Après Dracula et les loups-garous, Elephant Films poursuit son exploration des trésors de la Universal et aborde l’étrange créature du lac noir à travers les deux suites du chef-d’œuvre de Jack Arnold : Revenge of the Creature (1955, La revanche de la créature) et The Creature Walks Among Us (1956, La créature est parmi nous). On l’a déjà dit et on se répète : on adore !
L’action a beau se dérouler dans la moiteur de l’Amazone, où la créature est dénichée dans les eaux saumâtres du lac noir, ou dans la chaleur de Miami, où elle est transférée, une fois capturée, dans un Marinland pour touristes, les scientifiques des films ayant trait à ce chaînon manquant entre le poisson et l’homme n’ont qu’une question à la bouche : on se l’écaille ? Car ils ont vraiment envie de l’étudier, ce Gill-Man — c’est ainsi qu’ils le nomment dans la v.o., « l’homme-branchies » —, quitte à le faire souffrir. Il y a aussi quelque chose de terrible, chez les Américains, c’est que toute découverte scientifique s’accompagne d’un business où les dollars coulent à flot : King Kong en sait quelque chose, le pauvre, ainsi que les dinosaures de Jurassic Park. Et les Ricains ont beau se douter que l’expérience tournera mal, ils recommencent !
Comme le roi Kong, le Gill-Man est une créature somme toute sympathique. Incarnée par le cascadeur Ricou Browning, qui a revêtu pour la circonstance un costume bien seyant, elle nage d’une façon fort élégante sous l’eau et arrive, malgré le latex, à exprimer des sentiments. Comme cette séquence où, enchaînée au fond d’un bassin, elle regarde par le hublot la jolie scientifique Lori Nelson d’un air qui vous remue le plus endurci des spectateurs. Jack Arnold, qui signe cette Revanche de la créature, connaît sur le bout des doigts son effet Koulechov. Du nom de la méthode empruntée par le cinéaste soviétique Lev Koulechov dans les années vingt : il filmait en gros plan le visage de l’acteur Ivan Mosjoukine. Si l’image était précédée d’une assiette de soupe, Mosjoukine exprimait la faim. Si c’était le cadavre d’une jeune femme, le même plan de Mosjoukine en disait long sur sa tristesse. Et si c’était une gamine qui jouait, les spectateurs applaudissaient la tendresse exprimée par l’acteur. Tout cela, redisons-le, avec le même plan du terrible Ivan. Arnold sait donc qu’en filmant sa créature enchaînée, puis regardant par le hublot Lori Nelson, on ne peut que craquer et soupirer après le Gill-Man. Et Lori Nelson ? Elle est, je l’ai déjà signalé, bien croquignolette et va rejoindre la cohorte des Fay Wray et autres Jessica Lange ou Naomi Watts, c’est-à-dire les jolies filles dont n’importe quel monstre, y compris vous et moi — syndrome Belle et la Bête —, peut tomber amoureux. Et là, ça ne manque pas : Gill devient raide dingue de Lori et se montre plein d’égards pour elle, même s’il l’enlève en la balançant sur son dos comme un sac de patates et l’emmène au fin fond de l’océan. Ce qui va déclencher, on s’en doute, une course-poursuite effrénée. Et forcément, dans ce combat entre l’homme et la bête, nous nous plaçons du côté de la victime, c’est-à-dire la bête.
En 1955, époque où il tourne cette Revanche de la créature, Jack Arnold a déjà deux films importants à son compteur : It Came from Outer Space (1953, Le météore de la nuit), dans lequel les extra-terrestres, pour une fois, ne sont pas méchants, et Creature from the Black Lagoon (1954, L’étrange créature du lac noir) qui marqua tellement les esprits que, dans Seven Year Itch (1955, Sept ans de réflexion) de Billy Wilder, Marilyn Monroe et Tom Ewell vont voir ce film à New York. Suivront deux autres chefs-d’œuvre : Tarantula (1955) et The Incredible Shrinking Man (1957, L’homme qui rétrécit), films indémodables s’il en est ! Si Arnold se range du côté pacifique des scientifiques contre des militaires plus belliqueux — c’est le cas de l’astronome amateur du Météore de la nuit qui veut aider les aliens contre la petite armée levée par le shérif —, il sait aussi que c’est à ces mêmes scientifiques, et tout autant à l’armée, que l’on doit les explosions nucléaires (cause des malheurs de son Homme qui rétrécit). Dans Tarantula, les scientifiques veulent agrandir la taille des animaux pour mettre fin à la malnutrition mais, manque de pot, les gigots d’araignée ne sont pas du goût de tout le monde.
