio Morricone et Bruno Nicolai. Respect !

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Bon, l’exorcisme amène toujours son lot de prêtres brandisseurs de croix un peu pénibles. Ici, il faudra quand même pas loin de trois d’entre eux pour tenir tête à Satan. On regrettera, mais c’était aussi le cas chez Friedkin, que tout cela soit très premier degré, sans cette ambiguïté qui habite tout le début de Rosemary’s Baby : est-ce vraiment du satanisme ou la jeune femme est-elle cintrée ? En revanche, très bonne nouvelle : la balance ne penche pas seulement du côté des curés. Ainsi, tout le début de L’antéchrist, qui se déroule au cours d’une cérémonie chrétienne où les foules entrent en transes, ressemble aux errements d’une secte et Carla Gravina, une fois possédée, se conduira comme ces mystiques. Où commence la religion et la foi, où s’arrête la folie et/ou la possession ? Dans un pays catholique comme l’Italie, il est certain qu’on ne peut pas traiter de tels sujets tout à fait de la même façon que les Américains, même si on s’en inspire fortement. C’est là toute la qualité de cet Antéchrist qu’on est heureux de découvrir dans une version intégrale, augmentée d’une présentation très érudite par Francis Didelot et d’un livret de 26 pages comportant de très belles reproductions d’affiches et de photos d’exploitation.

Jean-Charles Lemeunier

Le film sort en DVD chez Le Chat qui fume le 5 avril 2016.

L’Antéchrist
Pays : Italie
Année : 1974
Titre original : L’anticristo
Réalisateur : Alberto De Martino
Scénario : Gianfranco Clerici, Alberto De Martino et Vincenzo Mannino
Images : Aristide Massaccesi
Musique : Ennio Morricone, Bruno Nicolai
Montage : Vincenzo Tomassi
Décors : Uberto Bertacca
Avec Carla Gravina, Mel Ferrer, Arthur Kennedy, George Coulouris, Alida Valli, Umberto Orsini, Anita Strindberg, Mario Scaccia…


« Arrriva Dorellik » de Steno : La gigue d’un gentleman extraordinaire

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Mettons d’emblée les choses au point. Si vous adorez les films d’auteurs et consommez à outrance les DVD de Godard, Bergman, Welles, Malick ou Fellini, ce film n’est pas forcément pour vous ! Si vous êtes fous de super-héros et connaissez leurs aventures sur le bout des doigts, qu’elles soient en bandes-dessinées ou en 3D sur grand écran, ce film n’est pas forcément davantage pour vous. Car Arrriva Dorellik est, comment dire… quelque chose dont on n’a pas l’habitude, déjà que les héros dont s’inspire le personnage principal de Steno sont enfouis au fond de nos mémoires : les Satanik et autres Diabolik.

À l’origine d’Arrriva Dorellik, on trouve Johnny Dorelli, acteur italien dont peuvent à la rigueur se souvenir ceux qui ne rataient pas les films de Dino Risi consacrés aux monstres du quotidien : Les monstres, Une poule, un train et quelques monstres, Les nouveaux monstres et, enfin, Les derniers monstres. C’est dans ce dernier qu’apparaissait Dorelli, flanqué de sa superbe femme Gloria Guida (pour les amateurs, ils sont toujours mariés à l’heure actuelle), héroïne d’une flopée de comédies sexy. Mais si le public français faisait la quasi connaissance de l’individu seulement en 1982 — allez, même un peu avant puisque Dorelli figure dans le célébrissime Pain et chocolat en 1973 —, il n’en allait pas de même pour les Italiens. Car, dès 1956 avec Calypso, Johnny Dorelli était une vedette de la chanson, suivi en 1958 par le succès de Nel blu dipinto del blu, un air que l’on connaît mieux chez nous sous le titre de Volare et qui remporta tous les suffrages lors du festival de Sanremo en 1958, entonné par Dorelli et Domenico Modugno. Puis notre Johnny s’attaque à la télévision, où il obtient son propre show. Pendant tout ce temps, il apparaît aussi au cinéma, plutôt dans des comédies de Mario Mattoli ou Domenico Paolella. Avant d’accéder à la consécration grâce au premier rôle d’Arrriva Dorellik.

arriva dorellik Terry Thomas

Le film démarre dans un aéroport où un commissaire français (Alfred Adam) et son préfet (Jean-Pierre Zola) attendent le super flic de Scotland Yard, Terry-Thomas. Moustache en crocs et diastème bien visible (normal, il sourit toujours), le héros british de La Grande vadrouilleTea for Two dans le hammam, c’est lui – va se révéler aussi gaffeur que son collègue Clouseau de la série des Panthère rose, démarrée en 1963, soit quatre ans avant Arrriva Dorellik.

Puis arrrive, avec 3 R, enfin Dorellik. Ce Fantômas du pauvre, gambadant joyeusement sur les toits en se moquant de la police, avec sa tenue noire et sa cape rouge, fait quelque peu pitié. Pas plus tôt commencé, le film bat de l’aile et on se dit que le lourdingue ne tue pas forcément mais ne renforce pas plus que ça l’intérêt du spectateur. D’autant plus que la mise en scène de Steno, déjà riche d’une longue carrière en tant que scénariste et réalisateur, ne fait pas des étincelles. Puis arrrive, avec 3 R, le premier véritable gag. Certes, Castellano et Pipolo, les deux scénaristes d’Arrriva Dorellik, connaissent bien leur métier et Johnny Dorelli, pour qui ils ont travaillé à la télévision et écrit des chansons, dont Arrriva la bomba avec, toujours, 3R. Et ils connaissent aussi parfaitement leurs classiques. Qu’est-ce que le burlesque des années soixante, finalement, si ce n’est la réutilisation des fleurons de la grande époque, de la tarte à la crème aux coups de pied au cul, augmentée d’un certain génie. Blake Edwards, grand pourvoyeur de burlesque à cette époque, en avait, du génie. Castellano, Pipolo et, surtout, Steno sans doute un peu moins mais, l’un dans l’autre, ils ne s’en sortent pas si mal que cela. Parce que, à partir du premier véritable gag, le film démarrrrrre. Et mettez autant de R que vous voudrez !

