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Les monstres Universal chez Elephant Films (suite) : On se l’écaille ?

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Après Dracula et les loups-garous, Elephant Films poursuit son exploration des trésors de la Universal et aborde l’étrange créature du lac noir à travers les deux suites du chef-d’œuvre de Jack Arnold : Revenge of the Creature (1955, La revanche de la créature) et The Creature Walks Among Us (1956, La créature est parmi nous). On l’a déjà dit et on se répète  : on adore !

L’action a beau se dérouler dans la moiteur de l’Amazone, où la créature est dénichée dans les eaux saumâtres du lac noir, ou dans la chaleur de Miami, où elle est transférée, une fois capturée, dans un Marinland pour touristes, les scientifiques des films ayant trait à ce chaînon manquant entre le poisson et l’homme n’ont qu’une question à la bouche : on se l’écaille ? Car ils ont vraiment envie de l’étudier, ce Gill-Man — c’est ainsi qu’ils le nomment dans la v.o., « l’homme-branchies » —, quitte à le faire souffrir. Il y a aussi quelque chose de terrible, chez les Américains, c’est que toute découverte scientifique s’accompagne d’un business où les dollars coulent à flot : King Kong en sait quelque chose, le pauvre, ainsi que les dinosaures de Jurassic Park. Et les Ricains ont beau se douter que l’expérience tournera mal, ils recommencent !

Comme le roi Kong, le Gill-Man est une créature somme toute sympathique. Incarnée par le cascadeur Ricou Browning, qui a revêtu pour la circonstance un costume bien seyant, elle nage d’une façon fort élégante sous l’eau et arrive, malgré le latex, à exprimer des sentiments. Comme cette séquence où, enchaînée au fond d’un bassin, elle regarde par le hublot la jolie scientifique Lori Nelson d’un air qui vous remue le plus endurci des spectateurs. Jack Arnold, qui signe cette Revanche de la créature, connaît sur le bout des doigts son effet Koulechov. Du nom de la méthode empruntée par le cinéaste soviétique Lev Koulechov dans les années vingt : il filmait en gros plan le visage de l’acteur Ivan Mosjoukine. Si l’image était précédée d’une assiette de soupe, Mosjoukine exprimait la faim. Si c’était le cadavre d’une jeune femme, le même plan de Mosjoukine en disait long sur sa tristesse. Et si c’était une gamine qui jouait, les spectateurs applaudissaient la tendresse exprimée par l’acteur. Tout cela, redisons-le, avec le même plan du terrible Ivan. Arnold sait donc qu’en filmant sa créature enchaînée, puis regardant par le hublot Lori Nelson, on ne peut que craquer et soupirer après le Gill-Man. Et Lori Nelson ? Elle est, je l’ai déjà signalé, bien croquignolette et va rejoindre la cohorte des Fay Wray et autres Jessica Lange ou Naomi Watts, c’est-à-dire les jolies filles dont n’importe quel monstre, y compris vous et moi — syndrome Belle et la Bête —, peut tomber amoureux. Et là, ça ne manque pas : Gill devient raide dingue de Lori et se montre plein d’égards pour elle, même s’il l’enlève en la balançant sur son dos comme un sac de patates et l’emmène au fin fond de l’océan. Ce qui va déclencher, on s’en doute, une course-poursuite effrénée. Et forcément, dans ce combat entre l’homme et la bête, nous nous plaçons du côté de la victime, c’est-à-dire la bête.

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En 1955, époque où il tourne cette Revanche de la créature, Jack Arnold a déjà deux films importants à son compteur : It Came from Outer Space (1953, Le météore de la nuit), dans lequel les extra-terrestres, pour une fois, ne sont pas méchants, et Creature from the Black Lagoon (1954, L’étrange créature du lac noir) qui marqua tellement les esprits que, dans Seven Year Itch (1955, Sept ans de réflexion) de Billy Wilder, Marilyn Monroe et Tom Ewell vont voir ce film à New York. Suivront deux autres chefs-d’œuvre : Tarantula (1955) et The Incredible Shrinking Man (1957, L’homme qui rétrécit), films indémodables s’il en est ! Si Arnold se range du côté pacifique des scientifiques contre des militaires plus belliqueux — c’est le cas de l’astronome amateur du Météore de la nuit qui veut aider les aliens contre la petite armée levée par le shérif —, il sait aussi que c’est à ces mêmes scientifiques, et tout autant à l’armée, que l’on doit les explosions nucléaires (cause des malheurs de son Homme qui rétrécit). Dans Tarantula, les scientifiques veulent agrandir la taille des animaux pour mettre fin à la malnutrition mais, manque de pot, les gigots d’araignée ne sont pas du goût de tout le monde.

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Dans le rôle de l’éthologiste de La revanche de la créature, on reconnaît John Agar, jeune premier des films de cavalerie de John Ford et futur médecin dans Tarantula. La force d’Arnold est d’en faire un type tout à la fois sympathique et sérieux dans son boulot, compétent, et pourtant un rien sadique quand il s’agit des traitements infligés au Gill-Man. On l’a vu auparavant, dans son labo — et, je vous le donne en mille, son laborantin n’est autre que Clint Eastwood, dans son premier rôle au cinéma, qui jouera plus tard le pilote qui bombarde la tarentule géante de Tarantula —, obtenir des résultats probants avec un sympathique chimpanzé. Quand on saisit ses méthodes pour calibrer les réactions de la créature, on plaint à retardement le singe. Bon, cette façon de faire portera ses fruits mais, malgré tout, on en retiendra la cruauté.

Autre bonne invention dont on peut créditer le film, c’est qu’il ne se déroule ni à Los Angeles ni à New York. Une fois échappée, la créature ne terrorise pas les foules mais survient au beau milieu de séquences balnéaires, avec des gens dansant au rythme du jazz dans des guinguettes de bord de mer. Autant d’originalité qui fait que cette Revanche de la créature n’est pas seulement une suite qui reprend le succès d’un premier film mais une production qui procure un réel plaisir.

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Bon, disons-le à présent tout de suite, les humains croient à chaque fois être parvenus à se débarrasser du méchant monstre et, à chaque nouveau film, il ressurgit des eaux. Il en est ainsi au début de La créature est parmi nous (1956, The Creature Walks Among Us), toujours produit par William Alland mais cette fois dirigé par John Sherwood. Cet assistant-réalisateur de métier a déjà 53 ans en 1956, année où il signe ses deux premiers films, La créature et Raw Edge. Il a un peu tout fait : des comédies musicales avec Fred Astaire, des comédies avec Laurel et Hardy, suivies de tout un tas de films importants pour lesquels il a dû certainement passer du service des cafés à la direction de seconde équipe. Citons pêle-mêle Autant en emporte le vent, plusieurs westerns d’Anthony Mann, Budd Boetticher et Gordon Douglas, un musical de Howard Hawks, quelque Douglas Sirk… Bref, en 1956, à l’époque de La créature, le monsieur a déjà bossé avec le gratin du studio Universal.

Reprenons. Une bande de scientifiques a pris place dans un bateau, où ils sont accompagnés par la (jolie) femme (Leigh Snowden) de l’un d’eux (Jeff Morrow), et partent à la recherche du Gill-Man. Qu’ils trouvent assez rapidement, ce qui nous vaut de fort agréables séquences sous-marines. Tant qu’il évolue dans l’eau, le Gill a l’agilité gracile de Ricou Browning. Las, une fois repêché, est-ce dû à son alimentation ou aux traficotages des docteurs qui veulent faire de lui une créature terrestre mais voilà que Gill prend l’allure d’un abonné aux recettes minceur des Weight Watchers.  Il faut dire que, sous le latex, Dan Megowan a remplacé Ricou. Et le Dan, si l’on en croit wikipedia, a été jusqu’à dépasser les 150 kg. D’où la différence flagrante de corpulence.

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Jean-Pierre Dionnet, qui livre toujours dans les bonus des réflexions très instructives, fait de la scène où évoluent sous l’eau Leigh Snowden, Rex Reason et Gregg Palmer le climax du film, autant dire le point culminant. La jeune femme, qui jusqu’à présent ressemblait méchamment à une allumeuse, succombe à l’ivresse des profondeurs et effectue un ballet aquatique beaucoup plus suggestif que ceux auxquels se livrait à la même époque Esther Williams. Quand elle remonte sur le bateau, remarque Dionnet, elle a changé du tout au tout et devient une victime.

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Victime aussi que le personnage du Gill-Man. Livré aux scalpels des scientifiques, il s’est transformé en une malheureuse créature qui plus jamais ne pourra retourner dans son milieu d’origine, l’eau, puisqu’à présent il est capable de se déplacer sur la terre et de respirer par poumons interposés. Comme cela est déjà présent dans les films de Jack Arnold, les hommes de science n’ont pas toujours le beau rôle et leur curiosité bien naturelle se double parfois de sadisme. Autant dire que si elle ne présente pas la même force que les deux précédents opus, cette troisième aventure de la Créature ne démérite toutefois pas. Loin de là.

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Jean-Charles Lemeunier

2 DVD (dont un en combo Blu-ray/DVD) édités en versions restaurées par Elephant Films le 27 avril 2016. Présentations par Jean-Pierre Dionnet.

 



Artus Films : Gothique italien et fantastique britannique

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Le manoir maudit jaquette

Si le gothique était une charade, mon premier serait un château isolé et lugubre. Forcément. Dans lequel se baladeraient la nuit de jolies filles perdues et effrayées. Va pour mon deuxième. Pour mon troisième, on choisirait un monstre bien moche qui, rien qu’en apparaissant, ferait pousser des cris d’orfraie à mon deuxième. Mon tout, on l’a dit dès le début donc n’essayez pas de faire les fortiches en prétendant que vous avez deviné, mon tout est le film gothique. Il pourra être britannique et cela donnera la brillante série des Dracula de la Hammer. Américain, il fera un tour réjouissant du côté d’Edgar Poe en compagnie de Roger Corman et Vincent Price. Et s’il est italien, cela peut aller du meilleur (Mario Bava, Riccardo Freda) au grand n’importe quoi.

Artus Films, qui nous a déjà régalés à plus d’une reprise avec le genre, sort deux nouveaux titres : Metempsycho (1963, Le manoir maudit) d’Antonio Boccaci — qu’il signe sous le nom plus anglo-saxon d’Anthony Kristye — et Contronatura/Schreie in der Nacht (1969), coproduction italo-allemande d’Antonio Margheriti. D’ailleurs, le DVD de ce film comporte les deux versions, italienne et allemande. Davantage curiosités que chefs-d’œuvre, les deux sujets méritent toutefois qu’on s’y arrête un instant. Filmé en noir et blanc, Le manoir maudit dispose de tous les ingrédients précédemment cités : le château qui fait peur, les filles qui s’y paument, le monstre hideux dont le maquillage relève davantage de la bulle de chewing-gum qui vous a pété en pleine poire que du travail d’un Jack Pierce ou d’un Bud Westmore, voire, pour rester côté transalpin, d’un Eugenio Bava, le papa de Mario. Ajoutons-y une vieille châtelaine, une histoire de malédiction/réincarnation, des filles jolies mais bêtes, et qui aiment se fourrer dans des situations inextricables, un père pas vraiment inquiet du sort de sa progéniture, bref du classique fauché somme toute assez réjouissant. Quelques mecs se baladent par là, que l’on soupçonne les uns après les autres d’être les méchants, dont un plutôt rigolo avec un turban hindou sur la tête qui semble sortir d’une version cheap du Tigre du Bengale. Ou du Kali Yug, déesse de la vengeance du bien-aimé Mario Camerini. Mais là s’arrête la ressemblance.

Le manoir maudit hindou

Évidemment, il serait trompeur de faire croire qu’un tel film peut effrayer. On s’amusera en revanche de raccourcis historiques, genre l’héroïne rencontre un jeune homme au bord d’une rivière et lui jure son amour quelques minutes plus tard. Qu’est-ce qui fait qu’on tienne jusqu’au bout de cette curieuse histoire ? Une certaine patte, un look, des images qui font qu’on s’y accroche. D’autant plus qu’à la fin, on n’aura pas toutes les réponses aux questions que l’on se pose, du style à qui appartient la voix masculine que l’on entend dans la chambre de torture ? Si quelqu’un a la réponse, je suis preneur.

contronatura

D’une meilleure facture — Antonio Margheriti, qui signe ici de son pseudo habituel d’Anthony M. Dawson, n’a plus à faire ses preuves —, Contronatura est malgré tout plus bavard et mélange plusieurs éléments : la reconstitution des années vingt, le spiritisme, une histoire de meurtres et de vengeances à travers la mort. Dans un entretien accordé à Sergio Baldini et retranscrit sur le site Nanarland, Margheriti avoue que Contronatura, qu’il a écrit, réalisé et produit, « est un film très personnel ».

Les cinq personnages qui, bloqués par la pluie et des torrents de boue, se voient contraints de demander l’hospitalité dans un manoir du genre lugubre, ont tous, nous l’apprendrons au fur et à mesure, quelque chose à se reprocher. Et c’est, éclairés par des bougies parce que le courant a sauté, qu’une vieille dame immobile — nous apprendrons qu’elle est en transe — et son fils (Luciano Pigozzi, connu aussi sous le pseudo d’Alan Collins) se livrent avec leurs invités impromptus à une séance de spiritisme. Il faut reconnaître que tout cela est assez lent et peu choquant, pas plus les scènes saphiques à peine esquissées que les différents meurtres. Reste une atmosphère très pesante dont Margheriti sait tirer les meilleurs effets. À noter, parmi les participants forcés au spiritisme, la présence de Claudio Camaso, dont la ressemblance avec son frère Gian Maria Volonté est assez frappante.

Poupee diabolique

On change complètement de cadre et d’atmosphère avec deux films britanniques également édités par Artus Films, deux productions fantastiques qui nous donnent l’occasion de nous intéresser à leur acteur principal, l’Américain Bryant Haliday. Il incarne le Grand Vorelli, un ventriloque qui pratique l’hypnotisme dans Devil Doll (1963, La poupée diabolique) de Lindsay Shonteff et un détective dans Tower of Evil (1974, La tour du diable) de Jim O’Connolly. Mais ce n’est pas pour ses rôles que Haliday s’est fait un nom mais pour les films d’art et essai en provenance d’Europe et du reste du monde qu’il a distribués aux États-Unis grâce à sa société Janus Films. Ceux de Bergman, Fellini, Truffaut, Eisenstein, Antonioni, Kurosawa, Ozu…

Filmée en noir et blanc, La poupée diabolique va nous réserver plusieurs surprises. Le film s’engage d’abord sur une des voies majeures du cinéma fantastique britannique, celle de la marionnette de ventriloque qui prend le dessus sur son manipulateur, dont le meilleur exemple reste l’un des sketches de Dead of Night (1946, Au cœur de la nuit), celui réalisé par Alberto Cavalcanti. Mais ne nous emballons pas car, comme un bon spectacle de magie, tout n’est qu’illusion. L’histoire suit donc un journaliste du genre cynique, joué par un autre Américain, William Sylvester, qui n’hésite pas à balancer sa copine (Yvonne Romain) dans les pattes de l’hypnotiseur pour obtenir un papier juteux. Exception faite d’un petit western tourné au pays, Devil Doll marque les réels débuts derrière la caméra de Lindsay Shonteff, un Canadien qui s’est retrouvé à diriger le film parce que son copain Sidney J. Furie, lui aussi Canadien et beaucoup plus expérimenté, avait décliné l’offre de Devil Doll pour une autre production, sans doute Wonderful Life avec le chanteur à la mode Cliff Richard. Et, l’année suivante, Furie signera The Ipcress File (Ipcress, danger immédiat) avec Michael Caine, sujet d’un tout autre calibre.

Poupee haliday

Film tout à fait honnête, Devil Doll présente un autre avantage, mis en valeur par les bonus du DVD : il nous parle d’une époque disparue où les histoires sortaient en Europe et aux USA dans des versions différentes, plus ou moins pimentées de filles à poil. Si la version retenue par le DVD nous montre fugitivement le sein de la plantureuse Sandra Dorne, les scènes alternatives exposées dans les bonus éclairent d’un jour nouveau ce type de production. Au cours de son enquête, Sylvester téléphone à un copain journaliste à Berlin (Alan Gifford) pour qu’il se renseigne sur Vorelli. Gifford est sur son lit et, de la salle de bains, sort une fille en sous-vêtements. Dans la variante, la copine est seins nus. Beaucoup de films anglais de l’époque ont connu ainsi des doubles versions : on peut citer, parmi les plus connus, Jack the Ripper (1959, Jack l’éventreur, Robert S. Baker et Monty Berman) ou The Flesh and the Fiends (1960, L’impasse aux violences, John Gilling).

tour du diable

La tour du diable est nettement un cran au-dessous. Dans les années soixante-dix, la Hammer commence à être en perte de vitesse et la Amicus est tout aussi bringuebalante. Que dire alors de Grenadier Films, qui produit cette Tower of Evil ? Le casting n’est pourtant pas honteux : aux côtés de Haliday, on retrouve des gens tels que Jill Haworth, Jack Watson et deux vieux de la vieille, Dennis Price et George Coulouris. Le premier a acquis son titre de noblesse avec King Hearts and Coronets (1949, Noblesse oblige, Robert Hamer), face au multiple Alec Guinness. Quant au second, il a tout de même démarré en 1933 et faisait partie, en 1941, de la distribution du Citizen Kane d’Orson Welles. Non, ce qui pèche le plus, c’est tout autant l’histoire originale (c’est vite dit) de George Baxt que la réalisation à l’emporte-pièce de Jim O’Connolly. Le petit père O’ veut faire plaisir à son public sans se poser les bonnes questions. Certes, son île et le phare qu’elle abrite sont glauques à souhait. Mais n’est-ce pas pour attirer le public sur autre chose que le manque de moyens qu’il filme des filles nues qui hurlent ? Des giclées de sang ? Des ralentis, des coups de zoom, des gros plans de hachoirs ? Des lumières qui clignotent dans des laboratoires improbables ? Côté maquillage, décors et effets spéciaux, il se pose aussi là : les monstres sont à mourir de rire et la statue de Baal ferait s’évanouir n’importe quel archéologue. Mais n’est-ce pas là finalement le but ultime d’O’Connolly ? Nous faire sursauter et surtout nous faire marrer, puisque c’est la direction plus ou moins prise par l’horreur anglaise dans les seventies ?

Jean-Charles Lemeunier

Le manoir maudit et Contronatura : 2 DVD Artus Films distribués par Arcades et sortis le 3 mai 2016.
La poupée diabolique et La tour du diable, 2 DVD Artus Films.


Quatre DVD chez Elephant Films : Les plus beaux Sirk du monde

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Mirage de la vie

Les cinéastes sont comme les saisons. Ils passent puis reviennent sur le devant de la scène. Ce fut le cas de Douglas Sirk. D’origine danoise mais né en Allemagne, ce réalisateur connut sa première heure de gloire sous son vrai nom, Detlef Sierck, avec des films tels que Paramatta, bagne de femmes et La Habanera, tous deux de 1937. Fuyant le nazisme, sa patrie, sa première femme et son fils — qui fit partie des Jeunesses hitlériennes et mourut au combat sans avoir revu son père —, le cinéaste part aux USA avec sa seconde épouse (juive), américanise son nom en Douglas Sirk et porte le mélodrame aux sommets de son art. Flamboyant sera désormais le qualificatif qui convient le mieux à ce style, surtout lorsqu’il appartient à la filmographie de notre homme. Nous sommes dans les années cinquante et les studios Universal profitent largement de l’audience de Sirk.

Le succès est public, un peu moins goûté par les critiques américains. Godard toutefois célèbre Le temps d’aimer et le temps de mourir dès sa sortie en 1959. En quittant la Major, Sirk renonce au cinéma et n’y reviendra qu’en 1975, avec des films tournés en Allemagne, où il enseigne à l’université de Munich. Le succès critique renaît à la fin des années soixante et au début de la décennie suivante grâce aux Cahiers du Cinéma et au bouquin de Jon Halliday, Sirk on Sirk. Puis les cinéastes lui rendent hommage : Fassbinder à la même époque, qui affirme que Sirk est l’auteur des « plus beaux films du monde », puis Todd Haynes dans les années 2000 avec, surtout, Loin du paradis.

Il était donc temps que l’on se penche à nouveau sur l’œuvre de Douglas Sirk. Après Le temps d’aimer et le temps de mourir, La ronde de l’aube et Tempête sur la colline, voilà qu’Elephant Films sort quatre nouveaux films du maître : deux chefs-d’œuvre assurés (Mirage de la vie et Écrit sur du vent), un superbe mélo, même s’il se situe un cran au-dessous des deux précédents (Tout ce que le ciel permet) et une curiosité (Le signe du païen).

Commençons par cette dernière, qui fait partie de ces jeux de Sirk, autant de films en costumes qui épuisent les poncifs hollywoodiens et, souvent, les retournent : le western Taza, fils de Cochise ; le péplum Le signe du païen et le film d’aventures Capitaine mystère, tous trois réalisés entre 1954 et 1955.

 

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Sign of the Pagan (Le signe du païen) raconte donc l’arrivée d’Attila en Italie, sa volonté de faire chuter l’Empire romain d’Occident — à la tête duquel se trouve Valentinien — et cette alliance digne de la carpe et du lapin qu’il signe avec Théodose, qui dirige l’Empire romain d’Orient. Face à lui, un centurion va mettre des bâtons dans les roues du Hun et ramasser au passage la jolie sœur de Théodose, laquelle va remplacer son frangin sur le trône. Bon, tout ceci est bien fait, pas super original malgré ce qu’en dit l’excellent Jean-Pierre Dionnet dans le bonus, qui voit dans Le signe du païen un péplum « sale », et l’on remarque surtout le face à face entre Jack Palance, qui joue un Attila nerveux, violent, intransigeant et malgré tout traversé par le doute, et Jeff Chandler, centurion solide mais qui, en matière de personnalité, ne fait guère le poids face à Palance. Quant aux femmes, que ce soit Rita Gam, la fille d’Attila, ou Ludmila Tcherina, l’impératrice, elles servent un peu de faire-valoir.

