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Elephant Films : Des hommes invisibles enfin visibles –Épisode 2

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L’épisode suivant, Invisible Agent (L’agent invisible contre la Gestapo), est tourné en pleine guerre, en 1942. Le héros (Jon Hall) est le petit-fils de Jack Griffin, l’Homme invisible d’origine. Il reçoit la visite d’espions nazis et japonais qui en veulent à la découverte du pépé. Parmi ceux-là, on reconnaît Cedric Hardwicke, déjà au générique du Retour de l’Homme invisible mais dans un tout autre rôle, et Peter Lorre, le grand comédien hongrois qui, à Hollywood, fut aussi abonné aux rôles d’Asiatiques puisque, quelques années auparavant, il incarna le détective japonais Mr Moto dans une longue série de films.

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Une fois de plus, le scénario de Curt Siodmak fait merveille. Il ridiculise les nazis, de la même manière que Lubitsch le fera la même année dans To Be Or Not To Be, mais ceux-là n’en restent pas moins inquiétants et sadiques, ce qui est rare dans une comédie. Comme dans l’épisode précédent, Siodmak s’éloigne du précepte de base : l’invisibilité ne rend plus méchant. Au contraire, l’Homme invisible est ici au service de la bonne cause. Il n’en sera plus de même dès 1944, avec La revanche de l’Homme invisible, connu aussi comme La vengeance de l’Homme invisible.

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Avec The Invisible Man’s Revenge, on retrouve Jon Hall dans le rôle d’un Griffin mais qui ne semble avoir aucun lien avec tous les Griffin précédents — rappelons que le premier médecin à avoir découvert le sérum d’invisibilité dans L’Homme invisible de James Whale se nommait Jack Griffin. Au contraire, la formule de l’invisibilité a été inventée par un certain Drury (John Carradine) que Griffin est bien content de rencontrer. Non seulement le pauvre type a la mémoire aussi effilochée qu’un pantalon de hipster mais une manchette de journal nous apprend qu’il est soupçonné de meurtre en Afrique du sud. De plus, le pauvre gars s’est fait flouer par un couple de margoulins qui se prétendent ses amis mais l’ont dépouillé aussi sûrement qu’un contrôleur des impôts. Quand Jon Hall se rend dans leur manoir pour réclamer son dû, Ford Beebe qui signe la réalisation de ce petit bijou de série B sait comment rendre inquiétants Lester Matthews et Gale Sondergaard qui incarnent ce couple maléfique. Ainsi, les plans en contre-plongée de Gale Sondergaard sont de toute beauté. La grande force de Beebe, outre celle de savoir mener à bien un récit mouvementé — ce qui est normal, vu que le monsieur vient du serial —, c’est de ne pas plonger la tête la première dans le manichéisme. Victimes et filous se tiennent par la main et l’on ne sait plus vers lesquels le cœur peut pencher. Même les personnages qui prennent en charge la décrispation de l’histoire en introduisant des éléments comiques, tel Leon Errol et la partie truquée de fléchettes — un must chez Universal, qui utilisait déjà ce jeu dans Le fils de Frankenstein, séquence mémorable reprise par Mel Brooks dans son Frankenstein Junior —, même ceux-là, pour sympathiques qu’ils soient, restent malgré tout peu fiables. Quant au médecin, ce Drury qui a inventé la formule de l’invisibilité, le grand John Carradine lui donne une douceur à travers laquelle perce la certitude de la folie. Il faut le voir caresser son chien invisible et parler à son perroquet qui l’est tout autant. Ce chien, explique-t-il, était un corniaud livré à la méchanceté de ses congénères. « Les chiens de race l’attaquaient souvent à deux », rappelle Carradine. Et Hall, pourchassé par ses amis riches qui refusent de lui rendre la part d’argent qu’ils lui ont volée, d’ajouter : « On chasse toujours en couple dans la noblesse. » Et, dans cette histoire de vengeance à la Monte-Cristo — Jean-Pierre Dionnet qui, dans les bonus de l’éditeur, jette toujours un regard sagace et des commentaires avisés sur les films, compare ainsi l’Homme invisible au héros de Dumas —, voilà que débarque un sujet social. Le roman-feuilleton est à nouveau envahi par un débat marxiste de lutte des classes, comme il l’était déjà dans Le retour de l’homme invisible.

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Là encore, les trucages font merveille, comme lorsque l’Homme invisible se mouille le visage ou l’enduit de farine. Ou lorsque, la tête bandée, il ôte ses lunettes de soleil et, qu’à travers les trous de ses yeux, on voit l’arrière du bandage. Du très grand art ! Signalons enfin, dans le rôle fugace d’un policier — ce qu’il était déjà dans Le retour —, la présence de Billy Bevan. Toujours la bouille ronde, la moustache blanchie, l’acteur a connu la gloire du temps du muet alors qu’il était l’un des héros des séries burlesques de Mack Sennett. Avec l’arrivée du parlant, il s’est contenté d’apparaître dans près de 70 films, dans des rôles proches de la figuration. Sic transit gloria mundi aurait soupiré le pirate d’Astérix si on lui avait demandé son avis.

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Nous en arrivons au dernier film de la série, Deux nigauds contre l’Homme invisible. Dionnet s’emballe : « On est presque chez Rivette, le film est bressonien, avec cette volonté de tout rendre un peu terne et d’avoir au centre deux acteurs presque expérimentaux. C’est un film sans ombre et sans lumière. » Il est vrai que chez nous, Abbott et Costello ont toujours eu mauvaise presse. Ils sont pour la France ce que Jerry Lewis est à l’Amérique : de la lourdeur sans une once de talent. Soyons honnêtes tout de même : le scénario de Robert Lees et Fred Rinaldo, deux vieilles connaissances déjà croisées au générique de La femme invisible, est étiré, fait de bouts de ficelles et, malgré tout, de moments très drôles. Allez, au moins d’UN moment très drôle, celui du match de boxe. Certes, ce sport a déjà nourri de très bonnes séquences chez Chaplin et Keaton. Mais Costello, devenu Louie the Looper (Louie la Bedaine) pour le ring, s’en sort plutôt bien pour nous arracher un rire ou deux. Les séquences avec le psychiatre (Gavin Muir) sont en revanche en deçà de ce que l’on pourrait attendre.