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Quel est-il, ce premier vrai gag ? Une reprise toute simple de ce qu’a fait Pierre Etaix dans son court-métrage Heureux anniversaire en 1962. Parce que Dorellik nargue les policiers sur les toits, ceux-ci se précipitent en voiture. Terry-Thomas se gare, suivi de près par deux autres voitures qui se placent de part et d’autre de son véhicule… et bloquent ses portières, l’obligeant à sortir par le toit ouvrant. Un peu plus loin, c’est le gilet pare-balle de Dorellik qui fait penser au Dictateur (1940) de Chaplin et les flics déguisés en nonnes qui rappellent fortement Un drôle de paroissien (1963) de Mocky. Tout n’est bien sûr pas que reprises et l’on peut rire aussi de Dorellik qui, dans un restaurant où il est entouré d’une nuée de jolies filles, les embrasse toutes et le serveur itou. Ou Terry-Thomas qui a des problèmes avec ses bretelles. Ou le tigre endormi qui devient une grosse peluche. On l’aura compris, une fois que le premier sourire, à défaut de franche rigolade, est esquissé, Arrriva Dorellik vous entraîne dans une succession d’actions toutes plus débiles les unes que les autres qui vous plairont bien, allez, avouez-le.

Dorellik Margaret Lee

Les commentateurs savants voient dans Arrriva Dorellik un hommage rendu au fameux Noblesse oblige (1949) de Robert Hamer. Là où un héritier putatif, dans le film britannique, devait se débarrasser des huit personnes placées avant lui sur la liste de l’accès à la fortune, toutes incarnées par le même Alec Guinness, Dorellik a accepté un contrat autrement plus compliqué, puisqu’il doit tuer tous les Dupont. Lesquels ne seront pas joués par le même acteur. Si Noblesse oblige peut servir d’idée de départ, le loufoque de la surenchère ici gagne tout. D’autant plus que la surenchère contamine les gags. En cela, la séquence avec le tigre dans la demeure de Didi Perego enchaîne les catastrophes à un bon rythme. Ajoutons à cela des chansonnettes typiques de l’Italie des années soixante, dont une susurrée par la craquante Margaret Lee, et le tour est joué.

Jean-Charles Lemeunier

Arrriva Dorellik
Pays : Italie
Année : 1967
Réalisateur : Steno
Scénario : Castellano, Pipolo
Images : Mario Capriotti
Musique : Franco Pisano
Montage : Ornella Micheli
Avec Johnny Dorelli, Terry-Thomas, Margaret Lee, Alfred Adam, Jean-Pierre Zola, Ricardo Garrone, Didi Perego…

Sortie en DVD chez Bach Films le 1er février 2016.


Trois films de David Lean : Une mémoire britannique d’Elephant

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Heureux mortels




Remercions l’éditeur Elephant Films, qui livre à notre curiosité trois DVD et Blu-ray de David Lean, de se souvenir d’un certain cinéma britannique digne d’éloges. Après Alfred Hitchcock, Alexandre Korda, Carol Reed et Michael Powell, voici donc trois œuvres de David Lean des années quarante — qui faisaient déjà partie d’un coffret édité par Carlotta il y a cinq ans —, histoire de (re)découvrir que l’auteur de fresques à gros budgets telles que Lawrence d’Arabie ou Dr Jivago savait aussi diriger des sujets plus intimistes avec une grande élégance.




L’élégance est justement le mot-clef de This Happy Breed (1944, Heureux mortels), histoire d’une famille sur vingt ans, de la fin de la Première guerre mondiale au début de la suivante. Certes, Julien Duvivier, quatre ans plus tôt, a déjà mis en scène les aventures d’une famille française sur quatre générations rythmées par trois guerres contre les Allemands. Untel père et fils mise sur une propagande anti-teutonne alors que le pays replonge dans un conflit. Rien de tout cela avec Heureux mortels, rien d’anti-germanique en tout cas. Lean évoque au passage la montée de Hitler et les discours, dans Hyde Park, des fascistes anglais sans insister plus que ça.

Dionnet

Adaptant une pièce de Noel Coward, avec qui il a réalisé en 1942 son premier film, In Which We Serve (Ceux qui servent en mer, également disponible chez Elephant Films), et avec qui il travaillera encore pour Blithe Spirit (1945, L’esprit s’amuse), Lean ne se contente pas de filmer des dialogues, bien au contraire. Jean-Pierre Dionnet, qui, dans cette collection, donne toujours des éclairages fort intéressants, compare l’ouverture d’Heureux mortels à celle de The Yards de James Gray : la caméra survole la ville, s’approche d’une maison et pénètre par la fenêtre. C’est là que l’on découvre la famille Gibbons : le père (Robert Newton), la mère (Celia Johnson) et les trois enfants (Kay Walsh, Eileen Erskine et John Blythe), auxquels il faut ajouter la grand-mère (Amy Veness) et la tante vieille fille (Alison Leggatt), ainsi que le voisin (Stanley Holloway), ancien compagnon de guerre de M. Gibbons, et son fils (John Mills). Précisons, avant de poursuivre, l’extraordinaire justesse de tous ces acteurs, toujours mesurés, dont les émotions se traduisent la plupart du temps par des regards.