 

Tout ce que le ciel

All That Heaven Allows (1955, Tout ce que le ciel permet) est un Sirk d’hiver. Autant le cinéaste a su jouer des couleurs ocres de l’automne — y compris dans ce film —, autant il donne ici la préférence à la neige et aux étendues blanches. Dans ce beau mélo, une jeune veuve — qui a dû dépasser la quarantaine — s’éprend d’un jardinier, d’une quinzaine d’années son cadet. Dans la vie, les deux acteurs qui jouent ces personnages, Jane Wyman et Rock Hudson, ont huit ans d’écart. Tout sépare donc Cary (c’est elle) et Ron (c’est lui), non seulement l’âge mais le milieu social et les enfants de la veuve, qui ne rechigneraient pas à ce qu’elle refasse sa vie avec un vieux barbon fatigué qui appartient à leur monde plutôt qu’avec ce jeune prolo amoureux. On sent bien là tous les éléments qui dépassent le simple mélodrame pour toucher à des sujets beaucoup plus profonds, beaucoup plus dérangeants. Car Sirk ose braver le fameux « american way of life » qui veut que l’argent fasse le bonheur et que les conventions soient un mode de vie à suivre.

Moins fort que ce qui va suivre dans la filmo du cinéaste, Tout ce que le ciel permet est malgré tout un très beau film dont certaines séquences, qui pourraient passer inaperçues, prennent une dimension incroyable. Ainsi, lorsque les enfants, croyant faire plaisir à leur « vieille » mère, lui offrent un poste de télévision — qu’elle a déjà refusé par le passé. Le livreur le pose au milieu de la pièce, les enfants le déballent et Sirk filme l’écran noir du téléviseur, dans lequel se reflète la tristesse de Jane Wyman. Du grand art ! Le cinéaste est également clairvoyant et annonce que le petit écran va finir par avoir raison du grand et, du coup, de la vie. Parmi les autres justesses du film, il entoure son héroïne d’une galerie de portraits d’Américains moyens assez vils — comme ce soit-disant copain qui essaie d’embrasser la veuve et qui, quand il apprend qu’elle a choisi un autre amant que lui, lui balance en toute suffisance une horreur blessante. Mais il faudrait aussi parler de la commère, toujours le ragot à la bouche, et de la bonne amie (Agnes Moorehead) qui, au lieu de soutenir Jane Wyman, lui montre qu’elle aussi ne comprend pas. Tout ce petit monde juge les autres et l’on se demande si Sirk ne brosse pas là le portrait de n’importe quel microcosme, y compris celui de Hollywood.

On peut mettre en avant un autre point fort du film : le choix de l’actrice principale. Jane Wyman n’est pas spécialement glamour, à cent lieues de la Lana Turner de Mirage de la vie. Elle a plutôt une allure guindée, un visage assez coincé dans le style de celui qu’a pu avoir Claudette Colbert (quand elle ne jouait pas Cléopâtre ou Poppée). Elle ne ressemble pas à une bimbo, comme on en voit trop aujourd’hui, mais à une madame tout-le-monde. Face à elle, Rock Hudson est, comme il le sera toujours chez Sirk, avec qui il a tourné huit films, un gars solide, terrien, qui observe beaucoup plus qu’il n’agit.

 

Robert Keith portrait

Hudson est en tout cas ainsi dans Tout ce que le ciel permet et il l’est encore plus dans le formidable Written on the Wind (1956, Écrit sur du vent). Le film a laissé sa trace dans les mémoires, à tel point qu’un de ses détails est repris et parodié, et donc salué, par les frères Zucker et Jim Abrahams dans Airplane (1980, Y a-t-il un pilote dans l’avion ?). L’action d’Écrit sur du vent se déroule au milieu des champs pétrolifères du Texas. Le magnat local, Robert Keith, possède, au-dessus de son bureau, un grand portrait de lui posant devant un petit derrick et, sur la table, on reconnaît le même objet. Dans Airplane, Lloyd Bridges, le chef de l’aéroport, a des soucis avec l’avion en perdition. Clope au bec, l’air renfrogné, il est surpris par la caméra devant un portrait de lui sur lequel il pose dans la même attitude, clope au bec et l’air renfrogné.

 

Robert Keith2

 

Lloyd Bridges

Mais laissons l’anecdote pour entrer dans le vif du sujet. Dans ce petit bled du Texas où se passe la majeure partie de l’action, la famille Hadley possède tout et les deux rejetons du patriarche, Robert Stack et Dorothy Malone (sacrément sexy), se permettent également tout. Ils sont unanimement respectés, même s’ils créent beaucoup de dégâts. À leurs côtés, Mitch Wayne (Rock Hudson) fait figure de troisième enfant. Ce qu’il n’est pas, au grand dam de Robert Keith qui aimerait bien le voir épouser sa fille. Ce grand gaillard solide ne la ramène jamais. Il recolle les pots cassés par le frère et la sœur quand il le faut, les tire de mauvais pas et, se faisant souffler sous le nez une femme qu’il a repérée à New York (Lauren Bacall), la respectera en tant qu’épouse de son ami/patron. L’argent ne faisant pas le bonheur, les deux gosses de riches sont désespérément malheureux, se cherchent sans se trouver et causent autour d’eux quelques séismes irréparables. Non seulement Écrit sur du vent magnifie les sentiments en les exacerbant mais le film est éblouissant grâce aux couleurs rendues par le Technicolor de Russell Metty.

 

Susan Kohner Juanita Moore

 

Et puis arrive Imitation of Life (1959, Mirage de la vie), là aussi baigné dans un Technicolor admirable, dû toujours à l’œil aguerri de Metty. Pour la deuxième fois après Magnificent Obsession (1954, Le secret magnifique) — un film édité en 2007 chez Carlotta et qu’on espère voir refleurir dans le catalogue d’Elephant —, Douglas Sirk s’attaque au remake d’un film de John M. Stahl. Ce dernier étant le roi du mélo à la MGM dans les années trente. Déjà, en 1934, le premier Imitation of Life était gonflé. Et le sujet le reste 25 ans plus tard. De ces deux femmes qui se rencontrent sur la plage de Coney Island grâce à leurs deux petites filles et qui vont se lier, on comprend, dès les premières images, que l’une étant blonde platine (Lana Turner) et l’autre Noire (Juanita Moore), ce ne pourra être une véritable amitié qui s’installe entre elles mais bien un mutuel respect. Malgré tout, Juanita entre au service de Lana, qui à l’époque n’a pas le sou et qui ne tardera pas à devenir une actrice à la mode. Là où le bât blesse, c’est que la fille de Juanita, interprétée par Susan Kohner lorsqu’elle est jeune fille, a la peau claire et renie ses origines africaines. Dans le film de 1934, c’était Fredi Washington qui l’incarnait. On peut d’ailleurs s’étonner que Kohner, qui rata de peu l’Oscar pour ce rôle — elle fut coiffée au poteau par Shelley Winters dans Le journal d’Anne Frank — mais reçut quand même deux Golden Globe Awards, n’ait pas connu la célébrité. 

Déjà fort en soi, le thème du racisme est ici accentué par la maîtrise du mélodrame, véritablement flamboyant, et le plus endurci des crocodiles ne pourra s’empêcher de verser des larmes devant tant de beauté et de magnificence. À plus forte raison lorsque la voix de Mahalia Jackson vient ébranler les derniers remparts aux pleurs. Les superlatifs pleuvent toujours à propos de ce film et ils sont amplement mérités. Ce fut un énorme succès public qui, paraît-il, redonna de la vigueur à Universal.

Jean-Charles Lemeunier

Quatre DVD et Blu-ray sortis chez Elephant Films le 3 mai 2016.


« Caligula » et « Porno Holocaust » : Joe D’Amato, le César du bis

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caligula

 

Bach Films poursuit son approche de l’immense filmographie d’Aristide Massaccesi, aka Joe D’Amato, en éditant deux nouveaux films du cinéaste italien, Caligula, la véritable histoire et Porno Holocaust : du lourd !

Signé sous le pseudo de David Hills et sorti en 1982, le Caligula de Joe D’Amato ne peut bien sûr supporter la comparaison avec le film de Tinto Brass de 1979. Brass a bénéficié d’autres moyens et d’un casting à toute épreuve : Malcolm McDowell, Peter O’Toole, John Gielgud, Helen Mirren… D’Amato n’est pas dupe, même si lui-même a eu un budget conséquent, bien meilleur que ceux octroyés d’habitude. Il précise donc que, de l’empereur romain, il va raconter « la véritable histoire ». Exit donc la démesure baroque et cruelle du maître Tinto et place à un film qui, progressivement et grâce à l’interprétation de David Cain Haughton, connu aussi sous le patronyme de David Brandon, nous attache à l’empereur dément.

À cette époque, les péplums, qui ont de tous temps flirté avec le sexe, sont devenus pornographiques. Curieusement, Massaccesi/D’Amato, qui s’est lancé dans le porno une paire d’années auparavant, tarde à s’y mettre dans Caligula. Il faut attendre la préparation de l’orgie pour qu’apparaissent des scènes véritablement interdites aux moins de 18 ans. Le sexe ne semble pas être ici le carburant principal de l’œuvre, même si D’Amato l’utilise forcément, mais bien plutôt la description et la compréhension de celui que le cinéma et les historiens ont définitivement condamné au cabanon — et pour cause ! Le Caligula de D’Amato et Haughton est d’abord décrit dans toute son abjection, malgré tout mâtinée d’un véritable malaise. L’empereur est poursuivi par un cauchemar récurrent qui, au final, l’humanise. On se doute bien que la scène initiale va finir par se concrétiser et, entre temps, celui qui tient son nom latin de petites bottes qu’il portait enfant, rencontrera l’amour en la personne de Laura Gemser.

 

caligula Gemser

 

Sujet en or pour un cinéaste qui œuvre dans l’érotisme et le bis — il en est même l’un des César —, Caligula consacre la majeure partie de son temps au sexe et au meurtre. Et si l’on évite la machine à trancher les têtes que l’on voyait à l’œuvre chez Tinto Brass, le sang est ici aussi au rendez-vous. En parallèle, en particulier avec le personnage joué par Gabriele Tinti, les trahisons et les complots de palais prennent toute leur place au cœur de ce drame. Et Tinti lui-même va se retrouver au centre d’une séquence pas piquée des hannetons et aux effets spéciaux très réussis.

 

Caligula Tinti 

Alors, puisque la violence est moche et déviante, la débauche l’est tout autant. Le sexe, est-il dit plus haut, n’est peut-être que l’un des aspects de la Rome antique mais, quand il l’illustre, D’Amato ne le fait pas le petit doigt en l’air et parvient à surprendre et, encore aujourd’hui, mettre mal à l’aise le spectateur le plus aguerri. Ainsi, dans son bestiaire, un étalon voisine-t-il avec des nains que d’expertes mains et bouches féminines tentent d’exciter ou avec de vieux sénateurs qui vomissent leur trop plein de bouffe avant d’embrasser à pleine bouche de jolies femmes.

On aurait toutefois tort de cantonner D’Amato seulement dans le trash. Il a été un chef opérateur reconnu du cinéma italien et il sait donner à ses images une force qui n’est pas qu’érotique ou brutale. Ainsi, le reflet d’un visage dans une flaque de sang ou tous les passages sur une plage donnent au film, quand D’Amato en a décidé ainsi, une certaine retenue poétique.

Caligula, la véritable histoire étant présenté dans une version la plus complète possible, le film, quand on le regarde en v.o., passe allègrement d’une langue à l’autre, de l’italien à l’anglais, d’une couleur affadie à une autre mieux travaillée, et l’on se dit qu’il est le résultat d’une longue recherche pour réussir à réunir toutes les scènes coupées ici ou là au gré des censures des différents pays où il a été distribué.

 

porno-holocaust

 

Après cette heureuse découverte, on était en droit d’attendre avec plus d’appréhension Porno Holocaust (1981) qui appartient à la période dominicaine de D’Amato, avec des films tels que Sesso nero et Orgasmo nero, précédentes livraisons de Bach Films. Comme pour Sesso nero, le scénario de Porno Holocaust est dû, sous le nom de Tom Salina, à Luigi Montefiori qui, sous un autre pseudonyme, celui de George Eastman, est la vedette des plus grands succès de D’Amato : Anthropophagous et Horrible, tous deux également disponibles chez Bach Films.

 

Porno-Holocaust-Shannon - Eastman - Annj-Goren

 

Et , de la même manière que la plupart des sujets tournés par D’Amato en République dominicaine, Porno Holocaust rend hommage, dès ses premières images, au peuple de l’île, à ses rues et ses paysages. Jusqu’à utiliser des amateurs du cru en figurants de séquences hard, dont les regards caméra ne trompent pas. Et l’on retrouve au générique du film Mark Shannon, Annj Goren et Lucia Ramirez, tous droits déjà présents dans Sesso nero et Orgasmo nero.

 

Porno-Holocaust-Lucia-Ramirez-Annj-Goren-Mark Shannon

 

 

Après sa balade dans les rues de la capitale, Mark Shannon, capitaine d’un bateau, va à la rencontre des scientifiques qu’il doit emmener sur une île où ont eu lieu des essais nucléaires. Parmi eux, a-t-il précisé à son matelot, trois femmes. Et ce sont justement elles qu’il retrouve en bikini au bord d’une piscine : Dirce Furnari, Annj Goren et Lucia Ramirez. Shannon a beau leur demander si elles sont biologistes, elles lui font chuter le moral en déclinant leur titre de physicienne nucléaire ou mathématicienne. On aimerait d’ailleurs bien connaître quelles facultés forment un tel cheptel de scientifiques.

 

Porno-Holocaust-Lucia-Ramirez

 

La mise en bouche mollement pornographique, sans grande invention, est suivie par le départ dans l’île. Le film va pouvoir commencer véritablement. D’un point de vue étreintes, on n’aura rien de mieux que l’amour à la plage, aou cha-cha-cha. En revanche, le monstre — car il y a bien sûr un monstre sur cette île déserte, un Vendredi pour qui ce n’est pas tous les jours dimanche — vient secouer un petit peu de sa torpeur un scénario qui avait tendance à s’assoupir. On retrouve là le D’Amato qui aime souligner l’action d’un détail cru, tel le sang qui fait tache sur le corps nu d’une jeune femme violée. Et qui ajoute toujours une note psychologique pour épaissir ses personnages. Ici, cela concernera bien sûr le monstre, dont on apprendra le prénom et aussi le pourquoi de sa présence. Mais également la scientifique jouée par Lucia Ramirez. Cette dernière, une habituée des films de D’Amato tournés en République dominicaine, n’a sans doute pas le port aussi altier que la splendide Laura Gemser mais possède non seulement la beauté adéquate pour jouer ce genre de rôle mais aussi une tristesse dans le regard dont le cinéaste sait se servir. En principe, dans les pornos, les femmes sont là pour se déshabiller et passer à l’acte le plus rapidement possible, sans être jugées par la caméra. Or, ici, D’Amato fait la différence entre les filles faciles (Furnari et Goren) et Lucia Ramirez qui, même si elle se livre à des activités similaires, le fait avec beaucoup plus de retenue. Et D’Amato sait filmer la douceur d’un regard, sa détresse aussi, et cette lassitude désespérée dont fait preuve Lucia ici mais aussi, encore plus, dans Orgasmo nero.

Jean-Charles Lemeunier

Caligula, la véritable histoire et Porno Holocaust sortis en DVD chez Bach Films le 4 avril 2016.


Cannes 2016 : En corps et en corps

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Difficile, lorsque l’on prend en marche le train d’une sélection, s’accrochant ici et là à quelques-uns des derniers wagons, de donner une vue précise de l’ensemble. Alors que le palmarès de la sélection officielle du 69e festival n’est pas encore tombé, que retiendra-t-on de l’édition 2016 de la manifestation cannoise ? Sans doute que le corps y fut à l’honneur, plus que jamais. Vivant, malade, malmené, subversif, vieillissant, ectoplasmique ou réduit en cendres, il s’est souvent retrouvé plein cadre.

Le corps vivant, inutile de le préciser, sera présent dans chacun des films projetés sur la Croisette. Avec une préférence pour Le cancre de Paul Vecchiali où, octogénaire, le corps est quasiment omniprésent, élégamment vêtu et à la recherche des émois qu’il a connus par le passé. Dans ce joli film attendrissant que l’absence de moyens n’affaiblit aucunement, le cinéaste revient sur toutes les femmes qui ont jalonné son parcours. Darrieux est bien sûr de la partie, son nom inscrit sur une plaque qui trône dans la villa de Vecchiali, mais d’autres encore que, malicieusement, le réalisateur devenu ici son propre acteur, convoque devant sa caméra : Françoise Lebrun, Édith Scob, Françoise Arnoul, Annie Cordy, Catherine Deneuve et Marianne Basler.

 

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La séance spéciale de « La mort de Louis XIV » : Jean-Pierre Léaud et Albert Serra dans la salle du Soixantième (Photo Christian Delvoye)

 

Le grand corps malade du festival a une double appartenance : il est à la fois celui du Roi-Soleil, dont Albert Serra filme formidablement l’extinction dans La mort de Louis XIV, et celui de son interprète, Jean-Pierre Léaud, dont ce grand retour sur écran est salué aujourd’hui par la remise d’une Palme d’or d’honneur amplement justifiée. La caméra de Serra reste au plus près de ce visage couronné d’une perruque gigantesque, de ces jambes meurtries et de ces pieds gonflés que gagne inexorablement la gangrène et qui noircissent lentement. Un vrai film d’auteur, avec un parti pris évident !

 

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Isabelle Huppert dans « Elle » de Paul Verhoeven

 

Le corps malmené sera forcément celui d’Isabelle Huppert dans Elle de Paul Verhoeven, dont on attendait avec curiosité et quelque crainte le retour au travail sous bannière tricolore. Nous n’aurons pas à désespérer : Verhoeven est égal à lui-même : violent, dérangeant, manipulateur, enthousiasmant. Malmenée, Huppert l’est dès les premières minutes avec une dure séquence de viol. Tout au long du film, son corps va subir beaucoup de coups et quelques caresses, des humiliations jusque par images virtuelles, des blessures et l’actrice, formidable comme à son habitude, va prendre cette distance, ce recul qui lui feraient mériter un prix d’interprétation si cela ne dépendait que de moi.

 

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L’équipe de « Captain Fantastic » le soir de la présentation à Un Certain Regard (Photo : Christian Delvoye)

 

Côté subversion, c’est le corps de Viggo Mortensen dans Captain Fantastic — prix de la mise en scène Un Certain Regard — qui remporte le pompon : sauvage, complètement dérangeant à force d’être sain, offert à la vue de tous, il réussit tout ce que Sean Penn rate avec The Last Face : comment dire merde à l’establishment sans pathos ni bons sentiments au rabais. Autant dire que la platitude de The Last Face ne fait pas le poids devant Captain Fantastic — sur deux sujets qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre, si ce n’est que l’image de rébellion qui colle à Penn n’est pas du tout illustrée dans son film, contrairement à celui de Matt Ross.

 

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Kristen Stewart dans « Personal Shopper » d’Olivier Assayas, un autre choix possible pour un prix d’interprétation

 

Et puisque l’issue du corps est la mort, au moins par trois fois dans ce festival il fut question de cendres funéraires dont on doit se débarrasser, dans des toilettes (selon la volonté de la défunte dans Captain Fantastic) ou ailleurs (Julieta, Elle), et d’un enterrement dont on veut absolument s’occuper (La fille inconnue). Sans oublier les ectoplasmes de Personal Shopper d’Olivier Assayas, dont les apparitions en ont fait frissonner plus d’un. Assayas qui, décidément, confie à Kristen Stewart, après Sils Maria, de très beaux rôles, beaucoup plus riches émotionnellement que celui confié par Woody Allen dans Café Society.

Comme les films pour Truffaut, le festival est ce train qui roule dans la nuit et poursuit ensuite son parcours longtemps dans les têtes. Ensuite, quand à savoir lequel des wagons va se détacher et prendre la tête du convoi, c’est une autre histoire que nous laissons cette année aux spécialistes guidés par George Miller.

 

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L’arrivée du jury : ici George Miller, le président, suivi de Valeria Golino (Photo Christian Delvoye)

 

Allez, encore quelques heures et on saura tout du palmarès 2016.

Jean-Charles Lemeunier


Trois films de Julien Duvivier chez Pathé : Le noir lui va si bien

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La fin du jour jaquette
On est toujours heureux lorsqu’on tombe sur l’annonce d’une ressortie de films de Julien Duvivier, cinéaste majeur des années vingt à cinquante. Celle de Pathé a de quoi nous rendre aussi guilleret qu’Aimos sur le toit de sa guinguette dans La belle équipe : trois films de Duvivier en versions restaurées et non des moindres. Outre Voici le temps des assassins (1956), très bon Gabin de la maturité dont une copie existait déjà chez René Chateau, deux raretés paraissent en même temps, deux chefs-d’œuvre : La belle équipe (1936) et La fin du jour (1938).