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« Film déconstruit dont les péripéties ne tiennent pas la route » remarque encore Dionnet. C’est vrai et c’est sans doute parce qu’elles ne tiennent pas la route qu’elles font sourire. Reprenons du début : accusé du meurtre de son entraîneur, un boxeur (Arthur Franz) vient trouver ces deux balourds d’A&C, détectives privés de leur état, pour l’aider à se sortir d’affaire. Puis il va voir un médecin de sa connaissance qui a découvert le secret de l’invisibilité et s’enfile le produit dans la veine pour se soustraire aux flics. Voilà donc nos deux compères effrayés par l’Homme invisible mais malgré tout ses complices. Quand le commissaire (William Frawley) débarque dans la pièce où ils discutent tous les trois, alors que la solution la plus simple pour l’Invisible, vêtu d’un seul peignoir, serait de l’ôter pour dissimuler sa présence, il préfère le garder et Costello le couvre d’une nappe et fait semblant de boire le thé sur sa tête. Frawley, évidemment, ne voit rien sur le coup. Des gags de ce genre traversent tout le film de Charles Lamont. Au dixième degré, ils en deviennent formidables. Parfois, ce sont aussi des sous-entendus qui paraissent étonnants pour une comédie familiale de cette époque. Costello, que tout le monde prend pour un boxeur, est approché par une poule (Adele Jergens) qui travaille pour le gangster local (Sheldon Leonard). « J’ai deux bonnes raisons de vous connaître », dit-elle au gros Lou en s’asseyant à côté de lui et en enlevant son manteau. Deux bonnes raisons qu’elle porte évidemment au niveau de son corsage mais Lamont n’insiste sur ce point par aucun plan et glisse vite, au niveau du dialogue, sur deux autres soit-disant bonnes raisons. Tout est ainsi traité a minima, les pseudos coups d’éclats vite gommés, les gags qui pourraient quelque peu déranger escamotés tout de suite bien qu’esquissés, comme si un autre scénario, en sous-main, essayait de percer à travers l’ingénuité du premier.

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Pour conclure, restons sur une anecdote macabre contée par Jean-Pierre Dionnet. Robert Lees, le scénariste, fut retrouvé décapité chez lui en 2004. Son assassin, qui avait également tué son voisin — mais celui-ci téléphonait et la police fut rapidement avertie — fut arrêté le lendemain. C’était juste un fatigué du cerveau, tout droit sorti d’Esprits criminels.

Jean-Charles Lemeunier

L’agent invisible contre la Gestapo d’Edwin L. Marin, La revanche de l’Homme invisible de Ford Beebe et Deux nigauds contre l’Homme invisible en combo Blu-ray + DVD, sortie chez Elephant Films le 21 septembre 2016.



« Louis-Ferdinand Céline » d’Emmanuel Bourdieu : L’historiographie est un sport de combat

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Comme Belmondo dans Pierrot le fou, notre héros s’appelle Ferdinand. Louis-Ferdinand Destouches très exactement, plus connu sous son pseudo d’écrivain de Céline. Et, pour la première fois, le grand écrivain tellement décrié est devenu le personnage principal d’un film qui porte son nom, sous-titré Deux clowns pour une catastrophe — dans le film, Céline parle de Hitler comme d’un « clown cataclysmique ». À l’affiche en mars de cette année, Louis-Ferdinand Céline vient de sortir en DVD chez Paradis Films le 6 septembre dernier.

Pour Emmanuel Bourdieu, qui signe le film (il est l’habituel scénariste d’Arnaud Desplechin), une des premières difficultés était de trouver un comédien français qui puisse endosser la personnalité de l’écrivain maudit. Malgré toutes les rancœurs mal digérées que l’on peut lire ici ou là sur les sites d’extrême droite et malgré « le manque de réalisme » des personnages de Céline et de sa femme Lucette souligné par l’avocat de cette dernière (laquelle vient de célébrer le mois dernier son 104e anniversaire), force est de reconnaître que Denis Lavant habite l’écrivain. Certes, l’acteur est petit et Céline mesurait, dit-on, 1,80 m. Mais il donne de l’auteur du Voyage au bout de la nuit une lecture très humaine d’un homme que l’on sent tout à la fois génial et malgré tout écœurant par bien des aspects, fou, intelligent, irascible, incontrôlable, paranoïaque, gentil (surtout quand il s’agit pour lui d’exercer son métier de médecin), provocateur… Quelqu’un de terriblement attachant.

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Le film s’inspire du récit de Milton Hindus, un écrivain américain venu rencontrer Céline au Danemark en 1948. Bien que juif, Hindus (Philip Desmeules) est un adorateur des écrits du Français et l’on sent que, sur cette amitié naissante emplie de ferveur et de timidité, planent plusieurs ombres. Déjà, les deux hommes ne sont pas sincères l’un avec l’autre. Céline attend de l’Américain qu’il l’aide à rentrer en France et Hindus est là afin d’écrire un livre sur cette rencontre. Entre les deux, une femme mène le jeu, Lucette Destouches (Géraldine Pailhas). Elle sait tenir tête à son mari quand il le faut et séduire le jeune New-Yorkais pour que ce dernier mène le combat pour le retour de l’écrivain au bercail.

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Dans la maison de Céline et Lucette ou dans les forêts danoises qui l’entourent, les discussions se succèdent, anodines ou enfiévrées et Milton apprend peu à peu à connaître et apprivoiser le Maître, ainsi qu’il l’appelle. Le plus important pour nous, spectateurs, est qu’on nous montre l’homme au travail, noircissant des pages auprès du fameux Bébert, son chat, et les accrochant ensuite sur des cordes, derrière lui. Dans cette partie de go où chacun des joueurs gagne ou perd du terrain, les deux adversaires apprennent à se connaître et Bourdieu, qui observe ses deux énergumènes de la même manière qu’un entomologiste, filme soudain une jolie scène où l’émotion va céder la place à la déception. Au cours d’une soirée, les trois amis parviennent à une véritable intimité et Milton se met au piano, à la demande de Lucette et Céline, pour jouer une danse juive. Puis, comme Lucette, qui est danseuse, veut la pratiquer avec lui, il indique à Céline les mesures, prend Lucette dans les bras et tous deux se mettent à danser sur du folklore klezmer. La scène est magique, très belle. Elle sera gâchée par l’antisémitisme galopant de l’auteur de Bagatelles pour un massacre et de L’école des cadavres qui se met à singer les pas de danse dans une sorte de parodie de la fameuse séquence de Rabbi Jacob.

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Lorsque Milton ouvre enfin les yeux, la déception ne peut qu’être au rendez-vous. Car l’homme qui dégringole de son piédestal méritait qu’on l’y place malgré tout, pas pour les mêmes raisons, pas pour les mêmes bouquins. De cette parenthèse danoise dans la vie de ses protagonistes, Emmanuel Bourdieu tire un joli film très instructif, jamais manichéen.

À propos du travail du père du cinéaste, le sociologue Pierre Bourdieu, Pierre Carles avait tiré un documentaire passionnant, La sociologie est un sport de combat. Ici, c’est l’historiographie qui en devient un. Non seulement le personnage, Milton Hindus, doit se battre contre Céline pour apporter sa vérité mais Emmanuel Bourdieu lui-même enfile des gants de boxe pour imposer sa vision, ce mélange de respect et de dégoût que dégagent tout à la fois l’homme et l’écrivain. Pour dire aussi que génie ou « salope » — c’est ainsi que Céline est traité par les journaux français de l’après-guerre dans une coupure de presse montrée dans le film —, narrateur scrupuleux ou orienté, Louis-Ferdinand et Milton se retrouvent, au cœur de ces événements, comme deux clowns, deux pauvres nez rouges qui auront beau faire jaillir de l’eau des grosses fleurs en plastique qui ornent leurs plastrons, rien de ce qui vient de l’art ne pourra changer le monde.

Jean-Charles Lemeunier


Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe
Année : 2015
Origine : France
Réalisateur : Emmanuel Bourdieu
Scénario : Marcia Romano
D’après Milton Hindus
Photo : Marie Spencer
Musique : Grégoire Hetzel
Avec Denis Lavant, Géraldine Pailhas, Philip Desmeules, Johan Leysen, Rick Hancke…
« Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe », sorti en DVD chez Paradis Films le 6 septembre 2016.