Tous les événements que traverse cette famille, qu’ils soient politiques ou sociaux (telle la grève générale de 1926), sentimentaux ou culturels, sont rythmés par le thé. À ces gens ordinaires, en tout cas voulus tels par le cinéaste, on pourrait reprocher un certain académisme. Ainsi les conseils de vie donnés par le père à son fils sont-ils conventionnels tout en étant emplis de bon sens. Lean et ses deux coscénaristes, Anthony Havelock-Allan et Ronald Neame — qui signe aussi de superbes images dans un Technicolor pastel et qui deviendra le réalisateur de L’aventure du Poséidon —, ainsi que Noel Coward qui, ne l’oublions pas, a signé la pièce d’origine, ont choisi de parler d’une famille « normale » comme nous avons aujourd’hui à la tête du pays un président « normal ». Les membres de la famille ne sont pas spécialement hauts en couleurs, simplement de braves gens qui méritent que l’on s’intéresse à eux. Très à l’aise pour dépeindre avec beaucoup de tendresse ces petites vies, David Lean se montre un excellent précurseur de ce que pourra signer plus tard John Boorman, des chroniques familiales toutes en finesse.



Il était tout à l’heure question d’élégance de la mise en scène. Elle se traduit aussi par le dosage des scènes, capables de passer en douceur du comique au tragique. Telle cette séquence avec la radio où une mort s’annonce, bercée par les rythmes joyeux d’un jazz américain. La mise en scène de Lean est tout aussi précise dans le choix de ses cadres. Lorsque le couple parental fait la vaisselle, Lean place Robert Newton sur la droite, filmé sans entrave à travers une baie ouverte, alors que de l’autre côté, la fenêtre fermée enserre Celia Johnson dans ses carreaux.

Jean-Pierre Dionnet rapproche le personnage de la fille rebelle (Kay Walsh) de Lean lui-même : comme le cinéaste au même âge, elle veut absolument sortir de sa condition, quitte à peiner ses proches.

L'esprit s'amuse jaquette

Bien que le plus connu des trois films, Blithe Spirit (1945, L’esprit s’amuse), est finalement aussi le plus décevant, amusant certes mais comportant de longs bavardages symptomatiques des pièces de Coward. Le sujet se démarque peu des comédies à fantômes hollywoodiennes style Topper (1937, Le couple invisible). À la suite d’une séance de spiritisme menée par la pétaradante Margaret Rutherford, un jeune couple (Rex Harrison et Constance Cummings) trouve son foyer envahi par le fantôme de la première femme de monsieur (Kay Hammond), morte d’une crise cardiaque au cours d’un accès de fou rire ! Une fois que le fantôme est là, verdâtre à souhait et encombrant comme c’est pas permis, ni Coward ni Lean ni ses deux coscénaristes habituels, Havelock-Allan et Neame — encore auteur d’une superbe photographie en Technicolor —, ne savent plus trop quoi faire de lui, sinon lui donner de longs bavardages. On a beau lui trouver tous les qualificatifs que l’on voudra (enjoué, enlevé), L’esprit s’amuse reste assez statique, malgré de jolis numéros d’acteurs, et assez vain. Un mystère demeure en ce qui concerne Noel Coward : tant dans Heureux mortels que dans L’esprit s’amuse, ses personnages ne sont guère exubérants (à l’exception de Margaret Rutherford dans le deuxième film), comparé à ce que lui-même a pu faire en tant qu’acteur dans le Bunny Lake Is Missing (1965, Bunny Lake a disparu) d’Otto Preminger. Coward y incarne un drôle de type un peu malsain, crado, à cent lieues des bourgeois de la haute ou des gens sans excès qui peuplent son théâtre. Lui-même incarna d’ailleurs à la télévision britannique, en 1956, le père de famille de This Happy Breed et le mari qui se retrouve avec deux femmes, dont l’une trépassée, de Blithe Spirit.

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Après le succès international de Brief Encounter (1945, Brève rencontre), un film encore inspiré par Noel Coward, et un détour par l’œuvre de Charles Dickens — Les grandes espérances en 1946 et Oliver Twist en 1948 —, David Lean signe en 1949 un superbe film, The Passionate Friends (Les amants passionnés). Déjà héros de Brève rencontre, Trevor Howard aime passionnément, comme le titre du film l’indique, Ann Todd. Laquelle est mariée à Claude Rains. Le triangle de Brève rencontre (le mari, la femme et l’amant) se reforme ici d’une manière encore plus romanesque. Là où le décor de Brève rencontre était quotidien et dénué de faste, celui des Amants emprunte au romantisme le plus échevelé : vaste demeure de l’héroïne contre appartement plus simple de son amant, passage à la nouvelle année qui ressemble à un carnaval vénitien, balade amoureuse sur un lac alpin et sur des sommets et hôtel de rêve sur les rives du même lac. L’amour est ici une force contre laquelle on ne peut lutter, balayant sur son passage toute raison et pourtant, pourtant. Chez Lean, la femme amoureuse ne perd pas tant que cela la tête et Ann Todd ne cesse d’hésiter dans son choix. Le personnage de Claude Rains est sans aucun doute le plus fort, l’acteur pouvant déployer un plus grand éventail de sentiments : la colère, la frustration, la jalousie, le cynisme mais aussi l’amour. Dans son introduction, Jean-Pierre Dionnet précise que c’est ce mari trompé joué par Rains qui est le plus proche de David Lean. Non pas parce que Lean était lui-même cocu mais bien parce que la froideur et l’exigence au travail montrées par Rains étaient tout à fait en adéquation avec le cinéaste, qui ne se fit guère d’amis tout au long de sa carrière, étant très dur avec ses collaborateurs. Pourtant, il travailla souvent avec les mêmes personnes et, à la fin du tournage, il épousa Ann Todd qui fut l’une de ses six femmes, comme le fut aussi Kay Walsh, son interprète de This Happy Breed. Grand amoureux, alors, le David ? Sans doute mais curieusement, le titre original du film mentionne « friends » et non « lovers ». Comme si la raison très british, celle représentée par Claude Rains, lui-même alter ego du cinéaste, venait apporter un bémol à la passion.