Commençons par ce dernier. Duvivier a toujours eu la réputation d’un cinéaste dont la noirceur ne fait aucun doute et le sujet de La fin du jour — une maison de retraite pour comédiens — nous indique que nous allons assister à un drame. Un beau drame mais un drame tout de même que, malgré tout, Duvivier et son scénariste Charles Spaak parviennent à truffer de mots d’auteur et d’humour. Dès les premières minutes, avec cette troupe qui doit rapidement quitter le théâtre de province où elle joue de peur de rater son train, le ton est donné. Nous sommes du côté de ces Grands Ducs décrits par Patrice Leconte, ceux dont les tournées les amènent de sous-préfectures en salles de troisième zone. Malgré tout, ces artistes-là assument correctement leur métier, le font du mieux qu’ils peuvent avec, en contrepoint, les quolibets des machinistes et des techniciens. La force de Duvivier et Spaak est de nous dire d’emblée qu’il n’existe pas deux mondes, celui de l’Art et celui du public, mais bien plusieurs. Car machinos et comédiens, s’ils partagent les mêmes épreuves, ne sont pas tout à fait du même monde. Les acteurs de drames et les comiques non plus. Et tout au long du film, les auteurs nous prouvent que tous ces gens font partie d’une même et grande famille dont ils refusent de reconnaître les multiples branches. Au milieu de tout cela, le cinéma vient se glisser et nos deux auteurs ne peuvent s’empêcher une petite pique. Toujours au début du film, alors que tous se dépêchent pour ne pas louper le train, le directeur de la troupe compte ses sous. « Nous n’avons pas fait beaucoup ! » Et l’explication tombe toute seule : c’est qu’il y avait, ce soir-là, deux sévères concurrences, celles du cirque et du cinéma. « L’art se meurt ! » entend-on soupirer.

 

La fin du jour louis jouvet madeleine ozeray

On ne va pas faire semblant de découvrir, grâce à ce merveilleux film, le métier de Duvivier et Spaak. Les dialogues et le montage donnent un rythme certain qu’on pourrait envier encore aujourd’hui. Lorsque l’arrivée de Saint-Clair (Louis Jouvet), joli cœur à la scène comme à la ville, est annoncée dans la maison de retraite, l’émoi féminin est à son comble. Le Don Juan saura-t-il reconnaître toutes ces demoiselles qui se sont ridées loin de lui ? « Les hommes n’ont pas de mémoire », soupirent-elles. La phrase suivante, c’est Marny (Victor Francen), l’acteur sérieux, grand ennemi de Saint-Clair, qui la prononce : « J’ai de la mémoire ! » Une qualité qui mine le pauvre homme, lui dont la femme s’est enfuie au bras de Saint-Clair. Car il n’y a jamais eu de printemps pour Marny, qui vit dans le souvenir de la femme chipée par le Casanova des cours et des jardins et décédée ensuite, il ne sait pas trop comment.

On aimerait, ainsi, citer tous ces dialogues marquants, ces vacheries, ces mots qui sonnent et restent dans les oreilles et qui étaient la force du cinéma de cette époque. « Tu mens avec franchise », dit Jouvet à la jeune Madeleine Ozeray. Plus cruel est l’échange entre le même Jouvet et son ancienne amante, Gabrielle Dorziat. Elle lui montre une photo d’elle jeune et constate la différence avec son visage d’aujourd’hui. Jouvet réplique que le cliché est un instantané puis, la regardant, il ajoute : « Et toi, on dirait que tu as posé depuis 22 ans ! »

 

La fin du jour michel simon pierre andrieu

Toute cette émotion qui affleure est cristallisée dans le personnage de Cabrissade, à qui Michel Simon donne tout son panache. Ce cabot qui bouscule les habitudes de la maisonnée, ce qui lui vaut quelques inimitiés, lâche dans un moment de désarroi : « Être raisonnable, c’est être résigné, être résigné c’est être vieux et je ne veux pas vieillir ! » Car plus l’histoire avance et plus la drôlerie s’efface. Et lorsque la caméra, la nuit, erre dans les couloirs et s’arrête devant chaque porte, sur lesquelles sont inscrits les noms des pensionnaires, les applaudissements que l’on entend ne peuvent que serrer le cœur. À côté des vedettes déjà citées, tous ces visages fripés ont sans doute appartenu réellement à des artistes qui firent les beaux soirs du théâtre des années dix ou vingt. On est ainsi étonné de reconnaître, dans un rôle quasi muet, Charles Granval qui fut, seulement six ans auparavant, le libraire qui accueillait chez lui Boudu/Michel Simon dans le film de Renoir — on le voit aussi dans La belle équipe. Dans ce film de vieillards épiques, les jeunes n’apportent qu’un côté mièvre — Madeleine Ozeray, François Périer et Pierre Andrieu, le chef des scouts — que sauve la truculence des anciens.

 

Belle equipe jaquette

La belle équipe reste LE film du Front populaire avec Le crime de Monsieur Lange et La vie est à nous. Celui de la camaraderie et de la mise en commun des biens entre cinq copains chômeurs (Jean Gabin, Charles Vanel, Aimos, Charles Dorat et Raphaël Medina) qui, ayant tiré le gros lot, achètent une guinguette sur les bords de Marne. La goutte d’eau qui va faire déborder ce vase d’amitié porte évidemment des jupes et a le joli minois de Viviane Romance. Pessimiste comme à son habitude, Duvivier, toujours épaulé par Charles Spaak, tempère son acidité par de chaleureuses démonstrations de solidarité. Tous ces gens simples et attachants pensent découvrir des lendemains qui chantent. Bien sûr, nous le savons aujourd’hui, leurs espoirs vont faire comme ce fabuleux gendarme du film interprété par Charpin : se trotter.

C’est une évidence, Duvivier n’est pas Madame Soleil pourtant le ton de son film est dramatiquement prophétique. « C’était une belle idée ! » pleurniche Gabin après le désastre final orchestré par le cinéaste et son scénariste qui ont préféré privilégier la fin pessimiste à celle plus heureuse voulue par les producteurs et tournée également. Une belle idée qui s’achève dans la violence comme on peut se dire, quatre-vingt après, que le Front populaire était une belle idée dissolue dans les atrocités de la Seconde guerre mondiale. Sur les deux fins, optimiste et pessimiste, ajoutons que la télévision publique, à l’époque où elle s’intéressait à autre chose qu’à l’audimat, avait diffusé La belle équipe et ses deux chutes possibles. Depuis, si l’on en croit wikipedia, René Chateau avait sorti une version ne comportant que la seule fin optimiste, version attaquée par les héritiers de Duvivier et disparue des circuits. Aujourd’hui, Pathé sort donc la seule version concevable pour le cinéaste et ses ayant-droit : la pessimiste. On peut heureusement se rendre compte de la deuxième fin, l’optimiste, celle dont Duvivier disait qu’elle « ridiculisait tout le film », dans le bonus.

 

La belle equipe les cinq

 

Les cinq hommes au centre de La belle équipe ne sont ni gentlemen ni maudits. Il s’agit de cinq amis, quatre vivant dans un meublé borgne et le dernier, Républicain espagnol, se cachant de la police. L’hôtel est sale et mal entretenu par son propriétaire (Charles Granval), qui veut d’ailleurs les jeter à la porte. Ce à quoi répond d’ailleurs Gabin : « Je chôme donc je reste ! » Jolie phrase dont n’aurait pas rougi Descartes ! Le public des années trente, qui a traversé la grande crise de 1929, se reconnaît entièrement dans un nouveau type de héros : ouvrier ou chômeur, hâbleur, généreux, solidaire et ne se laissant pas faire. « Être chômeurs, poursuit Gabin avec ces beaux dialogues écrits par Spaak, ce n’est pas ce qu’on avait rêvé quand on était mômes. »  Nous sommes dans une époque charnière du cinéma français, où se mêlent bonne humeur et lucidité, la gouaille et un certain désespoir. Et lorsque les cinq amis s’aperçoivent qu’ils ont gagné à la loterie, les voilà qui invitent tout l’hôtel dans leur chambre, y compris le peu sympathique patron qui, finalement, se révèle être un brave type. Et la petite pièce se remplit, se remplit à tel point qu’on a l’impression de se retrouver dans la cabine des Marx Brothers dans One Night at the Opera (Une nuit à l’opéra) de Sam Wood, sorti l’année précédente.

L’argent gagné, les copains décident de le mettre en commun et d’ouvrir une guinguette sur les bords de la Marne. Ce qui nous vaudra, une fois le bâtiment achevé, l’une des plus belles séquences et l’une des plus connues du film et de l’époque : Gabin chantant Quand on s’promène au bord de l’eau, accompagné à l’accordéon par Adolphe Deprince. Et quand l’acteur ouvre le bal avec la grand-mère Marcelle Géniat, on aimerait avancer la théorie que les films se répondent à travers les époques, se parlent entre eux et nous parlent aussi par la même occasion : comment ne pas penser à la scène similaire où Henry Fonda ouvre le bal de My Darling Clementine (1946, La poursuite infernale) avec Cathy Downs ?

 

La belle equipe jean gabin viviane romance

 

Lorsque Gina — Viviane Romance, dont c’est le premier grand rôle, obtenu, d’après ce qu’elle raconte dans le bonus, en coiffant au poteau Edwige Feuillère et Marlene Dietrich — débarque dans cette belle histoire d’amitié, le spectateur de l’époque sait que plus rien ne va tourner rond. Les femmes fatales, c’est bien connu alors, versent à tour de bras et de poitrine des grains de sable dans les rouages. Et la Gina, dont la chambre est joliment décorée des photos de nus pour lesquelles elle pose, tirer avantage de n’importe quelle situation, ça la connaît. Les femmes sont toujours cruelles, chez Duvivier, et Viviane Romance annonce le personnage que tiendra Danièle Delorme dans Voici le temps des assassins. La même question se repose à chaque fois : le cinéaste est-il misogyne ? Ou ne dit-il pas que, pour s’en tirer dans la société macho qui est la nôtre, les femmes sont obligées d’user de leurs propres armes. Après tout, lorsque revient le type (Jacques Baumer) qui a vendu aux cinq amis le terrain et les ruines dont ils ont fait une très jolie guinguette et qu’il réclame des droits sur le travail accompli, que s’entend-il dire, ce petit patron, ce bourgeois ? « Il y a des ouvriers qui vont vous botter les fesses ! » Peut-être que Romance, Delorme et les autres héroïnes de Duvivier veulent aussi, pour tous les coups qu’elles ont pris, botter quelques fesses. Le problème est qu’elles se trompent de cibles.

 

Charles Dorat

Acteur dans La belle équipe — il joue le rôle de Jacques, le copain qui rêve du Canada comme c’était déjà le cas d’Albert Préjean dans Le paquebot Tenacity —, Charles Dorat a toujours été un proche de Duvivier. Proche également du poète Max Jacob qui, sous le titre L’amitié, a publié sa correspondance avec l’acteur, désigné sous son vrai nom de Charles Goldblatt. Dorat apparaît dans quatre Duvivier, le dernier étant Panique en 1947, mais il est également le scénariste, en 1956, avec Maurice Bessy et Duvivier lui-même, de Voici le temps des assassins. Un restaurateur joué par Gabin, qui semble tout droit sorti d’un bouquin de Simenon, tombe amoureux d’une jeune fille qu’il a recueillie (Danièle Delorme). Dans ce monde de forts des Halles — le film est en ce sens un vrai document sur les défuntes Halles de Paris —, les femmes mènent la danse et les hommes ne s’en rendent pas compte. Autour du restaurateur, il faut compter avec Madame Jules (Gabrielle Fontan), minuscule vieille dame à qui rien n’échappe et qui tient la dragée haute au patron. Et puis il y a la mère de Gabin (Germaine Kerjean), qui dirige à coups de fouet et d’aigreur une guinguette sur les bords de Marne — tiens, encore. Sans compter Lucienne Bogaert et toutes les poules qui accompagnent le temps d’un repas — et plus puisqu’affinités — le riche vieux beau Aimé Clariond. Duvivier nous gratifie même d’un couple de lesbiennes dans lequel la plus riche domine. Danièle Delorme, qui débarque de sa province, va vite se révéler manipulatrice et son visage d’ange cache parfaitement des aspects démoniaques. On est forcé de penser à ces héroïnes américaines à qui Cornel Wilde ou Robert Mitchum accordent à leur dépens le Bon Dieu sans confession : Gene Tierney dans Leave Her to Heaven (1945, Péché mortel, John M. Stahl) et Jean Simmons dans le bien nommé Angel Face (1952, Un si doux visage, Otto Preminger). 

 

Voici le temps des assassins gabin

 

Gabin, qui tient sa boutique d’une main d’expert, ne voit rien rien de cette dictature féminine, pas plus que Gérard Blain, son jeune copain. Les hommes sont si naïfs, quel que soit leur âge ! Misogyne encore, Voici le temps des assassins ? Ce n’est pas le mot juste, Duvivier, Bessy et Dorat soulignant davantage les différences essentielles qui existent entre individus mâles et femelles sans pousser les secondes vers le mauvais côté de la balance. Car Germaine Kerjean et Gabrielle Fontan protègent leur enfant, réel ou adoptif, et l’on ne saurait le leur reprocher. Ce qui peut paraître nouveau à nos yeux mais qui ne l’est pas dans la filmo de Duvivier, c’est la noirceur. Le cinéaste est un pessimiste, ce que prouvent la grande majorité de ses sujets. Sa force est de situer son action dans le monde du travail, où l’on n’a pas le temps de prendre en compte ses sentiments, où il faut se lever, trimer et se coucher pour recommencer le lendemain. Et lorsque l’amour survient sans crier gare, on ne sait pas forcément en distinguer toutes les subtilités.

 

Voici le temps des assassins jaquette

 

Moins reconnu que La bandera, Pépé le Moko, La belle équipe, Un carnet de bal ou La fin du jour, Voici le temps des assassins reste un Duvivier majeur, comme le sont également Le paquebot Tenacity et Panique. Tout y est maîtrisé, de l’interprétation aux décors, du montage aux prises de vues. L’écrivain Robert Sabatier m’a un jour raconté une anecdote édifiante sur la vision qu’avait la Nouvelle Vague de Duvivier. Ce dernier s’était intéressé à Boulevard, un roman de Sabatier, et était en train de le tourner avec Jean-Pierre Léaud dans le rôle principal. Un jour, le romancier s’est rendu sur le plateau et a constaté que le petit Jean-Pierre, quinze ans à l’époque, commentait la moindre action de Duvivier par ces mots : « Monsieur Truffaut n’aurait pas fait comme cela ! »

L’histoire peut faire sourire d’autant plus que Boulevard n’est resté dans aucune mémoire alors que Léaud et Truffaut ont amplement fait leurs preuves. Elle montre toutefois combien ces grands anciens qu’étaient Duvivier et quelques autres, aux palmarès impeccables, étaient sortis de la profession à grands coups de pied au cul. « Nous entrerons dans la carrière, chantait Ferré, quand nous aurons cassé la gueule à nos aînés. » Plus de cinquante après, maintenant que c’est chose faite, on ne peut que saluer tout autant les ressorties des films de l’Ancienne Vague que ceux de la Nouvelle. D’autant plus quand ils sont en versions restaurées.

Jean-Charles Lemeunier

« La belle équipe », « La fin du jour » et « Voici le temps des assassins » : trois films de Julien Duvivier en versions restaurées, édités en DVD et Bu-ray par Pathé le 1er juin 2016.




« Justin de Marseille » et « Tartarin de Tarascon » en versions restaurées : Les années trente avé l’assent

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La sortie en copies restaurées chez Pathé de Justin de Marseille de Maurice Tourneur et de Tartarin de Tarascon de Raymond Bernard, deux films de 1934, est une bonne occasion de se plonger, via la Provence des années trente, dans deux types de cinéma, différents et pourtant proches par certains aspects dont l’assent n’est pas le moindre. Car autant Maurice Tourneur que Raymond Bernard, deux cinéastes qui ne sont pas méridionaux, utilisent l’accent provençal pour nourrir leurs films.

C’est justement un fada (Raymond Aimos) qui, dans Justin de Marseille, ouvre la danse. Maurice Tourneur va ainsi placer son histoire au confluent de plusieurs courants. Nous aurons le film policier, tout autant inspiré du modèle américain – Chicago et Scarface, prononcé Scarfasse, sont ainsi convoqués dans les dialogues – que du folklore français, avec ses apaches, ses maquereaux noirs, ses bals dans les bistrots, ses droguées au rire hystérique et ses policiers pas très pressés. Dès le début, la scène où les gangsters se cachent derrière des tonneaux, sur le port, pour arroser copieusement les flics qui veulent les arrêter renvoie directement à une séquence similaire du Fantômas (1913) de Feuillade où les entrepôts de Bercy servaient de décor. D’ailleurs, Alexandre Rignault, qui joue ici le méchant gangster italien, reprendra le rôle de l’inspecteur Juve dans Fantômas (1947) et Fantômas contre Fantômas (1949) où là, c’est une séquence complètement surréaliste d’enterrement qui peut faire écho à celle de Justin de Marseille. Ce clin d’œil rappelle que l’élément comique n’est pas absent de Justin de Marseille, renforcé par le dialogue parfois pagnolesque de Carlo Rim. Ce dernier sait prendre la juste distance entre un film américain et sa copie française. Plusieurs lignes de dialogue, on l’a vu, mentionnent le cinéma américain et un des policiers à la poursuite des gangsters, s’arrête boire un coup – la distance, je vous dis – et entre dans le bistro en promettant à la patronne de lui raconter une sacrée histoire  : « C’est du cinéma, commence-t-il… C’est pire que du cinéma ! »

Alexandre Rignault, Antonin Berval

Une des autres originalités de Justin de Marseille, c’est son aspect documentaire et ses nombreux extérieurs, avec le Vieux-Port, les docks, le marché sur la Canebière. Documentaire qui entre parfois en conflit avec une sur-scénarisation du récit. Ainsi, les Chinois et la fumerie d’opium reconstituée en studio sont un des archétypes du film exotique à la française. Tout ceci est bien sûr à mettre au crédit de Maurice Tourneur. Déjà, il intitule son film Justin de Marseille, tous les personnages évoquent la légende du fameux Justin et le Justin en question n’apparaît qu’au bout de vingt minutes. C’est gonflé ! Ajoutons les nombreux plans avec lesquels Tourneur montre qu’il connaît parfaitement son métier, un métier déjà vieux à l’époque d’une vingtaine d’années. Ainsi quand il filme le couple composé par Ghislaine Bru, une jeune fille naïve, et par Armand Larcher, de la graine de barbeau. Tous deux sont d’abord filmés à travers une grille et, en montant la rue, s’en libèrent, manière d’annoncer que la jeune proie va trouver la délivrance. Plus tard, c’est un travelling arrière sur une table de jeux qui en met plein la vue, ou cette porte d’une vieille bâtisse en ruines qui claque au vent et permet de voir puis de ne plus voir Rignault et Berval, qui joue Justin.

Justin-de-Marseille Larquey Berval

Antonin Berval est bien oublié aujourd’hui. Il s’était illustré à l’époque dans deux films d’André Hugon consacré à Maurin des Maures et dans un autre du même réalisateur sur Gaspard de Besse – il existe en DVD chez LCJ -, héros provençaux s’il en est. Il est un Justin tout à fait crédible, pas imposant physiquement mais ni Paul Muni ni James Cagney ni Edward G. Robinson, ses alter ego américains, ne l’étaient non plus. Il est en revanche capable, par le regard, la voix et la détermination, de forcer le respect. Une phrase en dit d’ailleurs long à son sujet. Avant que Justin n’apparaisse physiquement, on l’a vu, il est beaucoup question de lui. Ses hommes, dont le Bègue (Pierre Larquey), parlent de lui et le patron du bistro les coupe pour leur dire qu’entre ce que dit Justin et ce qu’il fait, il y a le Vieux-Port. Et il conclut en disant que Justin est trop bon. « Tu le le le lui dirais en en faface ? » s’énerve le Bègue. « Non, mais je le lui ferai comprendre par le regard. » Cet échange prouve bien, de la même manière que lorsque Justin et sa bande dînent au bord de mer, sur fond de chanson chantée par Tino Rossi, et discutent aimablement avec le chef de la police, que Justin est un type fréquentable, pas un de ces malfrats que les forces de l’ordre rêvent de mettre à l’ombre. D’autant plus que de l’ombre, à Marseille, on peine à en trouver. Un autre exemple est donné lorsque Justin empêche un petit voleur à la tire de détrousser un matelot. Et, pour en finir avec le Bègue, fidèle lieutenant de Justin, attachant parce que c’est c’est Larquey qui qui l’incarne, il est l’occasion de plusieurs dialogues humoristiques. « Si tu marchais comme tu parles, lui dit un de ses amis, tu ferais du surplace ! » Ce genre de mots d’auteur dont le cinéma français était friand, on le retrouve tout au long du film, malgré quelques péripéties beaucoup plus dramatiques. Ainsi ces deux maquereaux qui parlent de leurs bonnes femmes et dont l’un s’exclame, parce qu’il a appris que la copine de son ami préférait débusquer un emploi plutôt que de finir sur le trottoir : « Celles qui cherchent du boulot, c’est des paresseuses ! »

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Si Justin de Marseille oscille ainsi tout le temps entre comédie et tragédie, il ne fait aucun doute que Tartarin de Tarascon appartient complètement au premier genre. Raymond Bernard, qui signe ce film, sort pourtant de deux drames, Les misérables et Les croix de bois. Il s’octroie quelques vacances tarasconnaises sans craindre ce qui était arrivé à Alphonse Daudet à la sortie de son livre en 1872 et qui arrivera encore à Bruno Dumont avec P’tit Quinquin : s’attirer la colère des gens du cru parce que le bouquin et le film sont jugés par trop irrévérencieux. En 1934, Tartarin est devenu une gloire nationale. Qui plus est, Raymond Bernard s’octroie les services de Marcel Pagnol pour le scénario et de Raimu pour l’interprétation. C’est donc dans la poche, on ne peut qu’apprécier les aventures du sympathique fanfaron, sorte de Monsieur Jourdain méridional.