« La proie de l’autostop » de Pasquale Festa Campanile : Le couple jusqu’à la lie… et l’hallali

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C’est par une citation de Heinrich Böll que s’achève Autostop rosso sangue (1977, La proie de l’autostop) de Pasquale Festa Campanile. Un cinéaste qu’il est urgent de redécouvrir et qui a les honneurs d’un très beau coffret DVD édité par Artus Films, enrichi d’un livret de 64 pages signé David Didelot sur un genre cinématographique à part entière, le Rape and Revenge. Böll écrit : « Il n’y a pas de problème de couple : il y a le problème d’un homme et le problème d’une femme. Et il n’y a qu’une solution : la mort. » Autant dire que Festa Campanile attend la toute fin du film pour nous livrer son véritable sujet : le couple.

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Il est évident que cette Proie de l’autostop s’amuse à perdre les spectateurs dans une série de faux-semblants. Le récit reprend quelques schémas classiques, ceux du road movie, du gars sympathique qui surgit et dont il va falloir à tout prix se débarrasser tant il a bien caché son jeu, empruntant même certaines séquences à d’autres films, tel Duel. Mais pendant tout ce temps, même si nous nous paumons dans ce que filme le malin Pasquale, même si nous prenons ses images pour ce qu’elles ne sont pas tout à fait, lui ne perd jamais le fil de ce qu’il veut raconter : le naufrage d’un couple.

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Ce couple, c’est Franco Nero et Corinne Cléry qui le composent. Lui est un journaliste alcoolo, elle une jolie plante dont Festa Campanile, jamais avare du charme de ses interprètes féminines — quand je vous dis que c’est un mec à redécouvrir — nous fait profiter abondamment de tous les charmes. Habitué aux rôles de cowboys ou de poliziotti dans les westerns spaghetti et les polars musclés à l’italienne, Nero innove en changeant de registre, incapable de se défaire du méchant David Hess. Il faut reconnaître que ce dernier, qui a interprété un rôle encore plus glauque dans The Last House on the Left (1972, La dernière maison sur la gauche) de Wes Craven, met mal à l’aise. Quant à la jeune femme, c’est à l’héroïne d’Histoire d’O (1975, Just Jaeckin) que le rôle a été confié. Avec ce trio de choix, Festa Campanile joue sur du velours.

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Les commentateurs ont beaucoup glosé sur le fait que Corinne Cléry se nomme Eve et David Hess Adam et, qu’en fait de paradis, ces deux-là vont se retrouver en enfer. On peut aussi remarquer que les deux adversaires initiaux, Nero et Hess, porte des noms de musiciens : Mancini comme Henry pour le premier et Konitz comme Lee pour le second. Henry Mancini a beaucoup composé pour l’auteur de comédies Blake Edwards, entre autres la musique de La panthère rose. Le personnage de Franco Nero est tout aussi léger, arrogant mais pas très brave, un peu fumiste sur les bords. Lee Konitz est un saxophoniste qui s’est baladé du cool jazz au free, assez imprévisible d’après les critiques — aucun des deux n’a d’ailleurs à voir avec la b.o., signée du grand Ennio Morricone. Autant dire que chacun des deux personnages du film, Mancini et Konitz, va jouer sa partition, quitte à se retrouver au tas de sable, comme le disent les musicos dans leur argot imagé. Ils s’opposent, semblent se rapprocher, se jalousent, partagent la même femme…

C’est d’ailleurs là une des séquences les plus discutées de La proie de l’autostop, lorsque Eve est violée et qu’elle semble y prendre plaisir. Sam Peckinpah, dans Les chiens de paille (1971), nous avait déjà offert une scène du même acabit. Dans le bonus, David Didelot apporte une réponse convaincante : Corinne Cléry, pendant le viol, ne cesse de fixer son mari, attaché et obligé de regarder la scène. C’est une façon de le défier, lui qui n’est plus à la hauteur, pas plus capable de l’aimer que de la défendre.

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À propos de ce film à découvrir de toute urgence, qui comporte quelques images cultes (Corinne Cléry, habillée d’un seul fusil) et une fin étonnante et totalement contraire aux poncifs, signalons encore qu’Artus nous offre ici une version intégrale inédite chez nous, comportant 25 minutes de plus.

Jean-Charles Lemeunier

La proie de l’autostop
Titre original : Autostop rosso sangue
Origine : Italie
Année : 1977
Réalisateur : Pasquale Festa Campanile
Scénario : Pasquale Festa Campanile, Ottavio Jemma, Aldo Crudo
D’après Peter Kane
Photo : Franco Di Giacomo, Giuseppe Ruzzolini
Musique : Ennio Morricone
Montage : Antonio Siciliano
Avec Franco Neo, Corinne Cléry, David Hess, Joshua Sinclair, Carlo Puri, Monica Zanchi…

Édité en coffret DVD + livret sur le Rape and Revange par Artus Films le 5 juillet 2016.


Empire colonial en DVD/Blu-ray : Roule, Britannia !

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Ils en étaient fiers, les British, de leur empire colonial ! Beaucoup plus que les Français qui évoquèrent souvent leurs colonisations à travers la Légion étrangère. Elephant Films vient de sortir en DVD et combo Blu-ray + DVD quatre films anglais se déroulant en Inde, au Soudan, en Libye et à Hong Kong, plus un déjà paru il y a quelques années et qui en est le prototype.

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Au commencement étaient donc quatre plumes blanches, nées en 1902 sous la plume d’Alfred Edward Woodley Mason. L’histoire, celle d’un fils d’une longue lignée de militaires qui refuse d’aller au combat au Soudan se battre contre les Derviches et qui reçoit de ses camarades ces fameuses plumes blanches, symboles de sa lâcheté, plut beaucoup à l’époque.  À tel point qu’elle fut adaptée au cinéma en 1915 par les Américains, en 1921 par les Anglais, en 1929 par les Américains et dix ans plus tard à nouveau par les Anglais. C’est cette version de The Four Feathers, tournée par le grand Zoltan Korda et produite par son frère, l’immense Alexander Korda, qui est sortie en décembre 2012 chez Elephant Films. Les trois frères hongrois – le dernier, Vincent, fut un grand décorateur – dynamisèrent dans les années trente le cinéma anglais de la même façon que, dans l’immédiate après-guerre, la seconde, le Brésilien Alberto Cavalcanti lui donna une impulsion décisive. Restons sur les Korda : le même Zoltan, épaulé par un tout jeune Terence Young — futur auteur de trois des premiers James Bond — tourne un remake des Quatre plumes blanches, Storm Over the Nile, en 1955. Ce dernier fait donc partie de la toute nouvelle salve d’Elephant.

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Quand on s’amuse à regarder les deux films l’un derrière l’autre — sans éprouver d’ailleurs le moindre ennui —, on se rend compte que le second reprend quasiment plan pour plan le premier, à quelques différences près. D’abord celle où John Durrance, l’un des amis du héros, est victime d’une insolation. Dans la première version, Durrance (Ralph Richardson), qui se cache de ses ennemis dans les rochers, perd son casque et s’évanouit sous l’effet du soleil ardent. Dans la seconde, l’officier (Laurence Harvey) perd son mouchoir qui est remarqué par les Derviches. Il se cache sous un rocher qui ne le protège pas assez du soleil, auquel il succombe également.