Ce film admirable, comme l’est également This Happy Breed, éclaire d’un jour nouveau la carrière de David Lean. Quand il achève ces Amants passionnés, Lean mettra encore huit ans à se lancer dans l’aventure des superproductions qui débute avec The Bridge on River Kwai (Le pont de la rivière Kwai). Des films qu’il disait préférer aux bandes plus intimes de ses débuts. Pourtant, et citons une dernière fois Dionnet, tant avec Ryan’s Daughter (197O, La fille de Ryan) que A Passage to India (1984, La route des Indes), Lean n’eut de cesse de nourrir ses blockbusters de scènes proches de celles qu’il tournait à ses débuts.

Jean-Charles Lemeunier

Heureux mortels, L’esprit s’amuse et Les amants passionnés : trois combos Blu-ray/DVD de David Lean édités par Elephant Films depuis le 15 mars 2016.



« Dr Mabuse et le rayon de la mort » de Hugo Fregonese : Quoi de neuf, Doktor ?

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Se doutait-il Norbert Jacques, cet écrivain luxembourgeois de langue allemande, de la destinée cinématographique qu’aurait son personnage, le Dr Mabuse ? Certes, le Norbert n’eut pas à attendre longtemps : publié en 1921, Mabuse est rapidement récupéré par Fritz Lang qui en fera son héros pour trois films : Dr. Mabuse der Spieler (1922, Dr Mabuse le joueur), Das Testament des Dr. Mabuse (1933, Le testament du Dr Mabuse) et Die tausend Augen des Dr. Mabuse (1960, Le diabolique Dr Mabuse). À l’époque où notre histoire commence, Mabuse est tombé dans le domaine public. Peut-être pas du point de vue de ses droits d’adaptation mais parce que, dans la foulée de Lang, dès 1961, une flopée de réalisateurs de moindre importance s’emparent de Mabuse. Et, parmi eux, l’Argentin Hugo Fregonese qui, après un passage remarqué dans les studios californiens – son western Quand les tambours s’arrêteront tient sacrément le coup -, est venu s’échouer en Europe où il tourne, en 1964, Die Todesstrahlen des Dr. Mabuse (Dr Mabuse et le rayon de la mort). Nous y voilà : c’est ce dernier que Bach Films vient d’éditer en DVD. Ajoutons que le film est cosigné par Victor De Santis, spécialiste des séquences sous-marines.

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Entre les mille yeux (traduction littérale du dernier Lang, qui désigne les écrans multiples dont se sert Mabuse) et Le rayon de la mort, Mabuse est donc tombé entre les mains de Harald Reinl, Paul May et Werner Klinger qui ont réduit la fascinante saga mise en images par l’auteur de Metropolis à des séries B d’espionnage, sympathiques à regarder mais sans réel enjeu politique. Ces séquelles sont financées par Artur Brauner, producteur de trois Lang : Le tigre du Bengale, Le tombeau hindou et Le diabolique Dr Mabuse. Si le Mabuse des années vingt a pu préfigurer le nazisme, celui des années soixante fait pâle figure face aux adversaires de James Bond. Et c’est vrai que Dr Mabuse et le rayon de la mort ressemble à la version sage d’une des aventures de 007 : les filles, Yvonne Furneaux et Rika Dialyna, sont jolies et en bikini mais n’ont pas l’allure d’Ursula Andress. Reconnaissons à Rika Dialyna un petit déshabillé transparent qui lui vaut toute notre gratitude. Quant à Yoko Tani, son rôle est malheureusement trop court !

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L’histoire suit donc un agent britannique, joué par un  transfuge du Diabolique Dr Mabuse, Peter Van Eyck, en mission sur l’île de Malte. Il porte le nom de Bob Anders mais aurait pu tout aussi bien être affublé des surnoms de Coplan, OSS 117, Tigre, Gorille, Monocle ou Lemmy Caution : les agents sont légions dans le cinéma européen des années soixante. Fregonese est un malin, c’est certain, et il prend tout de suite soin de ne pas trop prendre au sérieux les mésaventures de son espion. Car qui dit espion dit discrétion or tout le monde sait, à Malte, qu’Anders travaille pour le gouvernement de Sa Majesté. Cet absence de secret, qui met le pauvre Van Eyck en rogne chaque fois qu’il la constate, agit comme un gag récurrent. Mais le réalisateur prend bien soin de doser ses effets car la rigolade doit s’accompagner malgré tout de mystère et tout ce qui touche au sinistre Dr Mabuse est mystérieux et quasiment surnaturel.

Le Mabuse de Lang cherche davantage à dominer les consciences que le monde, même si, dans son esprit, l’un ne va pas sans l’autre. C’est pour cette raison, et aussi parce que la femme et scénariste de Lang, Thea von Harbou qui travailla sur ses Mabuse, était affiliée au parti nazi, que l’on rapprocha le méchant toubib du totalitarisme national-socialiste, les films de Lang mêlant effroi et fascination.
Les Mabuse suivants, et tout pareillement celui de Fregonese, ne fascinent plus vraiment. Le Doktor est devenu un Grand Méchant qui ne rêve que de la destruction de la planète, ici au moyen du fameux rayon de la mort. Un dans le style du Dr No ou de Goldfinger, ces méchants qui affichent leurs raisons d’être et ne sont pas métaphysiques comme pouvait l’être le héros langien. Alors l’histoire suit son cours, que l’on suit sans ennui, se payant même un petit suspense : sous quelle apparence Mabuse refera-t-il surface ?

docteur-mabuse-et-le-rayon-de-la-mort - Yoko Tani

L’intérêt de Dr Mabuse et le rayon de la mort réside donc dans la mise à distance apportée par le réalisateur et par le plaisir évident que prennent les acteurs à composer des personnages plutôt barrés. Leo Genn, dans le rôle d’un amiral chef des services secrets, arrive en tête. Il piaffe, cabotine et assume honnêtement tout ce qu’on lui demande de faire. Valery Inkijinoff, Otto E. Hasse, Claudio Gora, Gustavo Rojo et Charles Fawcett incarnent aussi des individus au sujet desquels on n’arrête pas de douter, qui oscillent entre le bon côté et celui plus obscur mais aussi entre la comédie et le sérieux.
Puisque le spectateur a finalement du mal, tout au long du récit, à reconnaître le bon grain de l’ivraie et à placer les gens dans un camp ou un autre, c’est comme si Fregonese lui disait : Van Eyck lui au moins, c’est sûr, il est gentil, donc tu peux être de son côté. Et mieux encore : aime le maudit, aime Mabuse puisqu’avec lui ne subsiste aucun doute.