Tartarin

Le film est composé de deux parties : la première se déroule à Tarascon avec son folklore colporté par les acteurs à accent appréciés du public ; la seconde en Algérie où Tartarin, comme Don Quichotte, comprendra beaucoup de choses, tant sur lui-même que sur les autres. Tout au long de ces deux épisodes, Raimu se taille la part du lion, celui que justement il veut terrasser. Si l’on connaît par cœur sa voix puissante, sa façon de traîner sur les syllabes, sa faconde formidable, on s’amusera ici également de sa démarche avec cette façon inimitable d’avancer le ventre en avant. L’acteur sait mettre, mais ce n’est une surprise pour personne, beaucoup d’humanité dans ce personnage, à plus forte raison lorsqu’il va être contraint de prendre vraiment les armes et partir en Afrique chasser les fauves. Tout au long ce parcours, Raimu s’appuie sur ses habituels comparses que l’on prend toujours plaisir à retrouver : Charpin, Milly Mathis, Maupi et quelques autres. Et tous jouent leur partition habituelle avec le même plaisir, un plaisir partagé par les spectateurs.

Jean-Charles Lemeunier

Les versions restaurées de Justin de Marseille et Tartarin de Tarascon sortent chez Pathé en DVD et Blu-ray le 1er juin 2016.


« La nuit des diables » de Giorgio Ferroni : Morsures d’amour

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Il existe toutes sortes de raisons d’apprécier un film et l’une d’entre elles, et non des moindres, est de trouver dans le récit plusieurs portes par lesquelles le spectateur peut, à son choix, s’engouffrer ou pas. C’est le cas de La notte dei diavoli/La noche de los diablos (1972, La nuit des diables), coproduction italo-hispanique signée Giorgio Ferroni, que vient de sortir dans un superbe coffret de trois DVD/Blu-ray Le Chat qui fume, petite maison d’édition montpelliéraine qui se trace à coups de serpette un itinéraire impeccable à travers la jungle inextricable du bis. Tout ça pour dire tout le bien que l’on peut penser de cette Nuit des diables et des multiples clefs de lecture que Ferroni et son scénariste, Eduardo Manzanos Brochero, ont laissées sous le paillasson. Un petit mot sur ce dernier : cet écrivain prolifique a éparpillé dans son sillage quelques-unes des aventures de héros qui se sont fait un nom : Django, Satanik, Kriminal, Sartana… Signalons qu’il est aussi l’auteur de deux très beaux gialli de Sergio Martino, Lo strano vizio della Signora Wardh (L’étrange vice de Madame Wardh) et La coda dello scorpione (La queue du scorpion), tous deux de 1971. Quant à Ferroni, de l’énorme filmographie qui s’étale de 1935 à 1975, on retiendra essentiellement deux titres, un des chefs-d’œuvre du gothique italien, Il mulino delle donne di pietra (1960, Le moulin des supplices), et un western, Un dollaro bucato (1965, Le dollar troué).

 

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La nuit des diables et ses multiples voies d’accès, donc. Adaptée d’une nouvelle de Tolstoï, La famille du Vourdalak, qui avait déjà inspiré Mario Bava pour l’épisode I Wurdalak (Les Wurdalaks) de son film I tre volti della paura (1963, Les trois visages de la peur), le scénario peut se lire comme une histoire classique de vampires : un homme (Gianni Garko) s’égare en pleine campagne yougoslave, tombe sur une famille de vampires et échappe aux morsures tant bien que mal. C’est évidemment très réducteur. On peut alors voir dans La nuit des diables la folie qui fait des ravages. Le film ne s’ouvre-t-il pas sur l’eau bouillonnante d’une cascade, symbole d’un esprit qui, dépourvu de canalisation, voit sa raison partir en éclaboussures ? Ce lien entre l’eau et la folie était en tout cas flagrant dans le Lilith (1965) de Robert Rossen et l’insistance que met Ferroni à filmer la cascade, suivie de la vision de cet homme hagard qui semble marcher au hasard, elle-même entrecoupée par plusieurs plans dérangeants — un crâne empli de vers, une tête qui explose, une main qui se pose sur un sexe féminin, une femme nue les mains attachée dans le dos semblant être la victime d’un rituel sadique, un cœur qu’on arrache en train de battre —, en dit long sur la santé mentale du héros. Les bonus toujours performants de l’éditeur montrent d’ailleurs une ouverture alternative d’où ont disparu toutes les séquences-choc. On en est donc là de nos atermoiements, histoire de vampires ou simplement visions horribles dues à la folie, quand, un peu plus loin, Ferroni et Brochero nous glissent une troisième interprétation : et si seulement, chez ces êtres frustres et éloignés de tout qui forment cette famille dans laquelle Garko débarque sans le vouloir, il était simplement question d’amour ? Un amour qui suscite un tel besoin que les possédés en arrivent à dévorer l’objet de leur désir passionnel ? Ainsi, sont placées au centre du récit deux mignonnes petites filles (Sabrina Tamborra et Cinzia De Carolis, qui est interviewée dans un bonus), symboles à la fois de la pureté et d’une possible perversion.

 

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Rien n’est sûr tout au long de cette nuit et le pauvre Garko ne va jamais savoir sur quel pied danser, et encore moins avec la jeune fille de la famille, la ravissante Agostina Belli, à qui l’étranger est prêt à accorder le Bon Dieu sans confession avant de se raviser. Le film est également parsemé de trucages dus à un tout jeune Carlo Rambaldi, comme ce pieu qui transperce une poitrine ou ce visage qui semble s’effondrer sur lui-même. Un Rambaldi qui n’a encore travaillé ni sur Alien, ni sur E.T., et n’a donc pas encore obtenu ses Oscars pour ses effets spéciaux. À noter enfin la musique prenante de Giorgio Gaslini, le musicien d’Antonioni pour La notte (La nuit) et d’Argento pour Profondo rosso (Les frissons de l’angoisse), dont l’une des partitions ici fait parfois penser au Morricone d’Il était une fois la révolution, sans doute, et Gaslini en parle, parce qu’il a utilisé la voix de la chanteuse Edda dell’Orso, également présente sur le score du film de Leone. L’interview du musicien, que l’on trouve dans les bonus, est passionnante à plus d’un titre. D’abord parce qu’il explique son travail et son souci de ne pas créer de compositions simplement illustratives, aussi parce qu’il parle de Ferroni et de La nuit des diables mais aussi d’Antonioni, de Miles Davis et de Duke Ellington, qu’il a bien connus. Saluons, dans tous les bonus que présente le coffret, le travail exemplaire de Freak-o-rama.

Jean-Charles Lemeunier

La nuit des diables

Année : 1972

Origine : Italie

Titre original : La notte dei diavoli

Réalisateur : Giorgio Ferroni

Scénario : Eduardo M. Brochero, Romano Migliorini, Gianbattista Mussetto d’après Alexis Tolstoï

Photo : Manuel Berenguer

Musique : Giorgio Gaslini

Montage : Gianmaria Messeri

Effets spéciaux : Carlo Rambaldi

Avec Gianni Garko, Agostina Belli, Mark Roberts (Roberto Maldera), Bill Vanders, Cinzia De Carolis, Teresa Gimpera, Maria Monti, Umberto Raho, Sabrina Tamborra…

Edité en DVD/Blu-ray par Le Chat qui fume le 1er juin 2016.

 



« La galaxie de la terreur » de B.D. Clark : D’Alien à l’autre

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Nul n’est besoin d’avoir perdu du temps au séminaire pour savoir qu’un texte sacré commence toujours par « Au commencement était… ». D’habitude, c’est le Verbe mais pour la plupart des cinéastes italiens de série B et, aux États-Unis, pour Roger Corman, leur Bible démarre ainsi : « Au commencement était un film célèbre. » Ensuite, notre gaillard demande à un ou plusieurs écrivains de bosser le sujet, de le reprendre dans ses grandes lignes en ajoutant ici et là quelques détails significatifs d’une production AIP ou New World Pictures, les deux fers de lance successifs du génial cinéaste et producteur. Puis il lance sa production pour une poignée de dollars et, quand il ne la signe pas, la laisse à un jeunot qui se fait les épaules et pourra devenir, l’Histoire le prouve, un des futurs grands de la cinématographie de son pays.

Pourquoi parler de tout cela aujourd’hui ? Parce que Bach Films sort en DVD une des productions New World Pictures de Roger Corman, dirigée en 1981 par B.D. Clark (alias Bruce D. Clark) et devenue depuis cultissime : Galaxy of Terror (La galaxie de la terreur). Au commencement était donc Alien, une planète inhospitalière, un vaisseau parti à la recherche d’une mission précédente disparue corps et biens, un équipage limité, des couloirs interminables d’où le danger peut surgir à tout instant et quelques monstres croquignolesques parce qu’à l’époque, tout le monde ne peut pas se payer ni H.R. Giger ni Carlo Rambaldi. Corman, qui connaît son public sur le bout des ongles, sait qu’il va falloir épicer le scénario de Clark et Marc Siegler. Une des jeunes astronautes, jouée par Taaffe O’Connell, va donc se retrouver aux prises avec un ver géant. Déshabillée en un tournemain — par un ver !!! —, elle va être dévorée non sans quelques grognements jouissifs équivoques qui firent raccourcir la séquence pour qu’elle ne soit pas classée X. Séquence qui éleva le film au rang de culte. Reconnaissons que ni Clark ni Siegler n’étaient des perdreaux de l’année et que les deux avaient déjà écrit — et Bruce Clark réalisé — en 1969, dans la foulée d‘Easy Rider, Naked Angels (Les anges nus), un film de bikers et de gros cylindres que de jolies blondes chevauchaient seins nus. Enfin, la superbe affiche de La galaxie de la terreur en rajoute une louche avec cette jolie blonde dénudée — qui n’a rien à voir avec Taaffe — et cette grosse mite à tête de mort. Tout pour mettre en appétit !

La galaxie de la terreur - O'Connell

L’intelligence de Corman, et c’est bien évidemment ce qui a fait sa notoriété, est qu’il travaille pour un public de drive-in, réputé ado voire bas de plafond, mais qu’il s’adresse aussi à des gens qui réfléchissent et pour qui il s’amuse à glisser ici et là des notations qui leur font apprécier ses films. Car à travers la trame d’Alien, à l’époque connue du plus grand nombre, passent en transparence des réminiscences de Forbidden Planet (1956, Planète interdite) de Fred McLeod Wilcox, dans lequel ce sont les humains qui créent leurs propres monstres. Enfin, Corman et ses deux sbires s’offrent le culot de poser la question de Dieu. Et si, finalement, on pouvait se débarrasser de lui ? À elle seule, l’évocation d’un tel concept était fichu de coller l’urticaire aux plus endurcis des censeurs et d’envoyer cette Galaxie de la terreur directement à la trappe, sans passer par la case départ. Pourtant Corman, Clark et Siegler sont allés jusqu’au bout de cette idée. Et les censeurs n’y ont vu que du feu !

Il faudrait encore parler des comédiens. Hormis Ray Walston, ils ne sont pas encore reconnus comme certains le deviendront par la suite.  Walston a travaillé pour Billy Wilder dans The Apartment (1960, La garçonnière) et Kiss Me, Stupid (1964, Embrasse-moi, idiot), film incroyable pour l’époque dans lequel, jeune auteur de chansons inconnu, il reçoit chez lui un crooner célèbre (Dean Martin). Connaissant la réputation de don juan de Martin, Walston préfère éloigner son épouse (Felicia Farr) et fait passer une prostituée (Kim Novak) pour sa régulière. Et, que croyez-vous qu’il arrive ? Walston couchera avec Novak, Martin avec Farr avant que le couple légitime ne se retrouve. Bon tout cela nous amène loin de La Galaxie de la terreur mais nous dit combien Walston, bien que méconnu chez nous, est un acteur qui compte.

La galaxie de la terreur - Englund

À ses côtés, Robert Englund paraît tout jeune. Il ne portera le chapeau, le tricot rayé et les ongles-lames de Freddy que trois ans après. Si Edward Albert est bien oublié  aujourd’hui, notons que Zalman King est devenu par la suite scénariste, réalisateur et producteur et que, outre le scénario de 9 1/2 Weeks (1986, 9 semaines 1/2), il en a réalisé deux succédanés, le premier toujours avec Mickey Rourke : Wild Orchid (1989, L’orchidée sauvage) et Wild Orchid II (1992). Le membre de l’équipage qui a un physique de brute, c’est Sid Haig qui a, tout au long de sa longue carrière de quelque cinquante années, distribué plus de baffes que de bonbons, dans les films de blaxploitation de Jack Hill mais aussi chez Richard Fleischer, Robert Aldrich, Rob Zombie, Fred Olen Ray ou Charles Band. Il n’y a guère que Quentin Tarantino qui ait eu l’idée saugrenue de lui faire jouer un juge dans Jackie Brown.

Arrivent enfin les actrices. Dans le rôle du capitaine du vaisseau, Grace Zabriskie a quelque chose d’illuminée et on se demande bien comment on a pu lui confier les commandes. Ces yeux écarquillés et cet air de ne plus rien y comprendre qu’elle affiche ici, elle s’en resservira dans la série Twin Peaks — elle y était la mère de la défunte Laura Palmer — et, plus récemment, dans Ray Donovan, où elle incarne Miss Minassian. Quant à Erin Moran, qui joue la jeune première du vaisseau, elle était à l’époque la vedette de la série Happy Days, où elle incarnait la chérie de Scott « Chachi » Baio, le cousin de Fonzie (Henry Winkler). Malgré tout, en matière de casting féminin, c’est Taaffe O’Connell qui se taille la part du lion grâce à une séquence déjà commentée.

La galaxie de la terreur - Zabriskie

Que reste-t-il aujourd’hui de La galaxie de la terreur ? Un film de SF cheap, amusant parce que typique des années quatre-vingt, ringard par bien des aspects et plaisant par tellement d’autres. Sans doute parce que, à l’écart des grands studios — même si le film a été distribué, hors États-Unis, par United Artists —, Corman peut tout se permettre. Et que c’est ce qu’on aime chez lui.

Une dernière précision : c’est connu, Corman a toujours donné leur chance aux débutants, à condition de ne pas les payer. Ici, à divers postes, depuis assistant-réalisateur jusqu’à « production designer », l’équivalent de notre chef décorateur, on trouve le nom de James Cameron. Trois ans plus tard, notre bonhomme signera Terminator puis, dans la foulée, Aliens avant de poursuivre par la carrière que l’on sait. Comme quoi, d’Alien à La galaxie de la terreur et de La galaxie de la terreur à Aliens, il existe une réelle suite logique.

Jean-Charles Lemeunier

La galaxie de la terreur
Titre original : Galaxy of Terror
Année : 1981
Origine : États-Unis
Réalisation : B.D. Clark
Scénario : Marc Siegler, B.D. Clark
Photo : Jacques Haitkin, Austin McKinney
Musique : Barry Schrader
Montage : Larry Bock, R.J. Kizer, Barry Zetlin
Assist. réal. et production design : James Cameron
Prod. : Roger Corman, Marc Siegler (New World Pictures)
Avec Edward Albert, Erin Moran, Ray Walston, Bernard Behrens, Zalman King, Robert Englund, Taaffe O’Connell, Sid Haig, Grace Zabriskie

Édité en DVD par Bach Films le 7 mars 2016.


« Spetters » de Paul Verhoeven : Un Rien qui vaut beaucoup

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Un héros qui se nomme Rien, c’est déjà quelque chose ! Et quand ses aventures sont contées par Paul Verhoeven, on ne peut que foncer ! À l’heure où le cinéaste hollandais entame une nouvelle carrière française avec Elle, BQHL Éditions sort en DVD Spetters, un de ses fleurons made in Zuid-Holland. Un must !

Il faudrait se remettre dans le contexte. Nous sommes en 1980 et, au moment où il signe Spetters, Paul Verhoeven n’a pas entamé sa brillante et subversive carrière américaine. Il tournera encore dans son pays un téléfilm et De vierde man (1983, Le quatrième homme) avant d’enchaîner avec Flesh + Blood (1985, La chair et le sang), RoboCop (1987), Total Recall (1990), Basic Instinct (1992), Showgirls (1995) et Starship Troopers (1997), une suite sans fautes et sans fausses notes. À cette même époque, 1980, deux de ses interprètes, Rutger Hauer et Jeroen Krabbé, n’ont pas traversé l’Atlantique pour jouer les méchants dans les blockbusters ricains. Hans von Tongeren, l’interprète de Rien, aura moins de chance que ses deux collègues. Spetters sort en Hollande le 28 février 1980 et un an plus tard aux USA. Le 25 août 1982, à l’âge de 27 ans, Tongeren choisit la mort. Il venait de jouer dans un film américain auprès de Daryl Hannah, Summer Lovers, et devait incarner un suicidaire dans son prochain rôle. La réalité a dépassé la fiction.

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Nous sommes donc en 1980 et Verhoeven invente beaucoup de choses. Déjà, il prouve à la face du monde qu’un cinéma néerlandais existe et ça, depuis Turks fruit (1973, Turkish délices) et Keetje Tippel (1975), deux films qui l’ont fait repérer par les critiques non-hollandais. Il prouve aussi qu’il peut tout se permettre, entre autres par rapport aux questions sur la sexualité qui chatouillent tellement, tout en restant un réel auteur. Parce que de quoi parle Spetters, finalement ? D’une bande de copains branchés sur les courses de moto — Rien rêve de devenir champion. Des jeunes d’une vingtaine d’années qui passent de la mécanique aux pistes de danse — La fièvre du samedi soir est dans tous les esprits et l’allusion ici est très précise. Et de la piste aux filles. Mais chez Verhoeven, il ne s’agit pas de faire frissonner les rideaux par une brise légère tandis que deux visages ou deux corps se rapprochent sur fond de Righteous Brothers. Non, notre homme assume son cinéma prolo. Ses héros sont de braves types qui n’assurent pas tout à fait avec leurs conquêtes, à l’opposé des schémas hollywoodiens. Et quand un nouveau jupon se pointe à l’horizon — et il est porté par la sémillante Renée Soutendjik qui, dans le film, tient une baraque à frites —, voilà que nos motards en perdent les pédales et se disputent le cœur… pardon, le corps de la belle. Pour décider duquel d’entre eux va faire du gringue à la damoiselle sans porter ombrage à ses potes, ils optent pour une version optimisée de la courte paille, en l’occurrence la plus longue. Et Verhoeven filme tout cela simplement, sans appuyer de vulgarité une séquence qui, à plus forte raison en 1980, risque de ne pas faire l’unanimité.

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On s’en rendra mieux compte par la suite, avec Basic Instinct et Showgirls, Verhoeven n’y va pas par quatre chemins lorsqu’il est question de sexe. Il le filme frontalement. Aujourd’hui, appelez cela la mode ou le relâchement des mœurs, les scènes explicites ont envahi les films grand public. Verhoeven se pose donc en précurseur. Et se refuse à juger qui que ce soit, pas plus la fille qui vend son corps à un flic contre une autorisation de stationnement que ceux qui recherchent le sexe à défaut du grand amour. C’est d’ailleurs pour cette raison que Verhoeven est resté un grand cinéaste. Il ne donne aucune leçon de morale et cette liberté qu’il affichait dès ses débuts, il la garde aujourd’hui toujours en ligne de mire.

Le cinéaste pose sur ses personnages un couvercle de désespoir. Qu’ils aient des parents attentionnés ou sévères, qu’ils aient ou pas un but dans l’existence, celle-ci n’est pas toujours très rose. Ce qui est aussi dû au climat peu tempéré du coin. Si l’on s’amuse à chercher sur Reverso, « spetters » en hollandais signifie « éclaboussures » et ces jeunes gens le sont, éclaboussés : par la recherche d’un idéal qui s’enfuit, par la recherche d’une sexualité qui leur échappe — il est également question d’homophobie et d’homosexualité —, par la recherche d’argent ou tout simplement de quiétude. « La vie est une croquette », remarque Renée Soutendjik en citant son propre père qui, semble-t-il, en connaissait un brin tant en matière de vie que de croquettes : « Quand on sait ce qu’il y a dedans, on n’en veut plus ! » Ce dialogue philosophique, et c’est là tout l’art de Verhoeven qui déclencha les foudres de ses détracteurs, a lieu pendant que la belle dame est au lit et joue avec le sexe de son amant. La phrase a d’autant plus de sens qu’un peu plus tard, on entend « C’est pareil partout ».

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Que reste-t-il donc à la portée de nos jeunes gens ? Des rêves de gloire ou de départ inaccessibles ? Dieu, peut-être, mais là encore, le cinéaste montre qu’on ne peut pas compter sur lui. On l’a dit, il ne juge personne et agit lui-même, dans la réalisation de son propre film, comme le font ses personnages. Dans l’interview livrée en bonus, dans laquelle il raconte ses démêlés avec le public et la critique pour cause de trop grande liberté, Verhoeven explique qu’il a conçu la séquence de la course de motos de la même manière que celle des chars dans le Ben-Hur (1959) de William Wyler, pour qu’elle soit efficace. Mais il ne rêve pas : il sait qu’il n’avait pas les mêmes moyens. Sa course est fauchée et garde malgré tout les qualités de son modèle. Spetters ne se pose pas comme le Ben-Hur du pauvre mais comme un film qui s’interroge tout à la fois sur des questions de mise en scène et sur les problèmes de la Hollande, de la société pourrait-on élargir, et qui, plus de 35 ans après, reste passionnant.

Jean-Charles Lemeunier

Spetters
Année : 1980
Titre original : Spetters
Pays : Hollande
Réalisateur : Paul Verhoeven
Scénario : Gerard Soeteman
Photo : Jost Vacano
Musique : Tom Scherpenzeel
Montage : Ine Schenkkan
Durée : 120 minutes
Avec  Hans van Tongeren, Renée Soutendjik, Toon Agterberg, Maarten Spanjer, Marianne Boyer, Jeroen Krabbé, Rutger Hauer…

« Spetters » en DVD nouveau master HD sorti depuis le 8 juin 2016 par BQHL Éditions (en partenariat avec les studios MGM).