C’est là où Jean-Pierre Dionnet, dont on attend toujours les savants commentaires dans les bonus des éditions Elephant, commet une petite erreur. Il sait que Terence Young, surtout à ses débuts, a toujours soigné ses cadres et ses couleurs. Et c’est vrai que le visage de Harvey, rendu écarlate par l’insolation, est beaucoup plus convaincant que celui de son prédécesseur Richardson. Mais il affirme que la photographie en couleurs du remake tranche avec les images en noir et blanc de la première version, signées par le Français Georges Périnal. Or, le film de 1939 est déjà en Technicolor. Mais on n’en voudra pas à Dionnet : les cinéphiles ont le droit de fantasmer leurs coups de cœur.

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Puisque les deux versions se valent, c’est donc aux acteurs que revient la délicate mission de départager les films. Curieusement, John Clements et Anthony Steel, qui tous deux incarnent le héros Harry Faversham dans l’une et l’autre version, sont assez fades. Dans le rôle de Durrance, Richardson est un grand acteur mais on pourra lui préférer Harvey, plus classe. La jeune femme qui fait battre les cœurs des deux précédents est jouée par June Duprez — héroïne de plusieurs films de Michael Powell dont le formidable Voleur de Bagdad, coréalisé par Zoltan — dans la première version et par Mary Ure dans la deuxième. Personnellement, je préfère June Duprez de même que C. Aubrey Smith qui incarne son père en 1939 est plus à sa place que James Robertson Justice qui lui succède. Mary Ure est moins naturelle, de même que Justice joue moins la vieille baderne, comme Smith adorait les jouer. Signalons enfin, dans le film de 1955, la présence de Christopher Lee, que l’on remarque.

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The Long Duel (1967, Les turbans rouges) de Ken Annakin nous transporte aux Indes en 1920. Face au groupe mené par Yul Brynner, qui ne demande qu’à vivre en toute liberté, les Anglais ont le mauvais rôle. Le scénario joue sur l’opposition entre le leader indien (Brynner) et l’officier anglais humaniste (Trevor Howard) mais également entre ce dernier et un autre militaire (Harry Andrews), borné comme seuls savent l’être les gradés et comme Harry Andrews en a campé tellement. Le film repose sur les deux confrontations, sur le respect mutuel que se vouent les deux adversaires, sur l’impossibilité aussi pour Howard de se glisser dans le moule de cette armée des Indes, lui qui cherche à comprendre les habitants de ce continent. Ajoutons, dans le rôle de la fille de Harry Andrews, la quasi-débutante Charlotte Rampling, déjà très jolie et au mieux de sa forme. Dans deux petits rôles, Laurence Naismith dans celui du supérieur de Howard et Patrick Newell dans celui d’un gras colonel stupide, les plus perspicaces auront reconnu deux patrons de séries célèbres : Naismith est celui de Roger Moore et Tony Curtis dans Amicalement vôtre et Newell le Mère-Grand de Chapeau melon et bottes de cuir.

Contrairement aux classiques de l’armée britannique des Indes, dans lesquels les soldats anglais font leur devoir face à des hordes de méchants Indiens (Les trois lanciers du Bengale, La mascotte du régiment, Gunga Din, La révolte des Cipayes ou Alerte aux Indes, également réalisé par Zoltan Korda), le scénario prend soin ici de ne pas prendre partie uniquement pour l’Union Jack. Sans doute parce qu’il porte deux signatures, celles de l’Australien Peter Yeldham et de l’Indien Ranveer Singh.

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The Black Tent (1956, Le secret des tentes noires) de Brian Desmond Hurst démarre après la Seconde guerre mondiale. Un homme (Donald Sinden) part à la recherche de son frère (Anthony Steel, héros du remake des Quatre plumes blanches), disparu pendant la campagne de Libye. Cette fois, pour les Anglais, il ne s’agit plus d’une guerre coloniale puisque les tribus arabes sont devenues leurs alliées face aux nazis. Et, plus que sur le conflit lui-même, Hurst insiste sur le choc des cultures. Car l’Anglais va tomber amoureux de la fille du cheikh. Ce que le jeune militaire a en commun avec les Bédouins, c’est le sens de l’honneur. Et celui-ci ne leur portera pas vraiment chance. Film pacifiste, au cours duquel on entend des dialogues incroyables (« Est-ce que cette guerre nous apportera de meilleurs pâturages ? »), Le secret des tentes noires pose surtout la question, essentielle de la double culture : peut-on, quand on a vécu sous une tente dans le désert, s’acclimater ensuite au climat anglais, fût-ce dans un manoir ? Nous pouvons appartenir à l’une ou l’autre des cultures, rarement aux deux.

Cette prise de position radicale nous ramène à la personnalité du cinéaste Brian Desmond Hurst. Natif de Belfast, en Irlande du nord, il fut le grand ami de John Ford, Irlandais d’Amérique, auprès de qui Hurst travailla à l’époque du muet. Mais surtout, à l’âge de 19 ans, il s’engagea dans l’armée britannique pour participer à la Première guerre mondiale. Il dira plus tard qu’il « se serait battu pour l’Angleterre contre n’importe qui, exceptée l’Irlande. » En 1936, Hurst signe Ourselves Alone, histoire d’un triangle amoureux entre la sœur du leader de l’Ira, un inspecteur de police irlandais et un capitaine britannique. Le film fut longtemps interdit en Irlande du nord, tandis que Hurst le proclamait « »pro British« . On comprendra, en revenant aux Tentes noires, combien Hurst avait envie de décrire avec toute leur dignité respective les Bédouins libyens et les Anglais. Ajoutons les magnifiques plans du désert, tournés sur place, et ceux du magnifique site romain de Sabratha. Enfin, signalons, dans le rôle d’un chamelier, la présence de Donald Pleasance. Car les Bédouins, inutile de le préciser, sont interprétés, pour ce qui concerne les rôles principaux, par des comédiens européens : l’Anglais André Morell joue le cheikh, l’Italienne Anna Maria Sandri sa fille et Michael Craig, un British né aux Indes, celui qui la convoite.

Sans doute pour le choix des décors, Jean-Pierre Dionnet fait de ce film un précurseur du Lawrence d’Arabie de David Lean, qui sortira six ans plus tard. Pour une fois, un Anglais se balade dans le vrai désert et non dans du sable reconstitué dans les studios. La caméra s’attarde sur les coutumes bédouines, telle cette jolie séquence du mariage, mais Le secret des tentes noires n’a bien sûr pas le souffle épique de Lawrence pas plus que Steel n’a le charisme de Peter O’Toole.

 C’est juste un joli film honnête, dont sont absents les préjugés raciaux habituels.