Une dernière question : comment prononcez-vous le nom du monteur du film, Alfred Srp ?

Jean-Charles Lemeunier

Dr Mabuse et le rayon de la mort
Année : 1964
Titre original : Die Todesstrahlen des Dr. Mabuse
Réalisateur : Hugo Fregonese, Victor De Santis
Scénario : Ladislas Fodor, Alexandre Welbat d’après Norbert Jacques
Photo : Riccardo Pallottini
Musique : Carlos Diemhammer, Oskar Sala
Montage : Alfred Srp
Production : Artur Brauner
Avec Peter Van Eyck, Otto E. Hasse, Yvonne Furneaux, Rika Dialyna, Wolfgang Preiss, Walter Rilla,  Robert Beatty, Valery Inkijinoff, Claudio Gora, Gustavo Rojo, Charles Fawcett, Leo Genn, Yoko Tani…

DVD sorti le 1er février 2016 chez Bach Films


« Matalo ! » et « Belle Starr » : À hauteur d’auteur

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Belle Starr jaquette

 

C’est connu, Hawks disait qu’il plaçait sa caméra à hauteur d’homme. Deux westerns italiens que vient d’éditer Artus Films, disposent plutôt la leur à hauteur… d’auteur. Ces deux films ont, c’est évident, un ton particulier, souvent irritant mais, à n’en pas douter, ils possèdent une approche différente, un point de vue. The Belle Starr Story (1968, dont le titre italien est Il mio corpo per un poker), qui raconte à nouveau les méfaits de cette hors-la-loi déjà incarnée, entre autres, par Gene Tierney (La reine des rebelles, 1941, Irving Cummings) et Jane Russell (La femme aux revolvers, 1952, Allan Dwan), est signé par un certain Nathan Wich, pseudo habituel de Piero Cristofani. Dans le bonus, Alain Petit explique qu’il fallut faire plusieurs recoupements, à travers des interviews croisées, pour comprendre que Cristofani avait rapidement été remplacé à la tête du film par Lina Wertmüller. D’où la place prépondérable que tiennent ici les femmes dans cet univers machiste.

 

Belle Starr Martinelli

 

Mais si Elsa Martinelli, qui joue Belle Starr, est bien au centre du récit, le film n’en est pas pour autant féministe, ainsi que l’augurent Alain Petit et d’autres commentateurs. Certes, la belle Belle tient la dragée haute aux hommes, y compris à son père (incarné par l’acteur yougoslave Vladimir Medar) et, lorsqu’elle veut un homme (Luigi Montefiori, qui apparaît sous son alias classique de George Eastman), elle fait mine de perdre au poker, d’où le titre italien. Malgré tout, Belle Starr n’hésite pas à se comporter avec les autres femmes, surtout l’Indienne Jessica (Francesca Righini), d’une manière très masculine. Belle a beau avoir sauvé Jessica d’un viol et d’une pendaison, elle la traite comme une simple servante. À moins que Lina Wertmüller ait voulu politiser le scénario en signifiant que la différence de classes sociales existait aussi dans l’Ouest américain ? On ne prête qu’aux riches et Lina a prouvé par la suite, avec des films comme Mimi Metallo blessé dans son honneur (1972) ou Film d’amour et d’anarchie (1973) qu’elle savait, à l’image des grands cinéastes italiens, mêler la politique à n’importe quel sujet.

Malgré ce postulat auteuriste, Belle Starr hésite entre plusieurs styles : le western classique, avec la partie de poker inaugurale, la bluette avec les rapports qui lient Eastman et Martinelli, aussi amoureux que violents, et l’utilisation de paysages à cent lieues de l’aridité habituelle des westerns. Ici on trouve de la verdure, beaucoup de verdure même, et une jolie cascade filmée sous toutes les coutures. Enfin, la dernière partie qui met en scène un vol de diamants, bascule dans un autre genre, le film de gangsters. Tout cela fait de Belle Starr un western spaghetti à part, cuisiné d’une manière particulière, pas entièrement réussi mais qui tranche avec la production habituelle.

 

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Que dire alors de Matalo ! (1970) de Cesare Canevari ? Qui n’est pas à proprement parler un auteur, en tout cas pas officiellement reconnu pour tel, et qui commet un film à nul autre pareil, comme si Bresson avait posé des étriers sur ses chaussures de ville et envoyé valdinguer tous les poncifs culs par dessus têtes. Et si l’on retrouve quelques-uns des lieux communs des westerns made in Italy — des desperados sales et dégénérés, un sauvetage inespéré de la pendaison, une ville fantôme, un butin que se disputent lesdits méchants, etc. —, ils sont filmés d’une manière complètement anormale pour le tout venant, avec une économie de dialogues, des gros plans envahissants et un héros joué par Lou Castel, le tenant du cinéma d’auteur européen (Bellocchio, Fassbinder, Wenders, Liliana Cavani, Benoît Jacquot, Danie Schmid, François Weyergans et quelques autres). Un héros d’ailleurs étrange, non-violent, et qui va en fin de compte utiliser une arme inappropriée au western.

 

matalo castel

 

 

Il est clair que, même si, en 1970, le western est un genre qui se meurt en Europe et qui commence à fuiter dans toutes les directions, à commencer par la veine parodique (Trinita date de cette même année), Matalo ! reste un film étrange et étrangement fascinant, parfois à la limite du supportable, et que l’on est pourtant content d’avoir découvert.