John Carpenter : Le seigneur des saigneurs à Neuchâtel

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JohnCarpenter 2010
En ce moment, les organisateurs du NIFFF, le Neuchâtel International Fantastic Film Festival, doivent être sur des charbons ardents. Leur manifestation démarre demain, le 1er juillet, et leur invité principal n’est rien de moins que John Carpenter. Dès le premier jour, la barre des programmations est placée très haut : deux films de Big John, Dark Star et Assault on Precinct 13, un classique (La sorcellerie à travers les âges de Christensen), une curiosité (un film de vampires argentins de 1953, El vampiro negro), un hommage à Prince avec Purple Rain et des nouveautés : les chinois Chongking Hot Pot et The Mermaid, le turc Bad Cat, le danois Parents, le suisse Der Vampir auf der Couch, l’australien Scare Campaign et les américains February (signé par Oz Perkins, le fils d’Anthony) et Pride and Prejudice and Zombies. De quoi saliver pendant des heures alors que ce n’est que le premier jour. Et cela va durer ainsi jusqu’au 9 juillet.

On l’aura compris, le NIFFF propose non seulement une rétrospective complète de Carpenter, de Dark Star (1974) à The Ward (2010) – le téléfilm sur Elvis a été écarté, sans doute parce qu’il ne correspondait pas au thème – mais, cerise sur le gâteau, un concert du monsieur, lui qui a composé les bandes originales de la plupart de ses films. Le John Carpenter Live se déroulera le mardi 5 juillet et non le 6, comme cela avait été annoncé par le festival précédemment.

they live roddy piper keith david

Pour accompagner le NIFFF, rien de tel que de se replonger dans la filmo de Carpenter. De tous ses films, dont la plupart nous font encore frissonner de plaisir rien que d’y penser, je mettrais volontiers en avant son génial They Live (1988, Invasion Los Angeles). Et comment ne pas repenser à cette fameuse séquence où le héros, John Nada (incarné par le regretté Roddy Piper, disparu il y a tout juste un an), s’aperçoit en trouvant par hasard des lunettes de soleil que non seulement nous sommes sous la domination d’horribles aliens à têtes de morts mais que l’essentiel de nos publicités nous claironnent des messages subliminaux du style « Achète », « Obéis » et autres réjouissances du même ordre. La scène la plus marrante, la plus édifiante est celle où John Nada veut absolument prouver à son pote Frank (Keith David) qu’il doit chausser les lunettes. Frank ne veut pas. John insiste. Frank ne veut pas. John insiste. Et ça dure un petit moment. Puis Frank dit à John de lui foutre la paix. John ne veut pas. Frank insiste. John ne veut pas. Car John veut que Frank pose ces putains de lunettes sur son putain de nez. Ce que Frank refuse. Mais John insiste. Et ils commencent à se taper. D’abord à se pousser un peu, puis plus fort, puis un gnon par ci, un gnon par là, ils s’en mettent carrément plein la poire. Quand ils sont tout tuméfiés et qu’ils n’en peuvent plus, John demande à Frank de mettre les lunettes. Frank refuse et John insiste. Mais Frank refuse et John, qui insiste un peu trop, se reprend un coup de poing. Ou c’est le contraire, je ne sais plus. Bref, ils s’en remettent une deuxième couche dans la poire et, sans même attendre qu’elle soit sèche, une troisième pour bien faire. Frank est HS, à terre, et John ne vaut guère mieux. Il a tout de même la force de prendre les lunettes et de les poser sur le nez écrasé et saignant de son ami. Qui soudain voit ce qu’il aurait dû voir depuis deux plombes si, comme papy, il n’avait fait de la résistance. Frank voit les messages subliminaux des affiches publicitaires, les objets volants dans le ciel qui, sur leurs banderoles, demandent d’obéir ou de regarder la télé, et ces affreux aliens à têtes de mort qui communiquent entre eux en parlant à leurs montres.

they live obey
Voilà, j’avoue ne pas avoir revu récemment cette séquence d’anthologie et j’ai sans doute brodé certains détails, j’en ai forcément oublié d’autres mais l’idée y est. Que They Live est un grand film méconnu parce qu’il dit tout ce que l’Amérique ne veut pas qu’on dise sur elle. Y compris qu’on est obligé d’user de violence pour faire entrer une pensée intelligente dans la tête de quelqu’un. Et que John Carpenter est un très grand. Et, pour admettre cela, pas besoin de nous taper sur le nez.

Jean-Charles Lemeunier

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« Le carnaval des truands » de Giuliano Montaldo : Ocean’s Four

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On sait que, bien avant les films de Steven Soderbergh, le personnage de Danny Ocean est apparu dès 1960 avec L’inconnu de Las Vegas. Sept ans après, Ad ogni costo (Le carnaval des truands), le film de Giuliano Montaldo que Bach Films sort en DVD, s’en inspire-t-il ? Un homme (Edward G. Robinson) recrute quatre spécialistes pour réaliser le casse du siècle à Rio de Janeiro. Si ce n’est le lieu du hold-up et le nombre de participants, l’histoire pourrait y ressembler.

le carnaval des truands

Parmi les nombreuses idées du film, certaines sont étonnantes, telle cette façon qu’ont les voleurs de passer les rayons lumineux qui déclenchent l’alarme. Mission : Impossible ne semble pas loin. Ou celle qui consiste à déplacer le coffre-fort. C’est là la force d’un scénario s’appuyant sur un casse, un genre mis à la mode par Asphalt Jungle (1950, Quand la ville dort, John Huston), Du rififi chez les hommes (1955, Jules Dassin) et The Killing (1956, L’ultime razzia, Stanley Kubrick). Mais Montaldo ne perd pas de temps à montrer la préparation du coup, préférant axer sa caméra sur le vol lui-même et ses péripéties.

le carnaval des truands Hoffmann Leigh

Ce qu’il y a de bien avec ce Carnaval des truands, c’est qu’on a beau avoir vu des dizaines de fois des récits de ce genre, l’histoire prend toujours, comme le ciment aux pieds des repentis. On sait que chacune des étapes du casse présente des difficultés qu’il va falloir résoudre, on sait qu’à chaque fois un élément inattendu va renforcer la tension et, à chaque fois, on marche. D’autant plus qu’ici Edward G. Robinson, qui est un vieux professeur et non un gangster rangé des voitures, n’embauche pas une armée de gros bras et de têtes pensantes mais seulement quatre hommes : un joli cœur (Robert Hoffmann), un militaire (Klaus Kinski), un spécialiste des coffres-forts (George Rigaud) et un expert en systèmes électroniques (Riccardo Cucciola). Et tous vont avoir un rôle à jouer, déterminant. Une jolie femme vient se greffer à l’histoire, jouée par Janet Leigh, et les pirouettes scénaristiques ne cessent jamais. Jusqu’à la moralité de l’histoire, faite pour surprendre elle aussi.

le carnaval des truands Robinson Leigh

Bref un agréable cinéma de détente qui n’est pas à proprement parler un film d’auteur ni un film à thèse — comme pourra l’être plus tard Sacco et Vanzetti du même Montaldo — mais une mécanique huilée comme un coucou suisse, à la mise en scène maîtrisée.

Jean-Charles Lemeunier

Le carnaval des truands
Titre original : Ad ogni costo
Origine : Italie
Année : 1967
Réalisation : Giuliano Montaldo
Scénario : Paolo Bianchini, Augusto Caminito, Mino Roli, Marcello Fondato
Photo : Antonio Macasoli
Musique : Ennio Morricone
Montage : Nino Baragli
Avec Janet Leigh, Edward G. Robinson, Robert Hoffmann, Klaus Kinski, Riccardo Cucciolla, George Rigaud, Adolfo Celi…

DVD sorti par Bach Films le 2 mai 2016.


Universal Monsters : Momie Blues

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La main jaquette

Elephant Films poursuit ses fouilles archéologiques dans le riche vivier des films de monstres de la Universal. La découverte de momies n’est donc pas une surprise d’autant plus qu’après The Mummy (1932, La momie), chef-d’œuvre signé par le chef opérateur Karl Freund, le studio tourne une série de bandes, appelons-les bandelettes, réalisées entre 1940 et 1944, auxquelles s’ajoute en 1955 une aventure du duo comique Bud Abbott et Lou Costello : The Mummy’s Hand (1940, La main de la momie, Christy Cabanne), The Mummy’s Tomb (1942, La tombe de la momie, Harold Young), The Mummy’s Ghost (1944, Le fantôme de la momie, Reginald Le Borg), The Mummy’s Curse (1944, La malédiction de la momie, Leslie Goodwins) et Abbott & Costello Meet the Mummy (1955, Deux nigauds et la momie, Charles Lamont). Ils sont produits, sauf le dernier, par Ben Pivar, un des rois de ces films d’aventures fauchés qui ravissent les aficionados. On lui doit, entre autres, des titres aussi affriolants que L’homme qui vécut deux fois (1936), Le pipeline du Diable (1940), Horror Island (1941), L’étrange mort d’Adolf Hitler (1943), The Mad Ghoul (1943), House of Horrors (1946) ou She-Wolf of London (1946), déjà sorti en DVD par Elephant en avril dernier.

En ces années quarante, sur le point de perdre pied face à la concurrence, le studio préfère se concentrer sur des films à petits budgets, des séries B qui sont souvent les séquelles des grands succès de la décennie précédente. Dracula, Frankenstein, L’Homme invisible et La momie fournissent une série d’aventures à peine différentes du prototype. Ainsi, dans la première Momie, Imhotep le mort-vivant sort de son sarcophage pour retrouver la réincarnation de la princesse égyptienne pour laquelle il a été embaumé vivant. Dans les suites, entre en jeu un très vieux prêtre d’Amon-Râ. Sur le point de rejoindre ses ancêtres, ce dernier transmet ses secrets à un jeunot qui va apprendre comment réanimer la momie, rebaptisée Kharis, et s’en servir pour se venger d’archéologues qui ont profané un tombeau ou pour récupérer une nouvelle réincarnation de la princesse. Bref, à chaque fois, le point de départ est succinct et, là dessus, les scénaristes brodent des péripéties pharaonesques très plaisantes même si pas toujours très originales.

La main de la momie

Si ces bandes sont aussi agréables à suivre, c’est bien parce qu’elles réunissent plusieurs talents, de la mise en scène (Reginald LeBorg, par exemple) à la photo (on retrouve le nom de l’excellent Elwood Bredell) ou à l’interprétation (John Carradine, Wallace Ford, George Zucco, etc.). La main de la momie plante tout de suite le décor : nous sommes en Égypte et les deux héros, Dick Foran et Wallace Ford, sont des archéologues qui ont dû inspirer Indiana Jones. Du moins Dick Foran parce qu’en ce qui concerne Wallace Ford, il est plutôt là pour apporter une note comique, comme également le magicien qui va financer l’expédition (Cecil Kellaway, ici curieusement orthographié Kelloway au générique). Le charme est amené par Peggy Moran, la fille du magicien, tandis que George Zucco et Eduardo Ciannelli se chargent de l’aspect effrayant du récit. La momie est jouée par Tom Tyler, un rôle qui sera ensuite repris dans les trois films suivants par Lon Chaney Jr, puis par Eddie Parker dans le dernier.

Qui dit Égypte dit bien sûr temple égyptien et celui dont George Zucco gravit les marches ressemble davantage à une construction pré-colombienne. Normal, il a été recyclé d’un film nommé Green Hell, signé par James Whale et photographié par Karl Freund, dans lequel il était censé être… un temple inca, lequel ressemble d’ailleurs beaucoup plus à un édifice maya. Dans La main de la momie, tout est déjà là : un léger racisme colonialiste, les jeux d’ombre de la momie qui s’approche de la tente où repose la jeune fille, cette dernière dans les bras de la première… On notera également un meurtre de sang froid commis par Wallace Ford, censé être le rigolo de service. Bref, l’aventure se suit avec beaucoup de plaisir et Christy Cabanne, un type qui avait démarré en 1912 en filmant Pancho Villa, s’en sort plutôt bien.

La tombe jaquette

La tombe de la momie est la suite directe de La main. Foran et Ford ont vieilli et c’est au tour de Zucco, devenu un très vieux prêtre, de recruter son successeur, qui va avoir les traits de Turhan Bey. Le vieux Foran résume ses aventures égyptiennes à son fils, ce qui nous vaut une sorte de « Previously » d’une dizaine de minutes comme on en trouve aujourd’hui dans les séries télévisées, composé d’images du film précédent. Pour le scénario, Griffin Jay, Henry Sucher et Neil P. Varnick ne s’embarrassent pas trop : ils reprennent des éléments du précédent film, pillent au passage le mythe de Frankenstein et sa quasi sempiternelle issue — les villageois en colère qui, flambeaux à la main, veulent se débarrasser du monstre.

La tombe de la momie

On se dit malgré tout que les auteurs de chaque nouvel épisode, scénaristes ou cinéastes, devaient se casser un peu la tête pour innover.  La preuve avec Le fantôme de la momie, mais l’on sait que Reginald Le Borg, son réalisateur, est un petit maître dans son genre et Brenda Weisberg, qui donne un coup de main au script des habituels Jay et Sucher, a essuyé les plâtres de pas mal de serials et autres séries B, dont Junior G-Men of the Air, Weird Woman ou The Scarlet Claw, une des aventures de Sherlock Holmes. Tout cela pour dire que les deux, Le Borg et Weisberg, ont du métier. Première bonne idée : ils ne réutilisent pas des plans du film précédent pour raconter ce qui s’est passé avant mais se servent d’un professeur en proie au feu des questions de ses étudiants. Deuxième nouveauté, et pas des moindres : le héros (Robert Lowery) est amoureux d’une Égyptienne (Ramsay Ames) et lui sert des dialogues étonnants du style « L’Égypte est aussi moderne que n’importe quel pays ! »

Le fantome jaquette
Le Borg utilise à nouveau la pyramide inca/maya et, preuve qu’il sait filmer, lui fait écho avec les rails vertigineux d’une mine qui deviennent des marches. Autre point fort du film : la présence envoutante de John Carradine dans le rôle du grand prêtre égyptien. Dans celui du porteur de bandelettes, Lon Chaney Jr remplace Tom Tyler. Avec les zombis de La nuit des morts-vivants, la momie Kharis doit être l’un des tueurs les moins rapides de l’histoire du cinéma. Les auteurs misent bien évidemment sur son aspect effrayant — et donc paralysant — mais là, franchement, elle boîte, elle a un bras inopérant, elle marche à deux à l’heure et malgré tout elle remplit son job. On ne peut que la féliciter ! La même année, dans La malédiction de la momie, Kharis surgit à petits pas d’un marais. Le temps qu’il en sorte et s’approche, Kay Harding et Dennis Moore ont ramassé sur la route Virginia Christine évanouie, sont remontés dans leur véhicule et ont redémarré sans se presser. Manque de bol pour Kharis, il avait déjà la main sur l’aile arrière du bolide qui, pour lui, est reparti comme une flèche — pour nous, bien sûr, à la vitesse normale.

le fantome de la momie

Revenons au Fantôme de la momie. Ici encore, l’allusion à Frankenstein et surtout à sa fiancée est évidente avec les liserés de cheveux blancs qui apparaissent dans la coiffure de Ramsay Ames chaque fois qu’elle est en présence de Kharis. Et, quoi qu’en dise Jean-Pierre Dionnet, dont les bonus sont toujours enrichissants, la fin du film est somme toute assez étonnante. Il signale également que, tournés en pleine guerre, tous ces films ne l’évoquent jamais, offrant aux spectateurs de plaisants dérivatifs. C’est à peine si, dans La tombe de la momie, l’un des journalistes dit qu’il est mieux ici — dans une ville où sévit une momie — que sur le front russe.

La malediction jaquette

Pour La malédiction de la momie, l’équipe a complètement été changée : confié à Bernard Schubert, d’après une histoire de Leon Abrams et Dwight Babcock, le scénario a reçu un petit coup de main de Ted Richmond et d’Oliver Drake, qui est aussi le producteur du film et qui donc remplace officiellement Ben Pivar — orchestrateur des trois précédents opus et qui travailla sur ce dernier film sans être crédité. La casquette du réalisateur coiffe Leslie Goodwins, essentiellement connu pour la série des Mexican Spitfire qu’il a tournée à la RKO. Curieusement, tout démarre ici avec une chanson, entonnée avec fougue et un accent français à couper au couteau par Ann Codee, une actrice d’origine belge. Nous sommes en Louisiane, en pays cajun, et une rumeur raconte que la momie se balade dans le bayou parce qu’il y a 25 ans, elle s’est noyée ici avec la princesse Ananka. Autant dire que, bien que tournée la même année, l’action se déroule 25 ans plus tard que le précédent et dans un marais géographiquement situé à un autre endroit des États-Unis. Le film révèle également un secret que quantité d’archéologues cherchaient à découvrir depuis que l’égyptologie existe : la momification sied beaucoup mieux aux femmes qu’aux hommes. Prenez Kharis (Lon Chaney Jr) : ses bandelettes moisies lui donnent un air de clodo alors que, côté Ananka (Virginia Christine), après un réveil dans la boue assez magistral, le look est nettement plus ravissant.

La malediction de la momie virginia christine

« Les loups-garous ne veulent plus qu’on creuse dans le bayou », explique un local. En effet, ce qui dérange le plus ces Cajuns, ce n’est pas tant l’existence d’une momie à proximité que le fait de la déranger. Or, on la dérange en forant la vase à la recherche d’un quelconque pétrole. Jean-Pierre Dionnet a raison de comparer le film aux œuvres de Jacques Tourneur, dans lesquelles le fantastique est accepté par les autochtones. Mais c’est à un étranger — et dans les films américains de l’époque, les étrangers sont toujours suspects — que revient la phrase-clef de cette Malédiction de la momie : « La vérité s’épanouit dans l’imagination et finira par flétrir et mourir dans ce que vous appelez la réalité. » Elle est dite par le Dr Ilzor Zandaab (joué par Peter Coe), un archéologue égyptien qui accompagne son collègue américain le Dr James Halsey, interprété par Dennis Moore. Nous avons donc là deux archéologues, un marais, une momie et sa princesse, une jolie fille (Kay Harding) qui travaille sur le chantier et en pince pour Halsey… Que manque-t-il ? Un temple et des marches, lointaines réminiscences des premiers films de la série. Qu’à cela ne tienne, on nous sert un vieux monastère en ruines perchée sur une colline et auquel mènent une volée de marches plus ou moins effondrées, dont on se demande bien ce qu’un tel édifice vient faire dans un bayou louisianais. L’image est belle et n’importe quel spectateur vous dira qu’il a envie d’y croire. Sinon, autant regarder Koh-Lanta à la télé.

Deux nigauds jaquette

Ainsi aurait pu s’achever la série des séquelles de La momie mais c’était compter sans Bud Abbott et Lou Costello, duo comique qui fit la joie des spectateurs US pendant plus de 15 ans. N’est pas Laurel et Hardy qui veut et l’on doit bien admettre que ces deux-là sont plutôt navrants. D’autant plus que ces deux nigauds — c’était leur surnom en France, qui apparaissait dans toutes les traductions des titres de leurs films — se sont vu proposer de rencontrer la plupart des monstres Universal (sauf Jekyll/Hyde qui venait de la Paramount et a transité par la MGM) dans Abbott & Costello Meet Frankenstein (1948, Charles Barton, dans lequel surgissent aussi le Loup-Garou et Dracula), Abbott & Costello Meet the Invisible Man (1951, Charles Lamont), Abbott & Costello Meet Dr Jekyll and Mr. Hyde (1953, Charles Lamont) et ce Abbott & Costello Meet the Mummy (1955, Charles Lamont), dernier épisode des aventures de la momie, jouée par Edwin Parker.

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Donc Abbott & Costello vont se cogner la momie. Et non Mommy, maman, comme l’entend au départ le gros Costello (rires supposés). On retrouve les principaux éléments de la série, à peine modifiés : Kharis et Ananka sont devenus Klaris et Ara tandis que nos deux nigauds sont les caricatures de Dick Foran et Wallace Ford, perdus en Égypte à la recherche de quelques dollars qui leur permettraient de regagner les States. C’est évident, le comique des deux compères est lourdingue mais, comment dire, il finit par prendre au bout d’un moment et vous vous surprenez à sourire aux clins d’œil que Lou Costello adresse à la caméra, comme s’il vous prenait à témoin. Ou au gag récurrent du serpent qui se dandine en sortant d’une jarre chaque fois que Costello se saisit d’une flûte. Et à presque rire lors de l’échange de hamburgers auquel se livrent nos deux ahuris pour se refiler un talisman porte-malheur. Il faut avec ces deux-là un certain temps d’adaptation, comme il en faut un aux grimaces d’Alvaro Vitali et Lino Banfi, dans un autre registre. Cela devient presque marrant lorsque Abbott & Costello multiplient les momies comme Jésus les petits pains. S’il n’y avait qu’eux dans le film, cela irait à peu près. Mais à regarder de plus près le reste du casting, on sent poindre une sorte de régal. Dans le personnage d’une belle ensorceleuse, rien moins que Marie Windsor, la ténébreuse de L’énigme du Chicago Express (1952) de Richard Fleischer et de L’ultime razzia (1956) de Stanley Kubrick. Et, dans le rôle de ses deux sous-fifres souffre-douleur, Michael Ansara et Dan Seymour, deux de ces grands character actors. Le dernier affublé d’ailleurs du même fez qu’il portait dans Casablanca. Enfin, Dionnet signale également la présence de Peggy King, une chanteuse de qualité que l’on a très peu vue sur grand écran.