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Enfin, Ferry to Hong Kong (1959, Visa pour Hong Kong) de Lewis Gilbert se déroule lui aussi dans une colonie britannique sans qu’il ne soit question d’une guerre coloniale. Incarné par Curd Jürgens, le héros est un aventurier. Un clochard même, rejeté par la police britannique de Hong Kong et qui est contraint de rejoindre en ferry Macao. Hélas, la police portugaise n’en veut pas plus et le rejette aussi. Voilà donc notre homme, clodo très classe, assigné à résidence sur le bateau commandé par un Orson Welles boursouflé et en sous-jeu total. Livré à la générosité de l’équipage, à l’exception du capitaine, et des habituels passagers du ferry, dont la jolie Sylvia Syms — suivez mon regard —, Jurgens suit un trajet identique au héros de La moustache, le bouquin d’Emmanuel Carrère. Lequel passe son temps dans les trajets en ferry entre Kowloon, quartier continental, et l’île de Hong Kong.

Jurgens est donc balloté d’une ville à l’autre comme le bateau, le Fa Tsan, que le bonhomme surnomme le Fat Annie. Soudain, comme le ferry dans la tempête, le film change de cap et quitte la comédie pour s’enfoncer dans l’aventure maritime. Aventure qui commence par un ouragan et se termine par des pirates. Et l’amusement de la première partie fait place à un récit beaucoup plus tendu, beaucoup plus étonnant au vu du style initial très décontracté.

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Auteur de trois James Bond, Lewis Gilbert eut fort à faire sur le film. D’abord gérer le budget très conséquent alloué par la Rank, la fameuse firme britannique annoncée par un athlète qui tapait sur un gong. Mais, surtout, gérer aussi l’inimitié notoire entre ses deux vedettes et la mauvaise volonté affichée par Welles pour tout ce qui concernait ses scènes. Si Visa pour Hong Kong reste un mauvais souvenir pour le cinéaste, le film est une curiosité sympathique avec un Welles qui, même s’il fait ses gammes en mineur, en impose néanmoins (enfin, plutôt nez en plus puisque, comme à son habitude, il se sert ici d’un appendice postiche).

Jean-Charles Lemeunier

« Les quatre plumes blanches » (version 1939) sorti chez Elephant Films le 10 décembre 2012 ;

« Les quatre plumes blanches » (version 1955), « Le secret des tentes noires », « Visa pour Hong Kong » et « Les turbans rouges » sortis chez Elephant Films le 6 septembre 2016

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« Le pionnier de l’espace » de Robert Day : Un alien aliéné

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L’histoire est connue, du moins lorsqu’elle se déroule aux États-Unis : il faut regarder le ciel car les envahisseurs qui s’y promènent sont rarement sympathiques. En pleine guerre froide, ils furent même carrément taxés de communisme, la pire des horreurs.

Avec First Man into Space (1959, Le pionnier de l’espace) de Robert Day, qu’Artus Films a la bonne idée d’exhumer de l’oubliette où il était enfoui, nous voici en présence d’une filmographie beaucoup moins connue dans nos contrées : le film de SF à la sauce british ! Il y en eut quelques-uns, suffisamment en tout cas pour nourrir le livret qui accompagne le DVD d’Artus, dû à la plume élégante d’Alain Petit. Abondamment illustré, ce petit bouquin de soixante pages nous accompagne dans un agréable voyage à travers les films d’anticipation et de science-fiction produits en Angleterre depuis 1901 (The Elixir of Life et An Over Incubated Baby).

 

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À côté des Quatermass et autres Daleks beaucoup plus connus chez nous, voici donc que débarque ce Pionnier de l’espace que l’on pourrait aisément confondre avec un film américain, tant le sujet (un astronaute s’échoue sur Terre après un voyage dans l’espace) et l’acteur principal (Marshall Thompson, acteur de série B qui obtiendra son quart d’heure de gloire avec la série Daktari en 1966) pourraient nous induire en erreur. À la différence près qu’ici, c’est l’homme et son besoin de conquête qui créent problème, surtout lorsqu’il veut à tout prix pénétrer dans l’inconnu. Quoi qu’il en soit, le casting est quasiment entièrement américain, exceptions faites de l’Italienne Marla Landi et de l’Allemand Carl Jaffe qui, après son départ d’Allemagne du temps des nazis, travailla exclusivement en Grande-Bretagne. Le film fut d’ailleurs tourné en partie en Angleterre mais aussi dans une base aérienne près de New York et au Nouveau-Mexique. Quant au distributeur du film, ce n’est autre que la MGM. Malgré tout ce cousinage yankee, on peut donc dire que Le pionnier de l’espace, battant pavillon britannique, est réellement de la science-fiction : Helen Sharman, la première Anglaise partie dans l’espace, ne fut sélectionnée comme astronaute que trente ans après la sortie du film et n’a effectivement volé qu’en 1991.

 

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Dans ce récit qui se laisse suivre sans problème, c’est le monstre — car il y a forcément un monstre venu de l’espace — qui rattache le film au genre fauché américain. Vous savez, ces nanars où l’alien porte un costume dont la fermeture éclair est nettement visible. Ici, n’exagérons rien, sinon que le monstre en question marche à deux à l’heure en balançant les bras à droite et à gauche avec un air franchement pas effrayant. Mais là où les Anglais se distinguent de leurs homologues d’outre-Atlantique, c’est que la créature conserve un semblant d’humanité, attentive aux voix de ceux qu’elle connaît.

Pour un cinéaste, c’est évidemment la partie la plus intéressante à exploiter d’un scénario, cette humanité du monstre — ce que d’ailleurs l’Américain Jack Arnold avait compris, quatre ans plus tôt. Robert Day s’en saisit. À cette époque, il a déjà derrière lui deux films horrifiques joués par Boris Karloff qui ont obtenu un certain succès : Grip of the Strangler/The Haunted Strangler (1958, La sépulture maudite) et Corridors of Blood (1958). Et fait preuve d’une réelle clairvoyance, lui qui explique dans une interview : « C’est pourquoi les cinéastes signent leurs meilleures œuvres quand ils n’ont pas beaucoup d’argent. Ils doivent utiliser leur imagination à la place. » De l’imagination, et grâce certainement aussi à un budget beaucoup plus conséquent octroyé par la Hammer, il en fera preuve dans ce qui reste son chef-d’oeuvre : She (1965, La déesse de feu), énième adaptation de Rider Haggard où le rôle de la mythique Celle-à-qui-l’on-doit-obéir est tenu par la non moins mythique Ursula Andress, flanquée de Peter Cushing et Christopher Lee. En attendant de voir enfin édité ce must — on ne trouve pour l’instant dans le commerce que sa suite, The Vengeance of She (1968, La déesse des sables) de Cliff Owen avec Olinka Berova —, on se précipitera sur ce Pionnier de l’espace, ne serait-ce que pour voir comment Robert Day, avec quelques acteurs de bonne volonté, s’en sort avec les honneurs.

Jean-Charles Lemeunier

Le pionnier de l’espace

Titre original : First Man into Space

Année : 1959

Origine : Grande-Bretagne

Réalisateur : Robert Day

Scénario : John Croydon et Charles F. Vetter (sous les noms de John C. Cooper et Lance Z. Hargreaves), d’après une histoire de Wyott Ordung

Photographie : Geoffrey Faithfull

Musique : Buxton Orr

Montage : Peter Mayhew

Avec Marshall Thompson, Marla Landi, Bill Edwards, Robert Ayres, Bill Nagy, Carl Jaffe…

« Le pionnier de l’espace », sorti par Artus Films en DVD + livret « Science-fiction anglaise » par Alain Petit) le 6 septembre 2016.