 

Matalo

 

Jean-Charles Lemeunier

 


« L’opéra de quat’sous » de G.W. Pabst : Big Mack the Knife

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Si L’opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill a survécu jusqu’à aujourd’hui, c’est surtout grâce à La complainte de Mackie, une chanson qui fit le tour du monde en allemand, en français et en anglais, langue par laquelle elle est devenue sous le titre de Mack the Knife un standard de jazz. Damia, Mouloudji, Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Frank Sinatra, Marlene Dietrich, Ute Lemper, jusqu’aux Doors, Sting, Michael Bublé, Roger Daltrey et Robbie Williams, tous l’ont chantée dans l’une ou l’autre langue.

Inspiré de l’œuvre de John Gay, The Beggar’s Opera (L’opéra des gueux, 1728), L’Opéra de quat’sous a été repris exactement deux siècles plus tard, en 1928, par Brecht et Weill dans une version politisée et très nettement anti-capitaliste.

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Die Dreigroschenoper, le film qu’en tire Georg Wilhelm Pabst en 1931 dans une double version, allemande et française, vient d’être édité pour la première fois en DVD par Rimini Éditions, malheureusement dans sa seule version allemande — on aurait bien aimé pouvoir comparer les deux films, d’autant plus que, dans le français, Albert Préjean est Mackie, entouré par Margo Lion, Florelle, Gaston Modot et Antonin Artaud.

On se contentera donc de la version teutonne. Quand il s’y attelle, Pabst a déjà derrière lui plusieurs gros succès (La rue sans joie, L’amour de Jeanne Ney, Trois pages d’un journal, L’enfer blanc du Piz Palu et l’antimilitariste Quatre de l’infanterie) mais c’est surtout pour Loulou, qu’il tourne avec Louise Brooks en 1929, que le cinéaste va entrer dans la légende. Moins sulfureuse, sa vision de la pièce de Brecht et Weill fait figure aujourd’hui de curiosité car, si le titre est connu, le film l’est beaucoup moins. L’opéra de quat’sous est surtout une plongée dans les deux courants antagonistes qu’a traversé le cinéma allemand pendant toute la période du muet et qui connaissent leur conclusion au début du parlant : l’expressionnisme pour les décors et les éclairages, le Kammerspiel pour le naturalisme social. Encore deux petites années avant qu’un seul style de films ne prenne le dessus : celui de la propagande nazie.

Opera Forster

Incarné par Rudolf Forster, Macheath — rebaptisé Mackie en français — est le roi des bas-fonds de Londres qui, au début du film, va épouser Polly Peachum (Carola Neher), fille du roi des mendiants. Brecht s’amuse de ses personnages, transforme ses voleurs en banquiers et montre le peu d’écart qui existe entre la pègre, la police et le capitalisme. Signalons également la présence de la prostituée Jenny, dont le rôle est tenu par Lotte Lenya, alors Mme Kurt Weill. Le film a quelque peu vieilli, beaucoup plus que le contemporain M de Fritz Lang qui, lui aussi, montre comment la pègre peut, de la même manière que la société, instaurer un tribunal, juger et condamner une personne. Ici, tout ce qui fait la caractérisation du travail de Brecht — la politique, la distanciation, l’amusement, la mise à mal des schémas et des poncifs — semble édulcoré par Pabst. Le cinéaste a beau répéter — c’est en tout cas ce qu’affirme à son sujet L’Encyclopædia Universalis —qu’il veut « combattre le capitalisme du dedans« , son Opéra de quat’sous prend davantage l’apparence d’une farce. C’était sans doute ce que voulait Brecht. Or il semble que le dramaturge n’ait pas apprécié le film de Pabst.

Carola Neher

Un dernier mot sur Carola Neher, la jolie Polly que Mackie épouse. Après une quasi figuration dans un film de 1922, elle joue essentiellement au théâtre dans des pièces de Brecht. Communiste, elle fuit avec son mari le régime nazi et part en Union soviétique. Mais le régime stalinien, qui la considère comme trotskiste et l’accuse d’avoir fomenté l’assassinat du Petit père des peuples, l’expédie au goulag où elle mourra du typhus.

Jean-Charles Lemeunier

L’opéra de quat’sous
Titre original : Die Dreigroschenoper
Origine : Allemagne
Année : 1931
Réalisateur : G.W. Pabst
Scénario : Leo Lania, Laszlo Vajda, Bela Balasz
D’après Bertolt Brecht et Kurt Weill
Photo : Fritz Arno Wagner
Montage : Hans Oser
Musique : Kurt Weill
Avec Rudolf Forster, Carola Neher, Reinhold Schünzel, Fritz Rasp, Valeska Gert, Lotte Lenya, Herman Thimig, Vladimir Sokoloff

DVD sorti chez Rimini Éditions le 23 mars 2016


Les monstres Universal chez Elephant Films : À poils

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Après nous avoir donné il y a quelques mois des nouvelles de Dracula, de ses fils et fille et de sa maison, avec des sequels réalisées à la Universal dans les années trente et quarante, voilà qu’Elephant met sur le marché deux aventures de loups-garous (Le monstre de Londres et She-Wolf of London) et deux suites de L’étrange créature du lac noir : La revanche de la créature et La créature est parmi nous (dont nous reparlerons plus tard). Ça s’appelle avoir de la suite dans les idées et nous, on adore !