Nous sommes en 1955 et, à cette époque, tout le monde pense qu’on va en rester là avec les bandelettes. En un mot, que l’on n’aura pas droit à La momie fait du ski. Ce serait sans compter le rachat de la franchise par la Hammer Films dès 1959, où Christopher Lee reprend le rôle de Kharis. Et de sa réincarnation à partir de 1999 dans une série de films joués par Brendan Fraser, dans lesquels Arnold Vosloo reprend le nom d’Imhotep, celui que portait Boris Karloff dans The Mummy de Karl Freund. Ce qui s’appelle boucler la boucle.

Jean-Charles Lemeunier

La main de la momie, La tombe de la momie, Le fantôme de la momie, La malédiction de la momie et Deux nigauds et la momie, sortis par Elephant Films en DVD et Blu-ray le 22 juin 2016.

 


« Exorcisme tragique » de Romano Scavolini : Petits meurtres entre amis



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Deuxième triple coffret DVD/Blu-ray sorti simultanément avec La nuit des diables chez Le chat qui fume, Exorcisme tragique est un giallo façon Agatha Christie, en imaginant bien sûr que la romancière britannique ait tâté du gore. Neuf personnes dans un château sont assassinées les unes après les autres. Qui est l’assassin ?

Mais avant cela, le film s’ouvre sur une séquence fulgurante. Un homme et une femme sont enlacés en pleine nature. L’homme est complètement nu mais ce n’est pas une vision du paradis terrestre car la femme porte une longue robe blanche et une voiture s’arrête non loin de là. Le conducteur laisse une petite fille à l’intérieur, s’approche un fusil à la main et fait feu.

Exorcisme tragique Rassimov Gatti Pistilli

Comme d’habitude pour les films italiens de cette époque, le titre français ne rend pas justice à son homologue original, Un bianco vestito per Marialé. Lequel a beaucoup plus à voir avec le récit qui ne contient aucun exorcisme. Encore que, dans un bonus, Olivier Rossignot du site Culturopoing livre une savante analyse du film et explique qu’il faut prendre le terme dans son sens psychanalytique et non sataniste. En 1972, lorsque sort ce film, son auteur Romano Scavolini a déjà près de 15 années de carrière accrochées à ses bretelles. Pourtant, il n’est pas très connu aujourd’hui encore dans son pays et si l’on consulte le wikipedia italien à son sujet, on lit qu’il est considéré comme « un cinéaste atypique ». L’homme a toujours eu un statut d’auteur sulfureux, de cinéaste maudit et underground dès ses premiers films tournés à la fin des années cinquante — aussi celui d’intellectuel de seconde zone, signale en souriant Scavolini dans un bonus —, époque où il était docker et artiste, mais aussi grâce à sa trilogie A mosca cieca (1966), La prova generale (1968) et Entonce (1969) qui dirigea contre lui les foudres de la censure.

Exorcisme tragique grille

Un bianco vestito démarre vraiment avec l’arrivée d’un blondinet dans un château, sorte de sosie italien d’Helmut Berger. Le rôle est interprété par Ivan Rassimov et, instantanément, le public italien va se méfier car il n’a quasiment vu le lascar que dans des personnages de méchants. Rassimov débarque donc, semble-t-il à l’improviste, et le serviteur lui dit que ceux qui l’ont invité ne sont pas là. il fait mine de repartir et, petit à petit, arrivent plusieurs de ses copains qui, eux aussi, ont reçu un télégramme qui leur demandait de venir. Les châtelains étant bien présents, on se retrouve donc avec neuf personnes : Massimo le blond (Rassimov, donc), un couple composé d’un blanc qui se comporte comme un mufle raciste et de sa compagne noire (Edilio Kim et Shawn Robinson), deux hommes et une femme qui vivent un ménage à trois (Ezio Marano, Giancarlo Bonuglia et Pilar Velazquez), les deux hôtes (Ida Galli, qui porte ici son habituel pseudo d’Evelyn Stewart, et Luigi Pistilli) et Osvaldo, l’inquiétant serviteur (Gengher Gatti).

Exorcisme tragique orgie

Après la présentation des divers protagonistes et dans une atmosphère pesante, Scavolini ouvre alors une curieuse parenthèse avec une scène d’orgie. Ne nous effarouchons pas pour autant : orgie parce que profusion de bouffe et de boissons sur la table, parce que tous sont déguisés — un homme en ballerine, un second en coq, un autre encore en uniforme — et parce que Shawn Robinson reste en petite culotte, une tunique rouge baillant sur sa poitrine nue. Le spectateur est en droit de se questionner sur ce qu’il voit. Est-il en présence d’une prestation un peu soft à la Living Theatre ou un exercice de transgression façon Otto Muehl, cet activiste théâtral que l’on voit à l’œuvre dans Sweet Movie (1974, Dusan Makavejev) ? Ou encore seulement devant un groupe de nantis cherchant à tromper son ennui par divers excès ? Scavolini n’est pas dupe, qui glisse là un message politique en plaçant dans la bouche de l’un de ses personnages cette phrase : « Même l’hypocrisie vaut mieux que cette sale mascarade ! » Le cinéaste, on l’a mentionné, a été un auteur politique, abondamment censuré, et il le reste, même s’il avoue dans l’interview qu’il donne à Federico Caddeo  – les reportages réalisés par Freak-o-Rama sont toujours passionnants et Le chat qui fume a pris la très bonne habitude de les placer en bonus sur ses galettes – que le film lui est tombé tout cuit dans les mains, scénario, casting et lieu de tournage, et que trouvant tellement mauvais le script original de Remigio Del Grosso et de Giuseppe Mangione, il s’était vu dans l’obligation de le remanier complètement.

Ravalée quelque peu au rang de bêtes, cette pitoyable humanité va se retrouver confrontée tout au long du film au bestiaire dont s’occupe Osvaldo : un singe, un serpent, des scorpions, des chiens… Le pire de tous ces animaux étant bien sûr l’être humain, lui qui va se débarrasser de tout ce petit monde un par un, leur prodiguant à chaque fois un décès brutal, genre têtes défoncées et autres amabilités du même genre.

Exorcisme tragique Pilar Velazquez

Whodunit excessif, certes, Exorcisme tragique ne cherche pas forcément à conduire le spectateur sur de fausses pistes. On pressent rapidement l’identité du meurtrier, ce qui n’empêche pas d’être constamment sur le qui-vive : qui va être la prochaine victime ? Et le personnage suspecté est-il finalement vraiment l’auteur de ces barbaries ? Scavolini glisse imperceptiblement d’Agatha Christie au slasher et Rossignot, dans son commentaire, va jusqu’à citer Edgar Poe pour l’atmosphère et la série de crimes psychanalytiques.

exorcisme-tragique ida galli

Nous avons ici même signalé à plus d’une reprise l’importance des bonus dans les éditions du Chat qui fume et l’interview de Scavolini dans celle d’Exorcisme tragique. Il y dévoile quantité de renseignements sur sa carrière méconnue, livrant au passage quelques anecdotes amusantes, telle celle de la belle musique du film, composée par Fiorenzo Carpi — avec également Bruno Nicolai — et qui servit par la suite aux deux vols inauguraux du Concorde aux départ de Paris et d’Heathrow. Chaque fois qu’un reportage sur le Concorde passe à la télé, conclut Scavolini, on entend la musique d’Exorcisme tragique. Autre interview très intéressante, celle de l’actrice Ida Galli, qui parle de ses débuts avec Fellini et Visconti puis de sa carrière dans les péplums, westerns spaghetti et gialli. Elle explique que Visconti lui avait conseillé de ne refuser aucun rôle quel qu’il soit : c’était la meilleure école ! 

Un conseil qu’elle suivit bien naturellement et qui se retourna contre elle : Visconti la réclama pour Mort à Venise et, accaparée à Londres par un autre tournage, Ida Galli décida de décliner l’offre. Elle s’en mord encore aujourd’hui les doigts.

Jean-Charles Lemeunier


Bach Films : Deux curiosités italiennes

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Le joyeux fantome jaquette

C’est une histoire de Totò. Avec un accent sur le deuxième O. L’an prochain, il y aura cinquante ans qu’Antonio Clemente, dit Totò, a disparu. Reconnu par son vrai père en 1920, il se fait adopter par un aristocrate en 1933 et pourra désormais porter le nom à rallonge d’Antonio Griffo Focas Flavio Angelo Ducas Comneno Porfirogenito Gagliardi de Curtis di Bisanzio. Et d’y ajouter quelques titres de noblesse dont celui de prince est du meilleur effet. Si ce grand comique italien est à peu près oublié chez nous — il survit dans quelques mémoires encore grâce au Pigeon de Monicelli, où il incarne le vieux professeur auprès de qui les apprentis voleurs viennent prendre conseil, et surtout grâce à un film et deux sketches de Pasolini où, en compagnie de Ninetto Davoli, il est tout simplement sublime —, il n’en est pas de même en Italie et surtout à Naples, sa ville natale, où certaines boutiques disposent encore sa photo dans leurs vitrines pour attirer les regards.

 

Toto

Pourquoi parler de Totò aujourd’hui ? Parce que Bach Films sort L’allegro fantasma (1941, Le joyeux fantôme) d’Amleto Palermi, une rareté qui est le quatrième film interprété par le comédien. Et on ne peut qu’espérer voir refaire surface les deux précédents, Animali pazzi (1937 de Carlo Ludovico Bragaglia, dans lequel on découvre une clinique d’animaux fous) et San Giovanni decollato (1940, Totò apôtre et martyr, où saint Jean-Baptiste, avec ou sans tête — decollato signifiant décapité —, va rendre muette, à la fin du film, la femme un peu trop bavarde de Totò qui n’a cessé de vitupérer pendant toute l’histoire).

L’allegro fantasma débute sur l’entrée du fantôme familial dans sa propre demeure. Ses deux sœurs, qui voient la porte s’ouvrir toute seule, une chaise bousculée par personne, un tableau bouger, savent que le fantôme a réintégré son tableau. Or, il est question au moment où nous entrons dans le récit, du testament du fantôme, disputé essentiellement entre un frère et un cousin à qui le notaire annonce l’existence de jumeaux. Ils sont le fruit d’amours illicites entre le légateur et une écuyère de cirque et, justement, le notaire a mis la main sur l’un d’entre eux : Totò ! Inutile d’entrer dans le détail des péripéties, elles sont trop nombreuses. Le seul intérêt de ce gentil film est de suivre Totò. Il grimace, se contorsionne, chante et danse et nous donne à voir son fameux balancement de la tête entre les épaules, chorégraphie étonnante que pourraient lui envier grand nombre de hip-hopeurs. La chanson s’intitule Margherita et Totò lui-même l’a écrite. Cette Marguerite qui s’en va sans lui dire adieu, le fantaisiste finit par l’implorer : « Par charité, ne te retourne pas (…) Le printemps, s’il te voit, tourne les talons et puis s’en va… » Et ainsi de suite.

 

Le joyeux fantome Toto Trio

Soyons juste : Totò n’est pas seul dans cette histoire abracadabrante. Citons encore trois petites cousines qui poussent la chansonnette à la moindre occasion (le trio Primavera), leur père (Luigi Pavese), un cousin chasseur de fauves digne de Tartarin (Augusto Di Giovanni), deux gentilles tantes (Amelia Chellini et Dina Perbellini) qui ressemblent, en moins dangereuses, à celles d’Arsenic et vieilles dentelles, un impresario au nom improbable — suivez mon regard — de Maurizio Devalier (Franco Coop). On reconnaît aussi, dans les troisièmes rôles, Paolo Stoppa et Elli Parvo. Le premier est le futur interprète de Visconti, Rossellini, De Sica, Leone et consorts. On se souvient de la seconde dans le Desiderio (La proie du désir) de 1946, que cosignent Roberto Rossellini, Giuseppe De Santis et Marcello Pagliero, une des récentes autres découvertes de Bach Films. La jolie Elli y était très sexy et pas mal déshabillée.

 

Le joyeux fantome facteur

Le joyeux fantôme est bourré de jeux de mots et, ce qui est plus étonnant, d’allusions un peu moqueuses concernant le régime mussolinien. Dans une séquence, le majordome (Claudio Ermelli, qui ressemble à Jean-François Derec) est habillé en facteur. Quand on lui en demande la raison, il explique que c’est la fête nationale et qu’à cette occasion, chacun se doit de porter un uniforme. Lui, le pauvre, n’a été que facteur. Ce qui est certain est que Palermi mène cette joyeuse sarabande à un rythme de plus en plus frénétique. Les jumeaux se triplent, un lion apparaît, tout le monde crie et s’agite et, comme le remarque fort à propos dans le bonus Jean A. Gili, spécialiste du cinéma italien, nous sommes en présence d’un film « dont l’amortissement n’est possible que dans la salle ».

 

la comtesse de parme jaquette

Beaucoup plus sage est Contessa di Parma (1937, La comtesse de Parme) d’Alessandro Blasetti. Avec cette deuxième rareté italienne de l’éditeur ce mois-ci, nous nous retrouvons plongés dans ces comédies matrimoniales tellement en vogue à cette époque. Sur un modèle américain illustré entre autres par Gregory La Cava et Howard Hawks, le style a été adapté dans les pays que la guerre éloignait des films yankees. En France, le créneau est récupéré par des cinéastes tels que Henri Decoin (avec une série de films interprétés par Danielle Darrieux), Léo Joannon (Caprices avec encore Darrieux), Georges Lacombe (Florence est folle avec Annie Ducaux) ou Raymond Bernard (J’étais une aventurière avec Edwige Feuillère). Côté transalpin, parallèlement à Mario Camerini, Blasetti donne ici un bon exemple de ce que peut être une adaptation italienne du genre. Dans tous ces films, qu’ils soient américains ou français, le héros est toujours flanqué d’un ami qui encaisse pour lui, souvent grassouillet, toujours gentil et toujours prêt à remplacer son copain dans les situations embarrassantes. Dans La comtesse de Parme, ce bon gros existe aussi et a les traits d’Ugo Ceseri.

 

La contessa di Parma, ITA, 1938, Antonio Centa (2), Elisa Cegani (1),

Basée sur le mensonge, la rencontre d’une jeune femme et d’un jeune homme (Elisa Cegani et Antonio Centa) va se montrer riche en rebondissements. Nous sommes dans le marivaudage mais un marivaudage social. La jeune femme se fait passer pour riche alors qu’elle ne l’est pas. Le garçon est encore moins argenté, pourtant il est footballeur vedette… autre époque ! Se greffent sur l’histoire une série de personnages intéressants et/ou amusants. Parmi eux, deux nobles désargentés dont l’un est incarné par Osvaldo Valenti, acteur vedette du temps du fascisme qui finira fusillé par des partisans avec sa femme, l’actrice Luisa Ferida. Leur destinée a été filmée en 2008 par Marco Tullio Giordana (Sanguepazzo, Une histoire italienne), avec Monica Bellucci dans le rôle de la Ferida et Luca Zingaretti dans celui de Valenti.

La comtesse de Parme, dont le titre joue sur un quiproquo entre le nom donné à une tenue et un titre nobiliaire, se déroule dans le milieu de la haute couture. Le patron de la maison (Umberto Melnati) ne cesse de parler français, son seul modèle étant la classe parisienne et surtout pas celle en provenance de Milan. L’action est située à Turin et Blasetti en profite d’ailleurs, ce qui est remarquable à une époque où la plupart des films sont tournés en studio, pour poser assez souvent sa caméra en extérieurs. À chaque nouvelle bagarre, chaque nouvelle rupture des deux amoureux, on se dit qu’il suffirait de dire enfin la vérité mais, bien entendu, les personnages s’y refusent pour entraîner le spectateur vers d’autres malentendus, d’autres émois. Comme dans les comédies classiques, un deus ex machina finira par faire rentrer les choses dans l’ordre. On le sait mais tout l’art de Blasetti consiste à repousser le plus possible ce moment, pour le plus grand plaisir de ceux qui l’attendent.

Jean-Charles Lemeunier

Le joyeux fantôme et La comtesse de Parme, deux films édités en DVD par Bach Films depuis le 2 mai 2016.

 


Trois films de Raoul Ruiz chez Blaq Out : L’art de la parenthèse

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Genealogies dun crime

Un bonheur n’arrive jamais seul. En l’occurrence, on pourra le multiplier par trois puisque l’éditeur Blaq Out propose en versions restaurées DVD et Blu-ray trois films de Raoul Ruiz. Un cinéaste suffisamment rare pour qu’on s’en réjouisse.

Qu’il adapte Proust avec Le temps retrouvé ou filme un scénario de Bonitzer (Trois vies et une seule mort, Généalogies d’un crime), il y a toujours chez Raoul Ruiz une balance équitable entre la malice et la culture. Et le psychanalyste joué par Andrzej Seweryn dans Généalogies d’un crime en est un parfait exemple : cultivé jusqu’à la caricature, chaque situation le renvoyant à Empédocle ou Flaubert ou aux Frères Karamazov, il éclaire malgré tout d’une dimension non négligeable lesdites situations par sa science. Le spectateur peut alors suivre ou faire semblant. Dans Le temps retrouvé, le narrateur finalement ne fait-il pas de même, laissant croire à ses interlocuteurs qu’il est au courant de tous les potins qu’ils lui transmettent ?

On ne peut le nier, Ruiz s’amuse toujours en filmant et si l’on parle de jeu en ce qui concerne les acteurs, celui qui consiste à les faire se mouvoir devant une caméra est savoureux pour notre cinéaste. Combien il les aime, ses acteurs, et combien ils le lui rendent. Restons un moment sur Généalogies d’un crime : Michel Piccoli y compose un personnage haut en couleurs, irascible, lunaire, impétueux et ses épaules emplies de bouts de peaux mortes qu’il ne cesse d’épousseter ne renvoient-elles pas à son immense carrière, elle aussi couverte de pellicules non négligeables ?

Trois vies-Mastroianni

Dans ces trois films, les castings sont impeccables : Chiara et Marcello Mastroianni, Melvil Poupaud, Anna Galiena, Marisa Paredes, Arielle Dombasle, Feodor Atkine, Guillaume de Tonquédec, Lou Castel, Roland Topor et Monique Mélinand dans Trois vies et une seule mort (1995) ; Catherine Deneuve, Melvil Poupaud, Michel Piccoli, Andrzej Seweryn, Bernadette Lafont, Monique Mélinand, Hubert Saint-Macary, Mathieu Amalric, Patrick Modiano et Pascal Bonitzer dans Généalogies d’un crime (1997) ; Catherine Deneuve, Emmanuelle Béart, Vincent Pérez, John Malkovich, Pascal Greggory, Marie-France Pisier, Chiara Mastroianni, Arielle Dombasle, Édith Scob, Elsa Zylberstein, Christian Vadim, Dominique Labourier, Melvil Poupaud, Philippe Morier-Genoud, Mathilde Seigner, Hélène Surgère, Jean-François Balmer, Monique Mélinand, Alain Robbe-Grillet et Ingrid Caven dans Le temps retrouvé (1999). Et la manière de filmer l’est tout autant. Mobile, la caméra de Ruiz saisit le décor et semble l’animer. Ne dirait-on pas que l’oiseau empaillé sur un bureau se met à remuer dans Généalogies d’un crime ? Et ces éléments qui, dans Le temps retrouvé, bougent tout autant que la caméra, donnant tout leur dynamisme à la séquence, qu’elle soit un numéro musical ou un panoramique dans une pièce fermée ?

Raoul Ruiz compose ses plans comme un peintre : il dispose des miroirs de telle sorte que l’on se demande comment sa caméra ne s’y reflète pas. Ou vêt Marisa Paredes d’une robe aux même motifs que la tapisserie devant laquelle elle est filmée, comme un hommage à Jacques Demy. Ou pose un serpent sur une étagère au moment même où un adultère se commet. Il s’arrange aussi toujours pour qu’un élément du décor soudain résonne d’une manière particulière ou renvoie à quelque chose qui n’est pas forcément dans le scénario. Dans Trois vies et une seule mort, il place dans l’axe un livre pour lequel il faudra se tordre le cou pour réussir à lire le titre. Ainsi pour déchiffrer Le vieux qui lisait des romans d’amour, du Chilien Luis Sepulveda. Pour Le don de l’aigle de Carlos Castaneda, pas de souci, Mastroianni ne cesse de mentionner plusieurs fois qu’il n’est pas d’accord avec l’auteur, lui qui se déclare enseignant en « anthropologie négative ». Laquelle, apprend-on — mais cela n’est pas précisé dans le film — a partie liée avec l’humour et le silence. Dans le même film, Anna Galiena ne s’étonne-t-elle pas qu’une langue puisse être un obstacle à une culture ? De tous ces personnages qui parlent avec un accent (Mastroianni, Paredes, Galiena, Atkine), Marcello est celui qui, de très bavard au début du film, va devenir le plus silencieux. Lorsqu’il est majordome, il n’ouvrira quasiment plus la bouche. Comme on le voit, chaque détail est une ouverture, une brèche dans laquelle on choisit ou pas de s’engouffrer. Comme si le cinéaste, de la même manière qu’un écrivain, ouvrait des parenthèses dans son récit.

Le temps retouve

Pour qui ne connaît pas Proust, Le temps retrouvé pourrait être une excellente entrée en matière. Quel pari fou que de vouloir porter à l’écran cet ultime chapitre — le texte paraît en 1927, soit cinq ans après la mort de son auteur — d’une œuvre qui comprend sept tomes. Une œuvre riche de quelque deux cents personnages qu’il va falloir peu ou prou évoquer dans le film. Tout cela paraîtrait rébarbatif  si l’on n’était pris sous le charme de cette histoire à tiroirs dont le scénariste, Gilles Taurand, avoue dans un bonus le mal qu’il a eu à tirer de cette masse une logique qui tienne en moins de deux heures.