« Charley le borgne » de Don Chaffey : Un seul œil mais le bon !

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Le western britannique existe et Artus Films le prouve en sortant en DVD l’étonnant Charley One-Eyed (Charley le borgne) que réalise à Almeria Don Chaffey en 1973. Étonnant parce que rarement film de cette époque traite ainsi le problème du racisme et de la hiérarchie des couleurs de peau.

 

 

CHARLEY ONE-EYE, Richard Roundtree, 1973

CHARLEY ONE-EYE, Richard Roundtree, 1973

Charley le borgne s’ouvre sur un homme qui court. Il est Noir et, en cette époque de Black Panthers (les historiens affirment qu’entre 1971 et 1973, un millier de Noirs furent abattus par la police américaine), on pense naturellement qu’il fuit des violences racistes. Dans l’esprit des spectateurs de 1971, un homme noir qui court éperdument est à la recherche de la liberté. Et celui-ci, incarné par Richard Roundtree, qui sort juste du succès de Shaft, l’est, libre. Un flashback nous explique que ce soldat — l’action doit se dérouler aux alentours de la guerre de Sécession — a eu la fâcheuse idée de coucher avec une Blanche, qui plus est la femme d’un gradé. La sympathie du spectateur se range donc immédiatement du côté de cet homme en quête de liberté. Lequel tombe sur un étrange Indien, silencieux comme les pierres, estropié et au regard bleu pénétrant, très beau rôle — son meilleur affirme même Alain Petit dans le bonus, ce en quoi on lui donne totalement raison — pour Roy Thinnes (« David Vincent les a vus », c’est lui, dans Les envahisseurs). Et voilà notre Black qui, face à l’homme rouge, devient odieux, raciste.

 

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Voici donc la première équation posée. Le Blanc est supérieur au Noir, lui-même supérieur à l’Indien. Cette traversée du désert va imposer au pauvre Thinnes une série d’humiliations, d’insultes, autant d’ignominies qui montrent qu’un homme lui-même victime du racisme va à son tour se transformer en salaud. Puis, arrivent successivement des Mexicains et un chasseur de primes blanc (Nigel Davenport), qui vont renforcer la précédente formule mathématique et redistribuer quelques cartes. Dans l’ordre du meilleur au moins bon — c’est du moins la hiérarchie que semblent admettre la plupart des protagonistes —, nous allons désormais avoir le Blanc, le Noir, le Mexicain et l’Indien.

 

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Toutes ces tensions, fortement mises en scène et sacrément bien jouées, nourrissent un récit westernien épuré, à la limite du symbolisme : un homme, puis deux puis plusieurs au milieu du désert, se déplaçant dans une seule direction et illustrant les travers d’une société raciste à haute dose. Visuellement, le film est proche des westerns européens et de leur lot de crasse, de violence et de cynisme.

Connu pour Jason and the Argonauts (1963, Jason et les Argonautes), One Million Years BC (1966, Un million d’années avant J.-C.), The Viking Queen (1967, La reine des Vikings) et Pete’s Dragon (1977, Peter et Elliott le dragon), Don Chaffey change ici complètement de registre et quitte l’honnête film d’aventures — et les Argonautes, Raquel Welch en peau de bête et Carita harnachée en armure sexy du meilleur effet nous ont laissé d’excellents souvenirs — pour aborder des rivages plus abstraits, beaucoup plus méditatifs et fortement politiques. Tout est ici chargé de symbole, telle cette ouverture où le fuyard, profitant d’un combat entre un chien noir et un chien blanc, se jette avidement sur la charogne qu’ils se disputent.

 

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Connaissant parfaitement son métier, Chaffey réserve à ses personnages, et du coup aux spectateurs, une parenthèse enchantée qu’il situe dans une église en ruines. L’humain, quand il se pose et n’est plus ni affamé ni assoiffé, peut enfin baisser les armes et mettre en veilleuse son besoin de supériorité. Le Noir et l’Indien se rapprochent, sympathisent et l’on se dit alors que, hors société, l’humanité n’est peut-être pas si mauvaise.

 

CHARLEY ONE-EYE, Richard Roundtree, Roy Thinnes, 1973

CHARLEY ONE-EYE, Richard Roundtree, Roy Thinnes, 1973

 

Et ce Charley qui est borgne, alors ? Il s’agit d’un poulet mais s’il fallait parler du récit éponyme, on dirait qu’il n’a qu’un seul œil mais le bon ! Les quelques chanceux qui avaient pu voir le film à l’époque de sa sortie ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés et Charley le borgne jouissait d’une petite réputation culte qu’il nous était jusqu’à présent impossible de vérifier. On dit merci à qui ? À un éditeur qui a du flair et nous en fait profiter.

Jean-Charles Lemeunier

Charley le borgne

Titre original : Charley One-Eye

Année : 1973

Pays : Angleterre

Réalisateur : Don Chaffey

Scénario : Keith Leonard

Photo : Kenneth Talbot

Musique : John Cameron

Montage : Mike Campbell

Avec Richard Roundtree, Roy Thinnes, Nigel Davenport, Jill Pearson, Aldo Sambrell…

Sorti chez Artus Films en DVD le 6 septembre 2016.

 


Festival Lumière à Lyon : Citizen Cahn

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Bertrand Tavernier à l’Institut Lumière (Photo JCL)

Après la soirée inaugurale du festival Lumière, ce 8 octobre à Lyon, qui comme d’habitude a fait son plein de spectateurs et de célébrités, à commencer par Quentin Tarantino venu « en cinéphile », la manifestation a commencé fort dès le lendemain avec un film d’Edward L. Cahn, Afraid to Talk (1932). Un cinéaste oublié dont on avait apprécié lors d’un précédent festival son extraordinaire Law and Order (1932), un des premiers films à mettre en scène l’histoire de Wyatt Earp et de son fameux duel à OK Corral dans une version très éloignée de ce que le cinéma américain montrera par la suite.