Commençons par les monstres à poils. Rien que la première image visible de The Werewolf of London (Le monstre de Londres) de Stuart Walker nous donne du plaisir. Le logo de la Universal est bien le globe terrestre en pleine rotation mais, ici — nous sommes en 1935 —, il est bien sûr en noir et blanc avec un petit avion qui tourne autour. La date a aussi son importance parce que le film se situe à une charnière. Jusqu’en 1934, les cinéastes se sentent libres de raconter les histoires qu’ils veulent, sans souci de censure. On qualifie alors leurs œuvres de Pré-Code. En 1934 est justement appliqué stricto sensu le Code Hays qui interdit la violence, les relations homme/femme en dehors du mariage, la nudité, le métier de prostituée, la vision d’un couple, même marié, dans un lit à deux places, etc. Inutile de détailler tout ce que les films d’après le Code perdent en modernité et en fraîcheur. The Werewolf of London offre tous les attributs Pré-Code. Quelques exemples ? Disons d’abord en quelques mots de quoi il s’agit : au Tibet, à la recherche d’une plante très rare qui ne fleurit qu’au clair de lune, un botaniste (Henry Hull) est attaqué par une étrange créature qui le griffe au bras. L’homme rentre à Londres où il retrouve sa femme (Valerie Hobson) et son laboratoire. Il échoue à faire pousser des fleurs à sa plante tibétaine au profit de longs poils sur ses mains, ses bras et son visage. Il se transforme, évidemment, en loup-garou. Au cours d’une garden-party qu’il donne chez lui, sa tante (Spring Byington) donne à la séquence un allant étonnant. Comme une mouche du coche, elle virevolte de-ci de-là en picolant plus que ne le veut la bonne société britannique et en lançant à Valerie Hobson plusieurs sous-entendus grivois. Il faut dire que l’épouse du botaniste vient de retrouver son ancien amoureux (Lester Matthews) et que, c’est visible, quelque chose se passe entre les deux qui n’a rien à voir avec les bonnes conventions. À propos d’alcoolisme, il y a encore ces deux vieilles dames (Ethel Griffies et Zeffie Tilbury) qui ne boivent pas uniquement de la verveine et, dans un bar, une poivrote (Tempe Piggott) qui tient à peine debout.

Werewolf of London-Henry Hull

Revenons à la garden-party. Henry Hull exhibe quelques espèces exotiques très étranges : une plante carnivore qui mange une mouche, une autre encore plus vorace, avec des tiges qui s’agitent comme des tentacules, et qui avale une grenouille. Un des convives est alors très choqué de voir apporter ce genre de végétation « dans un pays chrétien ». Joué par l’habitué hollywoodien des rôles asiatiques, le Suédois Warner Oland, un savant tibétain répond alors : « La nature est très tolérante, elle n’a pas besoin de croyance. » Si c’est pas du Pré-Code, ça ! Autre exemple encore : le loup-garou s’approche d’un zoo, dont le gardien est en train de bécoter farouchement une très jolie blonde. Quand leurs lèvres se séparent, l’employé lance : « Je ne devrais pas. J’ai une femme et des enfants. » Et il l’embrasse de plus belle.

Werewolf of London -Warner Oland Henry Hull

On ne peut s’empêcher de penser, en regardant ce très intéressant Werewolf, à la version 1932 de Jekyll & Hyde, celle réalisée par Rouben Mamoulian et dans laquelle le pauvre docteur (Fredric March) est coincé dans la société victorienne qui l’empêche d’épouser sa fiancée : son futur beau-père, une vieille ganache, lui apprend qu’il a lui-même patienté cinq ans avant de pouvoir tenir sa promise dans les bras. La sexualité frustrée de Jekyll lui fait fréquenter une jolie prostituée (Miriam Hopkins) et, une fois son breuvage digéré, il la tripote et la violente à qui mieux-mieux. Ici, le botaniste est trop perdu dans son étude pour pouvoir s’occuper de sa femme. Il faudra qu’il devienne loup-garou pour que sa fougue déborde et qu’il montre combien il est jaloux de Lester Matthews.

The Werewolf of London a cela de formidable qu’il arrive six ans avant l’archétype du loup-garou, The Wolf Man de George Waggner, dans lequel Lon Chaney Jr incarne Larry Talbot. Le scénario de Curt Siodmak est très proche de l’histoire de Robert Harris adaptée par John Colton pour The Werewolf of London. La seule grosse différence est l’invention par Siodmak de la balle d’argent, la seule capable de tuer un loup-garou, qui va s’inscrire à tout jamais dans la mythologie de la Bête.

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Reste le problème de la transformation du monstre. On se dit que, à cette époque, les effets spéciaux étaient balbutiants. Qu’on se détrompe ! Plusieurs transformations arrivent au cours du récit, chaque fois étonnantes, chaque fois différentes, filmées dans le mouvement. Le maquillage de Jack Pierce et les effets spéciaux de John P. Fulton, deux orfèvres dans leurs domaines respectifs, sont formidables. Ajoutons à cela des idées plutôt fracassantes, telle cette vidéo-surveillance inventée par le botaniste, avec une caméra qui lui montre qui sonne à sa porte. Ainsi, tout au long de The Werewolf of London, allons-nous de surprise en surprise, ce que déjà nous indiquait la première séquence. Dans un Tibet qui hésite entre le studio et le parc naturel de Vasquez Rocks, un coin de Californie où ont été tournés de nombreux films — un des plus récents étant Ave César des frères Coen —, tous les premiers dialogues sont en langage local, sans le moindre sous-titre. De quoi faire bondir le spectateur de 1935 qui devait se demander dans quelle galère on l’avait entraîné. Preuve que Stuart Walker, cinéaste complètement oublié de nos jours, aimait donner du fil à retordre à ses contemporains.

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Sur un sujet proche — une jeune femme se croit victime d’une malédiction qui la transforme en louve —, She-Wolf of London (1946) de Jean Yarbrough joue davantage sur l’atmosphère. Le brouillard cache beaucoup de choses et, malgré une production assurée par Universal, le film est plus proche de ceux que Val Lewton assumait à la RKO, dirigés par Jacques Tourneur ou Mark Robson. La féline n’a été tournée que quatre ans auparavant et Angoisse date de 1944 et ces deux sujets, portés à l’écran par Tourneur, ont forcément influencé le scénario de Dwight Babcock et George Bricker.  Ajoutons que June Lockhart, l’héroïne, a une tante psychorigide incarnée par Sara Haden, dont le personnage peut faire penser à celui de Judith Anderson dans le Rebecca (1940) de Hitchcock. On le voit, She-Wolf a suffisamment de bonnes influences pour être intéressant. Sans doute ne s’en départit-il pas assez pour être complètement original. Reste un film que l’on prend plaisir à regarder : malgré ce qu’annonce le titre, il est beaucoup plus éloigné des monstres classiques Universal. Et finalement, atmosphère, atmosphère, oui il a une gueule d’atmosphère qui le fait sortir du lot.