Trois vies et une seule mort

Curieusement, la vision de ces trois films de Raoul Ruiz, Trois vies et une seule mort, Généalogies d’un crime et Le temps retrouvé, font penser à une image qui n’a rien à voir avec eux. Jean-Paul Belmondo est dans son bain et lit quelques pages d’Élie Faure. Il cite l’historien de l’art qui parle de Velasquez : « Il errait autour des objets avec l’air et le crépuscule, il surprenait dans l’ombre et la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse. Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons, par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n’interrompt la marche. L’espace règne. C’est comme une onde aérienne qui glisse sur les surfaces, s’imprègne de leurs émanations visibles pour les définir et les modeler, et emporter partout ailleurs comme un parfum, comme un écho d’elles qu’elle disperse sur toute l’étendue environnante en poussière impondérable. »
Nous sommes dans Pierrot le fou, bien sûr, et la voix si reconnaissable de Bébel évoquant le peintre espagnol pourrait tout aussi bien s’appliquer au cinéaste chilien. Lui aussi saisit entre ses personnages ces « échanges mystérieux » développés par Élie Faure.

Genealogies-Piccoli-Deneuve

Que se passe-t-il dans ces trois films ? Dans Généalogies d’un crime, Catherine Deneuve incarne une juge et la victime lorsque la vie de cette dernière est racontée. Marcello Mastroianni, dans Trois vies et une seule mort, est tout à la fois plusieurs personnages et le même homme, bel hommage rendu à un acteur. Quant à Proust dans Le temps retrouvé, il faut quatre acteurs pour l’incarner à différents âges de sa vie. Dans le premier cas, plutôt que parler de personnalités multiples, comme les endosserait un psychotique, ne pourrait-on voir dans ces vies multiples un écho aux différentes carrières de Raoul Ruiz : cinéaste chilien quand son prénom s’écrit encore Raùl, puis cinéaste français, mettant en scène des films de cinéma et des films de télévision, mais aussi des pièces de théâtre et de l’opéra ? Un hommage à sa diversité et à son intégrité ? En tout cas, de belles retrouvailles avec lui, assurément !

Jean-Charles Lemeunier

Trois vies et une seule mort, Généalogies d’un crime et Le temps retrouvé, trois films de Raoul Ruiz en versions restaurées DVD et Blu-ray chez Blaq Out depuis le 28 juin 2016.


« The Thing » de John Carpenter : insidious

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Depuis 2001 et son tonitruant Ghosts of Mars, John Carpenter s’est fait trop discret, ne revenant que pour deux épisodes remarquables de l’anthologie Masters of Horror avec Cigarette Burns (en 2005) et Pro-Life (en 2006) et ne retrouvant un plateau de cinéma qu’en 2011 pour l’inégal The Ward qui contenait encore suffisamment de savoir-faire pour laisser espérer un véritable retour du maître. Hélas, celui qui était considéré comme un véritable auteur en France n’aura plus l’occasion de toucher une caméra. Et il semble qu’il ait accepté de ne plus réaliser de films, accueillant son manque d’énergie, de combativité, dus à l’âge (en partie, et beaucoup de lassitude sûrement de devoir sempiternellement lutter avec les studios pour tenter d’imposer ses choix) comme il l’a récemment laissé entendre. Il s’est tourné vers la musique, son autre passion et surtout son autre talent, souvenez-vous des musiques entêtantes et parfois cultes qu’il a lui-même composé pour ses films, et dernièrement deux albums de compositions originales ont rappelé à quel point il est un artiste remarquable (Lost Themes I et II). Invité d’honneur du NIFFF, festival du film fantastique de Neuchâtel, une rétrospective de toute sa filmographie a été programmé avec en point d’orgue un concert du maître donné le mardi 5 juillet.

Ce focus mérité pour ce cinéaste incomparable et dont la vision des films nous renvoie cruellement au vide laissé dans le genre horrifique qui ne propose actuellement plus rien d’aussi percutant (à de rares exceptions près) est l’occasion de revenir sur un de ses chefs-d’œuvre, The Thing.

Après les succès critiques et publics de Assaut, Halloween, The Fog et New-York 1997, de véritables cartons pour des œuvres indépendantes, Carpenter se voit offrir en 1981 un budget confortable (15 millions de dollars) par Universal Pictures pour réaliser une nouvelle adaptation du roman Who Goes There de John W. Campbell qui avait déjà donné lieu en 1951 à un film de Christian Nyby et Howard Hawks (La Chose d’un autre monde).
Hélas, ce sera un flop, le film rapportant un peu plus que sa mise. Non pas que le cinéaste aura cédé sous la pression mais plutôt victime des circonstances. En effet, en 1982, son histoire de créature extra-terrestre informe et belliqueuse se fera balayer dans les esprits pas l’humaniste E.T, faramineux succès populaire signé Steven Spielberg. C’est dommage car il y avait de la place pour faire cohabiter le conte de fée science-fictionnel et l’horreur paranoïaque.
Comme trop souvent avec les films de Carpenter n’ayant pas rencontré leur public au moment de leur sortie, The Thing sera largement réévalué pour finir par être considéré très largement, encore aujourd’hui, comme l’un des plus grands films de terreur jamais faits. Une œuvre parfaitement construite et dont les effets-spéciaux de maquillage et animatronique de Rob Bottin demeurent indépassables (Stan Winston est crédité dans les fiches techniques mais son intervention se limitant à une créature, il n’avait pas voulu à l’époque apparaître au générique pour laisser les honneurs au jeune maquilleur), il n’y a qu’à voir le résultat insipide de la préquelle de 2011 rempli de CGI (pour ceux qui s’en souviennent).

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The Thing est un des sommets de la carrière de Big John (son top, pour votre humble serviteur, étant Prince des ténèbres) et constitue le premier volet de ce que l’on nommera rétrospectivement la trilogie de l’Apocalypse (complétée par Prince des ténèbres et L’Antre de la folie). On retrouve l’essence du cinéma de Carpenter, soit un huis-clos permettant une étude de caractère soumis à pression constante et se transformant en film de siège (ici au principe inversé puisque la menace est doublement interne et l’objectif est de la contenir, l’empêcher de sortir pour éviter la contamination généralisée), le tout mis en scène par des mouvements de caméras sans fioritures et un sens du cadrage précis pour générer l’angoisse avec un minimum d’effets. En situant le lieu d’action à l’intérieur, comme pour Assaut et Halloween, Carpenter peut ainsi travailler sa composition des cadres en usant des couloirs et des sur-cadres à sa disposition pour créer des moments de peur latente où la menace, quelquesoit sa nature, rejetée hors-champ ou en arrière-plan, peut surgir ou se relever à chaque instant. C’est particulièrement remarquable dans The Thing où Carpenter, à l’image de l’entité extra-terrestre qui se dissimule au yeux de tous, va initier des niveaux d’horreur sous des formes diverses. Si les séquences incroyables de transformations auront durablement marqué les mémoires, la scène du test sanguin, dans sa construction de la tension, est devenue un classique. Mais si le film fonctionne aussi bien, encore de nos jours, c’est parce que Carpenter parvient à instiller un doute permanent concernant les protagonistes et en particulier celui qui est censé être le référent héroïque, le pilote d’hélicoptère, R.J McReady (Kurt Russell). Avec un minimum d’effet, Carpenter va remettre en cause les certitudes acquises sur ce personnage et de fait, va rendre la vision du métrage très inconfortable car dès lors, le spectateur ne pourra même plus se fier complètement à celui considéré comme le garant de l’ordre au sein de ce chaos de chair et de sang provoqué par la chose. Du moins jusqu’au test sanguin qui rebattra les cartes une dernière fois.

Une séquence a priori anodine va ainsi profondément perturber l’appréhension des images qui nous seront données à voir. Tout commence par un lent travelling latéral de la gauche vers la droite filmant McReady assis dans un local en train de consigner sur une cassette audio les derniers évènements traumatisants et ses impressions. Un déplacement d’appareil simple et classique qui va pourtant créer un malaise progressif.

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En effet, ce plan au mouvement latéral renvoie à une scène vue plus tôt dans le film où cette fois Carpenter usait d’un travelling en profondeur, au rythme langoureux similaire, pour passer sa caméra par la porte de la salle de vie de la base endormie. Une coupe puis on se retrouvait dans le couloir menant au chenil, observant l’autre bout d’où apparaissait le chien secouru au début. Avant même de révéler que ce canidé est le réceptacle de la chose, le réalisateur instaure par sa mise en scène une ambiance pesante en faisant de l’animal une présence inquiétante hantant les couloirs. Le travelling est en vue subjective mais sans indice que ce point de vue soit celui du chien jusqu’au changement d’angle.

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Carpenter réitère donc son effet en faisant peser sur McReady un danger invisible, soit exactement ce qu’est la chose. Le mouvement constant de la caméra semble personnaliser un regard extérieur indéfini (comme dans la scène expliquée plus haut), celui du spectateur ou de la chose hors-champ, et lorsque la caméra stoppe pour cadrer McReady avec en arrière-plan la porte du local ouverte, cela renforce la potentielle menace pouvant émerger à tout moment de cet interstice ainsi créé.

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L’angoisse monte d’un cran lorsque Carpenter filme en gros plan les doigts du pilote s’affairer sur le magnétophone, rembobinant puis réécoutant ses propos. Durant ce laps de temps où le personnage disparaît de l’image, tout peut arriver et notamment son absorption, son remplacement.

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Puis on reprend le cours de la séquence avec un cadrage un peu plus serré comme pour insister que tout semble normal, que rien ne s’est passé. Mais dans le même temps, l’arrière-plan est moins défini, plus flou.

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Néanmoins, le danger plane toujours comme le fait ressentir Carpenter en cadrant désormais l’action depuis le couloir, montrant McReady de dos, totalement vulnérable.

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C’est à compter de cette séquence que le doute concernant McReady va s’accentuer, Carpenter enchaînant alors les ellipses dans la progression de l’intrigue dès qu’un personnage sort de la base ou se déplace vers un autre point. La fluidité est morcelée, signe intrinsèque que la contamination du parasite extra-terrestre semble influer sur les images elles-mêmes. L’angoisse et la dérilection des repères atteidront leur paroxysme lorsque McReady voudra se rendre, en compagnie de Nauls le cuistot, jusqu’à son logement allumé alors qu’il ne devrait pas l’être.

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John Carpenter use alors d’une ellipse implacable faisant monter instantanément la tension. Un plan large montre McReady et Nauls progresser difficilement dans la tempête vers le repaire éclairé puis on passe directement, en un clignement d’œil, à une image à l’échelle de plan identique mais qui a diamétralement changé puisqu’il n’y a aucun personnage dans le champ et la fenêtre est désormais dans la pénombre.

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Deux plans, deux temporalités différentes et une coupe qui induit la disparition inquiétante d’une portion de temps durant laquelle tout a pu basculer. Carpenter non seulement oriente notre regard mais se joue de la nécessité d’observer attentivement ce qui se trame dans l’image grâce à sa maîtrise du découpage.

La réapparition de McReady complètement frigorifié venant de l’extérieur n’en sera que plus déroutante et porteuse d’un insidieux sentiment de panique (d’autant que le gel lui donne l’aspect d’un être à moitié mort).

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Il est très difficile de donner forme à l’indicible cher à Lovecraft. Carpenter y parvient avec The Thing (et plus tard complété par Prince des ténèbres et L’Antre de la folie) en alternant avec les de Bottin et son talent de metteur en scène illustré en quelques plans et mouvements bien choisis.

Nicolas Zugasti

THE THING
Réalisateur : John Carpenter
Scénario : Bill Lancaster d’après la nouvelle Who Goes There? de John W. Campbell
Photographie: Dean Cundey
Directeur artistique : John Lloyd
Maquillages / effets spéciaux : Rob Bottin, Stan Winston, Al Whitlock…
Bande originale : Ennio Morricone
Origine : USA
Durée : 1h48
Sortie française : 03 novembre 1982


Cinq films de Brian De Palma : Les deux De

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Nous étions à New York, en réalité à une vingtaine de kilomètres de là, à Yonkers exactement, au Sarah Lawrence College. Là, en 1963, un jeune étudiant en cinéma prénommé Brian prépare son premier long métrage avec l’aide de son prof, Wilford Leach, et d’une autre élève, Cynthia Munroe. Un film que les riches parents de cette dernière vont pouvoir produire. Pour son casting, Brian embauche un apprenti acteur du nom de Robert. Allez, je vous sens trépigner : pour The Wedding Party, finalement sorti en 1969, la rencontre au sommet concerne De Palma et De Niro et dans ce doublement premier film, les deux De vont tellement s’entendre qu’ils remettront le couvert pour Greetings (1968), Hi, Mom ! (1970) et, quelques années plus tard, The Untouchables (1987, Les incorruptibles).

Le mythique The Wedding Party est désormais visible chez nous grâce au digipack que Bach Films consacre aux débuts de Brian De Palma. On y retrouve également d’autres films non moins mythiques tels que Murder A La Mod (1968) et Dyonisus in ’69 (1970), ainsi que les moyens-métrages Woton’s Wake (1962, film expérimental foutraque déjà interprété par William Finley, acteur fétiche des débuts de De Palma) et The Responsive Eye (1966), documentaire sur une expo du MoMa avec, entre autres, David Hockney.

 

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The Wedding Party raconte l’arrivée sur la petite île de Shelter Island d’un futur marié (Charles Pfugler) et de ses deux témoins (De Niro, curieusement mal orthographié De Nero au générique, et Finley). Ce film de fin d’études qui veut tout à la fois raconter les préparatifs du mariage, les doutes et les peurs du futur époux tout en nous présentant une foultitude de personnages — la famille et les ami(e)s de la mariée — emprunte à plusieurs genres différents. Il y a bien sûr du burlesque dès les premières minutes, un burlesque venant en droite ligne des fameux slapsticks muets américains à la Mack Sennett. Ainsi, l’arrivée des trois amis à Shelter Island et les problèmes pour caser tout ce petit monde dans la voiture venue les chercher : car, plutôt que d’envoyer son seul chauffeur, la mère de la mariée est là avec son mari et, bien entendu, le chauffeur, ce qui fait six personnes plus des bagages que l’on perd les uns et les autres en cours de route, le tout filmé en accéléré. Autre séquence renvoyant directement au comique de l’âge d’or du muet, lorsque Charlie, le promis, s’enfuit de la maison et se retrouve dans la nature, recherché activement par ses deux témoins. On retrouve du Buster Keaton dans l’allure de Charlie et, là encore, les accélérés.

 

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À côté de cela, De Palma s’essaie à tout : des séquences où l’on parle de sujets brûlants, concernant le sexe ou la politique ; d’autres étonnantes comme celle où Charlie se retrouve en présence du père de la mariée en train de jouer au golf dans sa somptueuse demeure. Celui-ci lui fait une telle description du mariage qu’on comprend que le jeune homme ait envie de fuir ce cérémonial hautement traditionnel et si bien vu aux États-Unis.

Robert De Niro incarne donc le copain joufflu du marié. Si ce n’est qu’on s’intéresse à lui parce qu’il est le futur immense acteur que l’on sait, il ne se fait pas particulièrement remarquer dans The Wedding Party. On peut toutefois le créditer déjà de certaines mimiques appelées à devenir célèbres. À ses côtés, William Finley tire davantage son épingle du jeu. Ce grand dadais à l’allure classique apparaît complètement déjanté et l’acteur a offert à De Palma quelques beaux specimens de personnages passablement foutraques. Tout le monde a gardé en mémoire le fameux Phantom of the Paradise que réalise De Palma en 1974, dans lequel Finley incarne Winslow Leach, le compositeur dont le nom est un hommage au prof du Sarah Lawrence College et dont le visage, dans le film, va passer à travers la presseuse de vinyles. Ce qui lui donne une belle gueule de 33 tours et le transforme, bien sûr, en un fantôme de l’opéra très rock. Dans The Wedding Party, Finley s’échauffe vite mais pas autant que dans Dionysus in ’69 ou dans Murder A La Mod

 

Murder A La Mod William Finley

 

Il cabotine d’ailleurs pas mal dans le second, une œuvre très arty qui évoque tout à la fois la réalisation d’un film et son aspect voyeuriste. Avec, déjà, une séquence de douche et le gros plan de sang qui s’écoule à travers la bonde d’un lavabo. C’est une évidence, De Palma se cherche, emprunte des voies très diverses qu’il ne mène pas forcément toutes jusqu’au bout, dont le burlesque n’est pas la moindre. Le cinéaste prend en tout cas plaisir à jouer avec son spectateur, quitte à l’irriter parfois. Il répète les mêmes séquences, sans doute parce qu’il a vu le Rashomon de Kurosawa et qu’il veut en tirer partie — le père Brian reprendra d’ailleurs dans Snake Eyes l’idée de la même scène vue différemment suivant qui la raconte, qui est la principale originalité du film de Kurosawa. 

 

Murder A La Mod Andra Akers

 

Dans Murder A La Mod, beaucoup de caractéristiques qui s’épanouiront plus tard dans sa filmographie s’immiscent dans un récit qu’il n’a pas voulu classique. Outre les références aux grands maîtres, Hitchcock et Kurosawa, on pourrait également citer son questionnement sur la manière de filmer la nudité. Incarné par Jared Martin, un acteur dont, paraît-il, De Palma s’est inspiré du mariage pour The Wedding Party  — dans ces noces on ne peut plus réelles, Brian était le garçon d’honneur de Jared avec… William Finley —, le héros de Murder est un cinéaste qui doit filmer des stripteases. Les filles tantôt refusent, tantôt s’exécutent en se cachant plus ou moins. D’où la scène de la douche que prend Andra Akers, qui pourrait être pour De Palma l’occasion d’enfin avoir une fille nue à l’écran mais que l’on découvrira à travers une vitre embuée. Bref, ce ne sera qu’une partie du corps brièvement aperçue que le futur auteur de Body Double ou de Femme Fatale pourra filmer. Dernière œuvre en germe dans Murder A La Mod : Blow Out, puisqu’il s’agit ici de filmer l’horrible quand John Travolta, ingénieur du son dans le titre cité, devait l’enregistrer. Enfin, reconnaissons à De Palma une grande intelligence dans le choix de ses décors, comme ici avec le cimetière.

 

Dionysus William Finley

 

Mais restons un moment sur William Finley. Nous l’avons donc découvert en témoin dans The Wedding Party, un rôle qu’il a réellement tenu dans la vie, et en une sorte d’accessoiriste passablement flingué du cerveau dans Murder. Il est encore plus étonnant dans Dionysus. Ce film est la captation d’un spectacle de Richard Schechner et son Performance Group, inspiré des Bacchantes d’Euripide. Nous sommes aux débuts du théâtre d’avant-garde, dans lequel les comédiens n’hésitent pas à se déshabiller. De Palma décide de scinder l’écran en deux et, tandis qu’une caméra reste au plus près du jeu des acteurs, l’autre s’attache aux réactions des spectateurs, installés sur des tréteaux tout autour d’une scène improvisée dans un ancien garage de SoHo, à New York. Euripide donne le sujet de la pièce, celui du dieu Dionysos, que les Anglo-Saxons latinisent en Dionysus, et de ses Bacchantes combattus par Penthée, lequel refuse d’apporter tout crédit au culte dionysaque. Mais Brecht n’est pas loin non plus et la distanciation est de mise : Finley est tout à la fois Dyonisos et William Finley, l’acteur qui l’interprète et qui revendique haut et fort n’être qu’un interprète. Ainsi, lorsque Dionysos soumet à sa volonté Penthée, c’est au nom de William Finley qu’il le fait et c’est William Shepherd, l’acteur qui joue le roi de Thèbes, qui doit s’exécuter.

 

Dionysus in 69

Mais ce que capte avant tout De Palma, c’est une époque avec ses tentatives de retour aux sources ancestrales, ce besoin occidental d’atteindre à la transe tribale. Les acteurs commencent donc à s’agiter et à se déshabiller, suivis par les spectateurs qui, eux aussi, se lancent à poil dans une chorégraphie improvisée. L’orgie n’est pas loin, comédiens et public s’embrassent et se caressent mais il ne faudrait pas croire que tout cela échappe au final à la mise en scène. Les comédiens se remettent à leur texte, les spectateurs, quelque peu désemparés, se rhabillent et regagnent leurs tréteaux, et le spectacle continue, faisant de Dionysus in ’69 un formidable document sur un groupe de théâtre expérimental et sur une époque soixante-huitarde aujourd’hui révolue.

Jean-Charles Lemeunier

« The Wedding Party » de Brian De Palma, digipack collector 5 films  sorti chez Bach Films le 2 mai 2016.


Echappée du temps et de l’image dans le cinéma de Michael Mann : tempus fugit

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Lorsque Vincent Hannah et Neil McCauley s’entretiennent dans un diner lors de la scène pivot de Heat, les deux antagonistes digressent a priori ordinairement mais font part en filigrane de leur action et détermination (à échapper/attraper l’autre). Surtout, McCauley énonce un principe qui sous-tend finalement toute la filmographie de Michael Mann. Alors que le gangster évoque à son tour un de ses cauchemars, il répond au flic que pour lui sa signification revient à « having enough time ». Prosaïquement, il s’agit d’avoir assez de temps pour accomplir son objectif ou pour quitter en moins de trente secondes le peu qui l’entrave et le rattache à une vie rangée (« Si tu veux faire d’vieux os dans c’métier soit libre comme l’air, tout ce qui a pu prendre une place dans ta vie tu dois pouvoir t’en débarrasser en 30 secondes montre en main, dès que t’as repéré un seul flic dans le coin. »). Une ascèse qui n’est pas forcément l’apanage de tous les personnages mis en scène par Mann bien qu’ils se caractérisent principalement par un attachement à des valeurs morales plutôt que matérielles.
Au fond, cette question du temps détermine le destin du héros mannien qui en manque cruellement pour parvenir à conquérir sa liberté d’action ou de pensée.