Bertrand Tavernier, à qui revient la bonne idée de proposer au cours du festival une sélection de trois films de Cahn, (Law and Order, Afraid to Talk et Laughter in Hell) a présenté cet étrange monsieur dont la carrière démarre en 1927 comme monteur et se poursuit jusqu’en 1962. « Avec mes copains du Nickel Odéon, à la fin des années cinquante, nous allions voir, souvent en Belgique, les films de la fin de sa carrière. Des séries… en dessous du Z, aux titres formidables : Zombies of Mora Tau, qu’adore Tarantino, Guns, Girls and Gangsters, It ! The Terror from Beyond Space, qui a soi-disant inspiré Alien mais je vous assure qu’il faut voir le monstre errer dans les couloirs du vaisseau spatial, un mec habillé en caoutchouc, c’est vraiment quelque chose ! Curieusement, entre 1931 et 1934, Cahn réalise pour Universal plusieurs films épatants. Est-ce son passage à la MGM qui le lisse ? Il ne signe plus rien de la valeur de ses premiers films. »

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Il explique encore que le scénario d’Afraid to Talk est dû à Albert Maltz, scénariste réputé et membre du Parti communiste, que Tavernier qualifie même de stalinien, et qui fera partie des fameux Dix d’Hollywood qui finirent en prison à l’époque du maccarthysme. Suite à ses problèmes, Maltz écrira ainsi quelques scénarios sans les signer, dont le plus connu est Broken Arrow (1950, La flèche brisée) de Delmer Daves, officiellement attribué à Michael Blankfort, son habituel prête-nom. « Dans les années soixante-dix, reprend Bertrand Tavernier, Maltz travaillera pour Clint Eastwood sur Sierra Torride et Les proies. »

Bertrand Tavernier cite encore quelques-uns des acteurs du film promis par la suite à de brillantes carrières, tels Louis Calhern ou Edward Arnold. Ajoutons qu’on pourra également reconnaître, parmi les personnages portant des panneaux à l’effigie du maire, un figurant efflanqué qui n’est autre que Walter Brennan. Lequel tiendra un rôle un peu plus proéminent dans Law and Order.

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Afraid to Talk mérite carrément le détour, affichant ces qualités particulières que l’on retrouve dans un grand nombre de films Pré-Code, c’est-à-dire tournés avant 1934 et la ferme application du code de censure. Ils ont — et c’est flagrant avec Afraid to Talk — une maturité indéniable et ont tendance à considérer le spectateur comme un adulte. On peut donc, à ce spectateur, parler de tout un tas de sujets, du gangstérisme à la sexualité, qui seront édulcorés par la suite. Prenons quelques exemples tirés d’Afraid to Talk. Cahn place face à face deux camps, celui des gangsters et celui des politiciens et policiers et, à franchement parler, on ne sait souvent pas auquel des deux appartiennent les personnages. Dans le rôle de l’assistant du district attorney, Louis Calhern inaugure une série de rôles ambigus. Ici, dans les deux camps, l’alcool coule à flots, tant dans le bureau du maire que dans les cabarets des gangsters. Parfois même, maire, D.A., chef de la police et autres notables viennent s’encanailler et picoler avec les affreux. Or, nous sommes en pleine époque de la Prohibition et seul un juge intègre refusera de lever un verre, parce qu’il respecte les lois.

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Afraid to Talk : Edward Arnold et Mayo Methot

Du côté de la sexualité, le film va assez loin également. Des orgies qui se tiennent dans les chambres d’hôtels aux danseuses qui lèvent leurs gambettes dans le repaire d’Edward Arnold, les allusions sont fréquentes. Et lorsqu’un malfrat (Robert Warwick) serre de près la jolie blondasse qu’il a entre les bras (Mayo Methot, l’épouse de Humphrey Bogart dont il divorcera pour épouser quinze jours après Lauren Bacall), il la serre vraiment. Warwick se fait très pressant auprès de Mayo, laquelle porte une robe dont ses seins menacent de s’échapper à chaque mouvement. Et ces dures séquences de violence, pendant lesquelles le pauvre groom (Eric Linden), qui a été témoin d’un meurtre, est passé à tabac par des flics corrompus, ne sont-elles pas gonflées ? De même que sont tout à fait réussis la pendaison en cellule, avec l’ombre des pieds flottant sur le mur, et le suspense qui l’accompagne. Toutes ces scènes, encore spectaculaires aujourd’hui, ont dû faire un sacré effet à l’époque ! Alors, pour ménager le public de toutes ces faces inquiétantes qui peuplent son film, Cahn a placé au centre de l’action un gentil petit couple propre sur lui, incarné par Linden et la jolie Sidney Fox, autant dire de la douceur dans un sacré monde de brutes ! Ajoutons que la photographie est signée Karl Freund, qui a fait ses preuves du temps de l’expressionnisme allemand et qui réalisera la même année The Mummy (La momie) avec Boris Karloff. Freund joue avec les lumières et les ombres, la vie nocturne, les contre-plongées symboliques, les plans rapprochés et donne à l’œuvre un style dont se servira plus tard le film noir.

Eric Linden en bien mauvaise posture policière, entouré par Louis Calhern, Tully Marshall et Frank Sheridan

La qualité d’Afraid to Talk réside aussi dans ces différents apartés, sortes de ponctuations de l’action principale. La caméra filme les rues de la grande ville et s’attarde sur deux types qui expliquent qu’ils ont faim, que c’est la dépression, tandis que les politiciens se pavanent dans les salons et s’empiffrent, comme les gangsters d’ailleurs. Elle surprend également des détails de la vie quotidienne qui rendent les personnages plus concrets. Ainsi, quand Eric Linden arrive au boulot le matin et se dévêt pour endosser son uniforme, on le découvre en caleçon fleuri, ce qui lui vaut les quolibets de ses copains.

Finalement, ce citizen Cahn qui a tant fait rire par ses nanars les cinéphiles des années cinquante, n’a-t-il pas caché son Rosebud dans ses œuvres du début du parlant ? Avec une qualité qu’il n’a plus jamais retrouvée par la suite ? Une belle découverte en tout cas !

Jean-Charles Lemeunier


Quentin Tarantino au festival Lumière : 1970, année de tous les dangers

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Prix Lumière en 2013, Quentin Tarantino est revenu à Lyon « en cinéphile ». Pour la 8e édition du festival Lumière, qui se tient jusqu’au 16 octobre dans toute la métropole rhônalpine, le cinéaste a proposé une sélection de 14 films, tous sortis en 1970. Ce 12 octobre à l’auditorium de Lyon, interrogé au cours d’une master class mémorable par Thierry Frémaux, directeur de l’Institut Lumière et grand organisateur de la manifestation, Quentin a argumenté les raison de ce choix. Ce grand cinéphile a expliqué en préambule qu’il était désormais propriétaire d’un cinéma, le New Beverly au 7165 Beverly Blvd à Los Angeles (thenewbev.com), « où ne sont projetés que des films en 35 mm ». « Il y a aussi un vidéo-club dans la Vallée, que je soutiens. »