Jean-Charles Lemeunier

2 DVD édités par Elephant Films le 27 avril 2016


« Allemagne année zéro » de Roberto Rossellini : Berlin, ville ouverte à tous les vents

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Près de soixante-dix ans après sa sortie, Allemagne année zéro,un des chefs-d’œuvres de Roberto Rossellini qui ressort en DVD chez Rimini Films, n’a rien perdu de sa force, de sa beauté et de son pessimisme. Tourné en 1947 dans le Berlin en ruines de l’après-guerre, le film ne se range pas du côté des vainqueurs mais des victimes, celles des bombardements alliés et celles du régime nazi. Parmi elles, se cachent néanmoins quelques adhérents de l’idéologie hitlérienne mais Rossellini n’établit aucune hiérarchie. Ainsi, dans la famille qu’il regarde de plus près et qui est logée (les nouvelles lois l’exigent), avec d’autres personnes, dans un des appartements ayant survécu au désastre, le père malade ne cesse de répéter qu’il était opposé au nazisme et qu’il a même écarté son plus jeune fils des Jeunesses hitlériennes alors que son aîné, qui s’est battu « jusqu’aux portes de la ville » dans les rangs de la Wehrmacht, ne s’est pas déclaré à la police et est contraint de se cacher dans une chambre. A part la sœur qui passe toutes ses soirées dehors et ramène quelques cigarettes, toute la famille compte pour manger sur le plus jeune, un petit ange de 12 ans qui se débrouille comme il peut pour ramener des vivres.

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Rossellini filme la cruauté de l’époque : le cheval mort de fatigue dans la rue que les gens s’empressent de découper, les mesquineries dans l’appartement, la difficulté pour se procurer à manger, pour avoir de l’eau chaude ou un morceau de savon, les arnaques, le marché noir, tout cela dans un décor de ruines que le cinéaste sait filmer pour obtenir une image constamment déprimante. Cruauté encore que cette désinvolture des alliés face à l’horreur nazie, devenue pour eux sujet de balade touristique : les G.I. se font photographier devant l’endroit où, annonce le guide, les corps de Hitler et d’Eva Braun ont été brûlés. Tourisme nauséabond également que ces soldats américains qui achètent un disque du Führer, dont la voix reconnaissable résonne à travers les ruines de la Chancellerie.

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Le véritable héros de cette épopée tragique est bien sûr le petit Edmund, joué d’une façon formidable par Edmund Meschke, dont ce sera l’unique film. Rossellini ne nous épargne rien des épreuves du pauvre petit, y compris ses liens avec d’anciens nazis pédophiles. Livrés à eux-mêmes, Edmund et tous les autres jeunes qu’ils côtoient ont la dureté et la maturité des adultes. Les enfants, les vrais, ceux qui jouent encore au foot dans la rue, rejettent d’ailleurs Edmund.

Rossellini l’annonce dès le début de son long-métrage : il ne veut pas juger. N’oublions pas qu’il est lui-même Italien, donc issu d’un pays vaincu, et qu’il a flirté avec le fascisme avant de réaliser cet hommage à la Résistance qu’est le magnifique Rome, ville ouverte (1945). La phrase qui résume le mieux le récit est dite par l’ancien instituteur du gamin, un nazi qui se cache (il est joué par Erich Gühne) : « Dans une telle défaite, ce qui compte est de survivre ! »

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Allemagne année zéro a forcément subi plusieurs influences : d’abord, celles qui résument le mieux Rossellini, son humanisme et sa chrétienté. Il ne faudrait pas pour autant oublier les apports successifs au scénario de Max Colpet, Carlo Lizzani et Sergio Amidei (pour la version italienne). Le premier a vu sa famille disparaître dans les camps de concentration et les deux autres sont connus pour être communistes. On ne peut donc imaginer une quelconque sympathie pour les nazis (dont un, forcé de travailler, se plaint du mépris dans lequel il est à présent tenu) mais une vision d’ensemble de la société allemande d’après la défaite.

Signalons enfin que le film est dédié à Romano Rossellini, le fils du cinéaste décédé à l’âge de 9 ans en 1945. On comprend mieux que la caméra s’attache de plus en plus au gamin, au point de ne plus le quitter jusqu’à la fin inoubliable du film. Dans le bonus, Enrique Seknadje, maître de conférence au département cinéma de Paris 8 et auteur de Roberto Rossellini et la Seconde guerre mondiale, rappelle la dimension christique du film, énoncée par le titre lui-même (lequel, explique l’universitaire, vient d’un livre du sociologue Edgar Morin paru peu avant, L’an 0 de l’Allemagne). D’où l’importance de l’église devant laquelle passe Edmund à la fin et d’où sort la musique d’un orgue, et cette image de Pietà qui conclut le film.

Jean-Charles Lemeunier

Allemagne année zéro, DVD édité par Rimini Films le 12 avril 2016

Allemagne année zéro
Titre original : Germania anno zero
Année : 1948
Origine : Italie
Réalisateur : Roberto Rossellini
Scénario : Roberto Rossellini, Carlo Lizzani, Max Colpet, Sergio Amidei
Photo : Robert Juillard
Musique : Renzo Rossellini
Montage : Eraldo Da Roma
Durée : 78 minutes
Avec Edmund Meschke, Ingetraud Hinze, Franz-Otto Kruger, Ernst Pittschau, Erich Gühne…


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