Comme un homme libre

Comme un homme libre

Sorti en 1979, The Jericho Mile (Comme un homme libre en v.f) est un téléfilm tourné au sein même de la prison de Folsom en Californie, au milieu des détenus et des gangs internes à l’établissement. Une ressource immense de figurants voire de petits rôles qui permet à Mann de renouer avec ses premières incursions dans le documentaire et instiller la dose de réalisme nécessaire pour crédibiliser sa fiction. Par la suite, que ce soit pour Le Solitaire (Thief), Les Incorruptibles de Chicago (Crime Story), Ali, Révélations (The Insider) ou Heat, il s’entourera, jusqu’à parfois les faire évoluer devant sa caméra, des grandes figures des médias, du banditisme ou des forces de l’ordre dont il retranscrit l’histoire (pour exemple, Dennis Farina était un flic jusqu’à ce sa collaboration avec le cinéaste sur la série Les Incorruptibles de Chicago ne le fasse bifurquer vers une voie artistique). Si The Jericho Mile ne dévoile que les balbutiements du style visuel à venir de Mann, (Le Solitaire et surtout Le Sixième Sens en élaborerons des contours plus précis), il aborde des thématiques qui seront développées par la suite. Avec cette première oeuvre, Mann se montre déjà préoccupé par la nécessité pour un homme solitaire de transposer son temps, son rythme, sur celui que autres ou les institutions veulent imposer. Dans Hacker, Nick Hathaway (Chris Hemsworth) l’exprimera clairement dans la séquence cruciale du restaurant, au moment le plus fort de sa libération temporaire pour collaborer avec les autorités américaines et chinoises. Imprimer son propre tempo est donc le combat mené en premier lieu par Larry « Rain » Murphy, le prisonnier joggeur de Comme un homme libre. Pour une fois, le titre français parvient à capturer l’esprit du film. La liberté de Murphy est avant tout mentale et se traduit physiquement par sa capacité à courir sur la piste qu’il s’est aménagée au sein de la prison, seul espace personnel et intime dans ce royaume de la promiscuité lui permettant de tenir à distance gangs et violence intrinsèques du système carcéral. Les distances qu’il avale et surtout le chrono qu’il établit vont lui permettre de concourir pour intégrer l’équipe olympique américaine d’athlétisme. Une opportunité de sortir, au moins pour un temps, de cet univers anxiogène. Mais cette échappatoire n’est qu’illusoire puisqu’il va se faire recaler par le comité de sélection. Dès lors, cette cruelle déception d’avoir cru pouvoir transcender sa condition ne pourra s’effacer qu’en renforçant les limites de sa bulle libertaire où rien désormais ne pourra l’atteindre. Il en bloquera le temps en explosant littéralement et métaphoriquement le chrono qui lui a permis de mesurer son temps record.

Comme un homme libre

Comme un homme libre

Tempo
Sa dernière course contre la montre ne va pas seulement le concerner mais impliquer également l’ensemble de la cour de la prison qui va peu à peu stopper son activité pour venir se parquer autour de la piste où s’époumone Murphy. Un moment de quasi communion entre tous les détenus et centré sur la course contre un temps imposant l’action. Ainsi, au son de la version instrumentale de Sympathy For The Devil des Stones, il va s’arracher pour aller au bout de lui-même, le découpage visuel de Mann illustrant la montée en puissance de son effort et renforçant en même temps la cohésion avec ses co-détenus, pour en bout de course parvenir à son but, une victoire éclatante contre les institutions voulant le soumettre à leurs règles. Son ultime geste où il balance le chronomètre au sol, le réduisant en miettes, illustre alors la reprise en main de son temps, du programme qu’il s’est créé, de sa liberté relative au sein de ces murs. Il demeure enfermé, à jamais, dans cette prison et dans un temps désormais arrêté, bloqué sur son exploit qui demeurera inconnu (ce n’est pas le propos de Mann de faire monter la pression sur l’hypothétique enjeu d’un temps à dépasser : aucun temps référence n’est mis en parallèle avec le défilement du chrono que Murphy est en train de réaliser) mais il a renoué avec la communauté carcérale dont il était jusque là isolé. Le dernier plan figé montre Murphy parmi les prisonniers venus le féliciter et vient ainsi en contrepoint de la première séquence ouvrant le film où la caméra captait sa course solitaire dans l’indifférence générale.

Introduction :

Conclusion :

Cependant, il ne se dégage aucune amertume du dernier plan qui montrerait Murphy rentrer dans le rang. Cette conclusion illustre plutôt le caractère indomptable, insoumis du héros mannien dont la poursuite des idéaux et de son accomplissement hors d’un cadre prédéfini et restreint se heurte à la pression du temps (qui passe, qu’il reste) comme objet de la dissolution de son être. D’où l’importance de parvenir à en organiser ses propres modalités.
En tous cas, la pression du temps est continuelle et diffuse, se développant au travers de la narration et parfois même accentuée par la matérialisation d’une horloge rappelant son écoulement implacable et inéluctable. Ainsi, dans Public Enemies, lors d’un braquage, John Dillinger (Johnny Depp) est dominé par un immense cadran surplombant le coffre devant lequel il menace le directeur de l’établissement. Une figuration de l’enjeu temporel du moment, le but pour le gangster et son équipe étant bien sûr de réaliser leur forfait le plus rapidement possible avant l’arrivée des forces de l’ordre, mais cela fonctionne également en tant que représentation de l’écoulement d’un flux auquel Dillinger a du mal à se rattacher. Entre la constitution de réseaux fédéral et criminel pour optimiser leur action, sa méthode et son code d’honneur l’isole, en font littéralement un anachronisme.

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En choisissant de dénoncer les pratiques de la firme de tabac qui l’employait, Jeffrey Wigand se met également en marge. Dans la tourmente, le producteur de l’émission 60 minutes, Lowell Bergman sera sa seule bouée de sauvetage. Eux aussi seront soumis à la pression du temps. Leur conversation à bâton rompu sous une énorme horloge renvoie à l’émission mais également au temps jouant contre eux.

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Crépuscule du couple
Ce manque de temps concerne la plupart des héros mannien pour échapper à un destin bien souvent funeste symbolisé par sa disparition de l’image ou son emprisonnement à l’intérieur. L’espoir d’une échappatoire, d’une liberté à portée de main est figurée par l’horizon qui s’offre à ses héros. Au sens propre tant il formalise des plans où ses personnages principaux font face à des espaces étendus. Un horizon certes indéfini mais où subsiste la possibilité d’y disparaître. C’est à partir du moment où il se referme ou se dissous que leur sort est scellé. La dernière image du Dernier des mohicans montre les trois survivants de leur peuple respectif (la colon, le bâtard, le mohican) se tenir debout sur un pic rocheux et faisant face au soleil couchant. Un plan apaisant renvoyant à la carte postale familiale terminant Le Sixième sens mais dans les deux cas se dégage un sentiment contradictoire de mélancolie. L’horizon s’ouvre à eux mais leur avenir est finalement lié à l’astre déclinant qu’ils contemplent.

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Un destin limité, bouché, voilà ce qui attend Dillinger et que figure remarquablement Mann en un plan magistral lorsque enlaçant sa fiancée Billie Frechette (Marion Cotillard) il regarde le panorama obscur qui s’offre à lui.

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Plus que tout, le temps filant, insaisissable, égrène pour ces héros romantiques leur incapacité à vivre leur amour. Leur existence sous tension perpétuelle ne peut conduire qu’au crépuscule du couple. Isabella et Sonny, Neil McCauley et Eady, Eva Cuza et Glaeken, John Dillinger et Billie Frechette…autant d’amants qui n’auront pu vivre qu’une parenthèse aussi éphémère qu’intense.

Miami Vice

Miami Vice

Heat

Heat

La Forteresse noire

La Forteresse noire

La nature même des hommes qu’elles aiment vont repousser de facto ces femmes dans un espace distinct. Isabella scrute une dernière fois l’horizon mais Sonny est déjà en train de rejoindre son monde.

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Incompréhension et tristesse d’Eady abandonnée en chemin qui voit s’éloigner son amour qui a cédé à une pulsion vengeresse. Mann capte au passage un contraste saisissant en faisant croiser sa route avec celle de Vincent Hannah déterminé à alpaguer McCauley en fuite. Tout s’arrête pour l’une quand un autre poursuit sa course.

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Après la mort de Dillinger, Billie demeure interdite, inconsolable. Sans son amour, son horizon se referme brutalement.

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Après le sacrifice de Glaeken pour repousser Molasar, le regard d’Eva Cuza se perd dans le lointain, dans le hors-champ, espérant sans doute une ultime manifestation de l’être surnaturel qu’elle aura brièvement aimé.

La Forteresse noire

La Forteresse noire

Si le temps de l’amour est problématique pour les personnages de Michael Mann, en revanche l’action menée leur permet d’approfondir leur connaissance de soi.

Regards brisés
Dans Le Sixième sens, Will Graham poursuit le psychopathe Dollarhyde dans une véritable course contre la montre pour éviter que le tueur ne récidive. Une traque délimitée par deux régimes d’images qui renvoient à un passé heureux et un avenir indécis et donc terrifiant? Ces deux pôles temporels sont ainsi représentés par les photos de famille des victimes auxquelles Graham se ressource régulièrement (comme moyen d’apaiser sa psyché et relancer sa motivation à mettre le grappin sur le meurtrier) et son propre reflet dans des vitres et qui tend à s’estomper, voire disparaître à mesure que son esprit fraye de trop près avec celui du tueur. Le flux temporel auquel l’action de l’enquêteur est soumise martèle la quête identitaire nécessaire pour ne pas sombrer. Une crise qui infuse la filmographie de Mann et se résout généralement par la confrontation avec l’image de ce que l’on combat (Graham passant à travers la vitre de la demeure de Dollarhyde pour lui sauter dessus) ou de ce que l’on aspire à être (Ali à Kinshasa face à la fresque murale le représentant). Le tempo qui s’impose alors à eux influe la découverte ou la révélation de ce qu’ils sont au plus profond.
Garder le contrôle du rythme, c’est conserver la mainmise sur sa destiné, son image.

Le Sixième sens

Le Sixième sens

Ali

Ali

un des enjeux primordiaux pour les flics undercover de Miami Vice (série et film) est de garder le contrôle de son identité, ne pas se laisser dériver. Ou se laisser dépasser par les événements comme Franck le solitaire de Thief. Et lorsque tout devient insaisissable, il ne reste plus comme échappatoire qu’à modéliser l’image que l’on laissera de soi.
Neil McCauley tentera de substituer à ses traits une simple trace ou Nick Hathaway perdra son calme en comprenant que l’on a capté son image à son insu. Et c’est évidemment ce qui défini la fuite en avant de Dillinger dans le trop mésestimé Public Enemies.

Heat

Heat

Hacker

Hacker

Confronté au tableau de chasse du FBI, le gangster ne voit qu’une issue pour non pas faire durer sa course mais en choisir le terme.

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Désormais dans l’impossibilité de retrouver sa fiancé, il ne lui reste plus qu’à se réfugier hors d’un temps qui lui échappe de toute façon (il est dépassé, littéralement, par le maillage du crime et de la justice). Afin de conjurer sa fin programmé, son obsolescence, il se rend dans un cinéma projetant Manathan Melodrama (L’Ennemi public n°1) où Clark Gable l’incarne à l’écran. Les plans et le montage instillent alors une correspondance ultime entre son image publique et sa représentation fictive, lui assurant une certaine forme d’éternité
Autrement dit, pour perdurer, Dillinger s’assure que sa légende soit bien imprimée (sur pellicule).

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Finalement, il poursuit le même objectif que Hathaway dans Hacker. Les deux luttent pour résister à un monde devenu réseau, l’époque de Dillinger étant le prémisse des flux qui dominent celle d’Hathaway. Ils ne pourront conserver uen certaine forme de liberté qu’en gardant le contrôle de leur image. Si pour Dillinger cela consiste en sa dissolution dans une image de cinéma plutîot que d’être limité à une photo épinglée sur un pan de mur, pour Hathaway il s’agit de parvenir à esquiver la capture ultime de sa trace, disparaître enfin des écrans comme semble le suggérer le plan final où lui et sa compagne deviennent des silhouettes noyées parmi le flot des images de surveillance de l’aéroport.
Pour les personnages mannien, tout se résume donc à avoir assez de temps pour sortir du champ.

Et sinon, il ne reste plus qu’à imiter Franck le perceur de coffres de Thief, tout quitter, brûler ses rêves et en finir avec cette illusion de liberté qu’ils se sont eux-mêmes forgés.

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Nicolas Zugasti

 


Elephant Films : Des hommes invisibles enfin visibles –Épisode 1

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Il a bien dû se marrer, Herbert George Wells, quand en 1897 il publie son Invisible Man. Parce qu’entre nous, après le Jekyll & Hyde de Stevenson, sorti en 1886, qui, frustré par les relations distanciées qu’il entretenait avec les dames de la haute société victorienne, se rabattait sur les prostituées (shocking !), le sien de héros, à H.G., se balade à poil dans les rues de Londres. Ben oui puisque, devenu invisible et ne voulant pas qu’on le voit, il est bien obligé d’ôter ses vêtements pour parvenir à ses fins.

De ce chef-d’œuvre littéraire britannique, James Whale tire un chef-d’œuvre cinématographique américain. Et les spectateurs de 1933 devaient bien soupirer à l’idée qu’existe un jour une femme invisible. Leurs attentes ont été comblées en 1940 car, comme tout grand succès hollywoodien — et les monstres de l’Universal ont tous attiré un nombreux public dans les salles —, L’homme invisible a eu droit à plusieurs suites. Mort en 1946, Wells avait d’ailleurs accepté l’idée que la compagnie américaine décline ainsi son héros et a pu voir toutes ses aventures, à l’exception de la dernière mouture, parodique, avec Abbott et Costello.

Ce sont celles-là — quatre en tout auxquelles s’ajoute l’habituelle comédie des deux nigauds, qui se sont frottés d’une manière désespérante à toutes les créatures effrayantes de la compagnie — qu’Elephant Films se fait un malin plaisir à rendre enfin visibles. Voici donc que débarquent enfin en DVD et Blu-ray The Invisible Man Returns (1940, Le retour de l’Homme invisible) de Joe May, The Invisible Woman (1940, La femme invisible) d’Edward Sutherland, Invisible Agent (1942, L’agent invisible contre la Gestapo) d’Edwin L. Marin, The Invisible Man’s Revenge (1944, La revanche de l’Homme invisible) de Ford Beebe et Abbott and Costello Meet the Invisible Man (1951, Deux nigauds contre l’Homme invisible) de Charles Lamont. Une fois de plus Elephant Films a su dénicher dans sa caverne d’Ali Baba, après les suites de La Momie, de Frankenstein et de La Créature du lac noir, toutes ces curiosités placées sous le haut parrainage d’H.G. Wells.

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Remontons un peu la chronologie comme Guitry les Champs-Élysées. En 1933, le Dr Jack Griffin (Claude Rains) inventait un sérum capable de rendre invisible. Hélas, l’innovation scientifique n’était pas sans danger puisqu’elle changeait le comportement de l’expérimentateur au point de le rendre méchant et dangereux. Ce qui était d’ailleurs une idée des scénaristes du film de Whale, R.C. Sherriff, Philip Wylie et Preston Sturges, qui s’éloignaient là du roman originel dans lequel le scientifique avait, dès le départ, soif de pouvoir. Donc, invisible et méchant, telles allaient être les caractéristiques du personnage appelé à de nombreuses et nouvelles aventures. On retrouve aux génériques des trois premières (Le retour de l’homme invisible, La femme invisible et L’agent invisible) le nom du scénariste Curt Siodmak, frère du cinéaste Robert Siodmak. Tout aussi doué que son frangin, Curt vient de traverser une période difficile où, fuyant l’Allemagne nazie, il séjourne et écrit des scénarios dans plusieurs pays, souvent rejeté (par la Suisse et l’Angleterre). Il parvient finalement à s’installer aux États-Unis en 1937 où, déjà auteur de romans de science-fiction, il rejoint les écuries de la Paramount — il y travaille à des nanars du style Toura, déesse de la jungle — puis de l’Universal où l’un des premiers films qu’il écrit est Le retour de l’Homme invisible, pour son compatriote Joe May, cinéaste qui, lui aussi, a fui les nazis. Et invisible, gageons que Curt aurait aimé l’être, à l’époque où il était chassé d’un pays à l’autre. À ses côtés, pour le scénario du Retour de l’Homme invisible, Lester Cole, futur blacklisté pour ses idées progressistes, a peut-être amené toutes les idées sociales du film. Rappelons que l’un des personnages (incarné par John Sutton) n’est autre que Frank Griffin, frère du précédent homme invisible. Pour sauver de la mort son ami Vincent Price, faussement accusé d’un meurtre, il le rend transparent. Or, Price est le patron d’une mine et la caméra s’amuse à marquer les différences sociales entre les patrons et les ouvriers. De même, Cole et Siodmak donnent un certain relief au personnage de Spears (Alan Napier), un petit chef que sa promotion a rendu infâme.

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De ce film plutôt bien foutu, on retiendra essentiellement l’humour et les effets spéciaux, signés John P. Fulton, orfèvre en la matière. Il sera d’ailleurs nommé aux Oscars pour ce Retour de l’Homme invisible mais aussi pour La femme invisible et L’agent invisible. Les bonnes idées sont légion et souvent gonflées, telles cette séquence d’un combat dans le noir. May a fait ses classes avec le cinéma expressionniste et son chef-opérateur, Milton Krasner, sait tirer parti des ombres et des lumières. Quant à l’humour, il ne cesse d’insister sur le fait que l’Homme invisible est obligé d’être nu pour disparaître complètement. D’où ses plaintes par rapport au froid et ses éternuements. Mais la nudité du personnage principal va prendre encore plus de sens avec l’aventure suivante, tournée la même année.

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La prochaine victime du sérum inventé par le Dr Griffin va en effet être une femme. En 1940, alors que règne en maître le code de censure Hays, on sait ce que cela signifie. Que les scénaristes (Siodmak et May pour l’histoire du départ, auxquels s’ajoutent les plumes de Gertrude Purcell, Robert Lees et Fred Rinaldo) vont faire pas mal de facéties sur le sujet, tourner autour du pot, en parler franchement sans rien montrer, en montrer un peu en disant que c’est normal vu le sujet, bref vont s’amuser, nous amuser et faire tourner en bourriques les pauvres Will Hays, Joe Breen et tous leurs sbires aux ciseaux aiguisés. Ajoutons que les trois scénaristes, Purcell, Lees et Rinaldo, ont eu des accrochages avec les maccarthystes. Si les deux seconds ont été blacklistés, la première dut s’acquitter de quelques dénonciations pour avoir la paix.

La femme invisible dont il est question dans le film n’a plus rien à voir avec ses prédécesseurs. L’invisibilité a été inventée par un vieux savant un peu perché qu’incarne John Barrymore avec suavité. Affublé d’une perruque blanche et de moustaches de la même couleur, un lorgnon sur le nez et un accent difficilement identifiable mais fortement prononcé, le grand séducteur se plaît à bouleverser son image. Comme il désire renflouer son bienfaiteur ruiné (John Howard), Barrymore va publier sur un journal une petite annonce à la recherche d’un cobaye pour ses expériences d’invisibilité. Lequel va être la jolie Virginia Bruce. Ajoutons que, pour la question qui nous préoccupe présentement, la belle Virginia n’est pas une débutante. Dans l’incroyable Kongo (1932) de Bill Cowen, une des perles des films Pré-Code, Virginia n’hésitait pas, au cours d’un combat, à se dénuder partiellement. En 1940, censure oblige, elle jouera de la suggestion. Ainsi quand, parce que John Howard doute de sa beauté (après tout, pourquoi a-t-elle choisi de devenir invisible ? Sans doute parce qu’elle est moche), l’actrice va enfiler des bas visibles sur des jambes invisibles, l’érotisme est à son comble. Et tout le reste n’est bien sûr qu’allusions. D’autres exemples ? Barrymore prévient sa jolie invisible que le produit injecté et l’alcool ne font pas bon ménage. Bon, Virginia picole et tombe raide au sol. Comment la retrouver ? John Howard tend les mains et réfléchit que la jeune femme étant nue, il risque de frôler des parties du corps que la morale réprouve. Donc, il hésite.

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Signée par Eddie Sutherland, formé aux meilleures écoles du rire (il a travaillé avec Chaplin et dirigé W.C. Fields, Laurel et Hardy, Charlie Ruggles et Abbott & Costello) et de l’érotisme (il a épousé Louise Brooks et tourné avec Mae West), La femme invisible est une comédie trépidante, de celles que l’on peut qualifier de screwball tant le rythme est à la base de tout, et que l’on pourrait rapprocher d’un chef-d’œuvre du genre, Arsenic and Old Lace (Arsenic et vieilles dentelles), que Frank Capra tourne en 1941 mais qui ne sortira que trois ans plus tard. On y retrouve des héros sympathiques, des personnages loufoques et des gangsters complètement barrés. Et dans The Invisible Woman, ils le sont, barrés ! Obéissant aux ordres d’Oskar Homolka, perruque huilé sur le crâne, qui veut voler la formule d’invisibilité, voilà que débarquent Edward Brophy, Donald MacBride et Shemp Howard (un des Stooges), trois abrutis à l’intelligence bien au-dessous du niveau de la mer. Effets spéciaux, toujours de Fulton, et crétineries font le reste, qui font de cette Femme invisible un savant dosage de comédie, de fantastique et de détournements de la censure.

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Le sérum d’invisibilité n’a pas fini de faire parler de lui. D’autres films viendront encore, dont nous reparlerons dans notre second épisode.

Jean-Charles Lemeunier

Le retour de l’Homme invisible de Joe May, La femme invisible d’Edward Sutherland, en combo Blu-ray + DVD : sortie chez Elephant Films le 21 septembre 2016.


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