Dans le rôle de l’éthologiste de La revanche de la créature, on reconnaît John Agar, jeune premier des films de cavalerie de John Ford et futur médecin dans Tarantula. La force d’Arnold est d’en faire un type tout à la fois sympathique et sérieux dans son boulot, compétent, et pourtant un rien sadique quand il s’agit des traitements infligés au Gill-Man. On l’a vu auparavant, dans son labo — et, je vous le donne en mille, son laborantin n’est autre que Clint Eastwood, dans son premier rôle au cinéma, qui jouera plus tard le pilote qui bombarde la tarentule géante de Tarantula —, obtenir des résultats probants avec un sympathique chimpanzé. Quand on saisit ses méthodes pour calibrer les réactions de la créature, on plaint à retardement le singe. Bon, cette façon de faire portera ses fruits mais, malgré tout, on en retiendra la cruauté.
Autre bonne invention dont on peut créditer le film, c’est qu’il ne se déroule ni à Los Angeles ni à New York. Une fois échappée, la créature ne terrorise pas les foules mais survient au beau milieu de séquences balnéaires, avec des gens dansant au rythme du jazz dans des guinguettes de bord de mer. Autant d’originalité qui fait que cette Revanche de la créature n’est pas seulement une suite qui reprend le succès d’un premier film mais une production qui procure un réel plaisir.
Bon, disons-le à présent tout de suite, les humains croient à chaque fois être parvenus à se débarrasser du méchant monstre et, à chaque nouveau film, il ressurgit des eaux. Il en est ainsi au début de La créature est parmi nous (1956, The Creature Walks Among Us), toujours produit par William Alland mais cette fois dirigé par John Sherwood. Cet assistant-réalisateur de métier a déjà 53 ans en 1956, année où il signe ses deux premiers films, La créature et Raw Edge. Il a un peu tout fait : des comédies musicales avec Fred Astaire, des comédies avec Laurel et Hardy, suivies de tout un tas de films importants pour lesquels il a dû certainement passer du service des cafés à la direction de seconde équipe. Citons pêle-mêle Autant en emporte le vent, plusieurs westerns d’Anthony Mann, Budd Boetticher et Gordon Douglas, un musical de Howard Hawks, quelque Douglas Sirk… Bref, en 1956, à l’époque de La créature, le monsieur a déjà bossé avec le gratin du studio Universal.
Reprenons. Une bande de scientifiques a pris place dans un bateau, où ils sont accompagnés par la (jolie) femme (Leigh Snowden) de l’un d’eux (Jeff Morrow), et partent à la recherche du Gill-Man. Qu’ils trouvent assez rapidement, ce qui nous vaut de fort agréables séquences sous-marines. Tant qu’il évolue dans l’eau, le Gill a l’agilité gracile de Ricou Browning. Las, une fois repêché, est-ce dû à son alimentation ou aux traficotages des docteurs qui veulent faire de lui une créature terrestre mais voilà que Gill prend l’allure d’un abonné aux recettes minceur des Weight Watchers. Il faut dire que, sous le latex, Dan Megowan a remplacé Ricou. Et le Dan, si l’on en croit wikipedia, a été jusqu’à dépasser les 150 kg. D’où la différence flagrante de corpulence.
Jean-Pierre Dionnet, qui livre toujours dans les bonus des réflexions très instructives, fait de la scène où évoluent sous l’eau Leigh Snowden, Rex Reason et Gregg Palmer le climax du film, autant dire le point culminant. La jeune femme, qui jusqu’à présent ressemblait méchamment à une allumeuse, succombe à l’ivresse des profondeurs et effectue un ballet aquatique beaucoup plus suggestif que ceux auxquels se livrait à la même époque Esther Williams. Quand elle remonte sur le bateau, remarque Dionnet, elle a changé du tout au tout et devient une victime.
Victime aussi que le personnage du Gill-Man. Livré aux scalpels des scientifiques, il s’est transformé en une malheureuse créature qui plus jamais ne pourra retourner dans son milieu d’origine, l’eau, puisqu’à présent il est capable de se déplacer sur la terre et de respirer par poumons interposés. Comme cela est déjà présent dans les films de Jack Arnold, les hommes de science n’ont pas toujours le beau rôle et leur curiosité bien naturelle se double parfois de sadisme. Autant dire que si elle ne présente pas la même force que les deux précédents opus, cette troisième aventure de la Créature ne démérite toutefois pas. Loin de là.
Jean-Charles Lemeunier
2 DVD (dont un en combo Blu-ray/DVD) édités en versions restaurées par Elephant Films le 27 avril 2016. Présentations par Jean-Pierre Dionnet.