Le goût de Tarantino pour l’année 1970 vient de la lecture d’un livre de Mark Harris, Pictures at a Revolution : Five Movies and the Birth of the New Hollywood. Les cinq films en question, qui ont tous remporté un Oscar en 1968, sont Bonnie and Clyde, The Graduate (Le lauréat), Dr Dolittle, Guess Who’s Coming to Dinner (Devine qui vient dîner ?) et In the Heat of the Night (Dans la chaleur de la nuit). « À la fin de 1967, commence Tarantino, le Nouvel Hollywood avait déjà vaincu sauf qu’il ne le savait pas ! Les choses se sont accélérées avec Easy Rider en 1969 et Midnight Cowboy (Macadam Cowboy) qui remporte l’Oscar du Meilleur Film en 1970. Cette année-là, Hollywood est devenu le Nouvel Hollywood ! En 1970, j’avais 7 ans. J’étais en vie et conscient. J’ai une bonne mémoire du cinéma de cette année. Mes parents m’amenaient voir des films et ceux que je n’ai pas vus à l’époque, je me souviens comment les journaux et la télévision en parlaient. Je voulais identifier le moment où la révolution dont parle Mark Harris avait vaincu. Ce qui était moins certain, c’est que ce Nouvel Hollywood soit capable de perdurer. Le public familial était mis sur la touche, un public qui permettait que My Fair Lady ou The Sound of Music (La mélodie du bonheur) restent cinq ans sur les écrans. A posteriori, on peut dire que le Nouvel Hollywood a existé jusqu’en 1976. M*A*S*H* et Five Easy Pieces (Cinq pièces faciles) ont permis l’apparition de films tels que Carnal Knowledge (Ce plaisir qu’on dit charnel), French Connection, The Godfather (Le parrain), Chinatown… Ils n’ont pu exister que parce qu’il y avait eu en 1970 des modèles aussi forts que M*A*S*H* et Five Easy Pieces. Il serait illusoire de faire un point sérieux sur le Nouvel Hollywood sans le replacer dans un contexte mondial. Je me suis donc intéressé à la production mondiale en 1970, en tenant compte de la sortie des films en Europe et non de leur arrivée sur le sol américain. Le contexte était plus large et c’est devenu un sujet d’étude suffisamment pertinent pour que j’y consacre les quatre dernières années de ma vie. Je ne sais pas encore si je vais en faire un livre, un documentaire, une série d’émissions pour la télé mais Lyon sera la première informée. » Les applaudissements crépitent autant que les balles dans The Hateful Eight (Les huit salopards).

Tarantino va pouvoir entrer dans le vif du sujet. Son enthousiasme a beau être communicatif, il semble malgré tout vouloir à tout prix prouver que tout se passe en 1970, quitte à utiliser des arguments nettement moins convaincants. Il est évident qu’en 1970, beaucoup de jeunes appelés à de grandes carrières commettent leur premier opus tandis que d’autres, des « vieux de la vieille », déposent les armes et signent leur dernier film : Howard Hawks, Anatole Litvak, William Wyler, Jean Negulesco… « Des réalisateurs, affirme Quentin, qui étaient largués, coincés dans l’année 1965 si ce n’est l’année 1955. Mais il faut dépasser la tentation de les juger. » Cela marche pour 1970 mais doit également fonctionner pour n’importe quelle année.

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Il est évident aussi que la vraie révolution mondiale en matière de cinéma ne se focalise pas sur l’année 1970 mais bien avant, entre 1955 et 1962. Alors que la Nouvelle Vague explose les codes cinématographiques en France, le cinéma Novo envahit les écrans brésiliens, Oshima, Imamura et quelques autres tournent leurs premiers films au Japon, le Free Cinema, mené par Tony Richardson, Karel Reisz, Lindsay Anderson et consorts révolutionne le classicisme britannique tandis qu’en Italie, Dino Risi s’apprête à bousculer la comédie italienne en lui donnant des attraits beaucoup plus politiques et sociaux et Pasolini invente un cinéma qui n’appartient qu’à lui. Tarantino, lui, nous apprend que c’est dans les années cinquante que les américains découvrent le cinéma d’auteur avec Fellini, Bergman, Rossellini, Kurosawa, etc. Autant dire les grands auteurs classiques. Il ne cite en revanche jamais, et c’est dommage, le nom de John Cassavetes qui avec Shadows, en 1958, rejoint les nouvelles vagues de tous les pays déjà cités. Et plutôt que d’évoquer Faces (1968) ou Husbands (1970) et cette nouvelle manière qu’a Cassavetes de laisser tourner sa caméra, de poursuivre les scènes jusqu’au malaise, il préfère se réfugier derrière le très commercial Love Story qui, relève-t-il, ne fonctionne que par l’alchimie authentique entre les deux acteurs, Ryan O’Neal et Ali McGraw. « Arthur Hiller s’est permis de filmer d’une façon que je n’avais jamais vue les longs plans séquences avec de légères focales, en laissant les acteurs être tels qu’ils étaient. C’était inédit dans le cinéma américain ! »

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Beyond the Valley of the Dolls (Hollywood Vixens) de Russ Meyer fait partie de la sélection de Quentin Tarantino

Malgré cette apparition quasi universelle de libertés qu’il loue pour cette année 1970, il cite celles qui n’ont pas tenu.  « Il y a eu les prémices d’un vrai cinéma noir avec Melvin Van Peebles, Paul Bogart (Halls of AngerColère noire) ou Ossie Davis (Cotton Comes to Harlem). Mais la blaxploitation a pris leur place. Je suis connu comme fan de ce genre cinématographique mais c’est un mouvement qui s’est substitué à une vraie voie noire dans le cinéma. Il s’est passé la même chose pour le cinéma érotique. Il y a eu un espoir en 1970 avec Russ Meyer ou Radley Metzger, mon favori. Cette poussée a semblé vivre un moment avec des films comme Le dernier tango, Carnal Knowledge, L’empire des sens ou les films de Ken Russell. Russ Meyer semblait être sorti de l’antichambre du cinéma porno pour réaliser un cinéma qui s’adresse au grand public. Il n’a fait que retomber dans le sous-genre du cinéma porno et revenir à la sexploitation. Meyer faisait des films depuis une décennie, entre autres avec la série des Vixens qui avait eu du succès. Quand la Fox a mis son logo sur le Hollywood Vixens de Russ Meyer, ils pensaient qu’ils allaient pouvoir faire entrer le cinéaste dans leur univers. Hollywood Vixens fut le plus gros succès de cette année et ils ont été embarrassés avec. La Fox avait eu deux gros succès cette année-là, M*A*S*H* et Patton, mais Hollywood Vixens les a battu. »

Il en arrive au cinéma de genres pratiqué dans les autres pays. À propos du western spaghetti, il mentionne Enzo Barboni, alias E.B. Clucher, et Lo chiamavano Trinità (On l’appelle Trinita) avec Terence Hill et Bud Spencer. L’aspect comique donné au film va affecter, dit-il, tous les westerns italiens. « La comédie devient importante dans le western spaghetti. » C’est vrai mais ça l’est de tous les genres qui s’essoufflent et qui n’ont rien à voir avec l’année 1970. Le western n’en a plus que pour trois ans à vivre et les cinéastes comprennent qu’il faut le renouveler s’ils veulent continuer à attirer les foules. Le péplum a connu les mêmes aléas mais un peu plus tôt avec des films tels que Arrivano i Titani (1962, Les Titans) de Duccio Tessari ou Ercole, Sansone, Maciste e Ursus gli invincibili (1964, Le grand défi) de Giorgio Capitani. Les films d’espionnage connaîtront les mêmes contraintes jusqu’aux James Bond qui, en perte de vitesse après le départ de Sean Connery, plongent dans l’humour avec l’arrivée de Roger Moore.

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L’oiseau au plumage de cristal, lui aussi dans la sélection de Quentin

Du côté américain, Quentin signale combien les westerns trouvent un renouveau avec des titres comme Soldier Blue (Soldat bleu) ou Little Big Man. « Ils se remettent en question, se regardent eux-mêmes comme pour payer les péchés de John Ford ! Sans être hippies, ils sont des films de la contre-culture. Certains westerns deviennent lyriques, d’authentiques poèmes. Après La horde sauvage, que je considère comme un chef-d’œuvre, Sam Peckinpah fait Un nommé Cable Hogue et William Fraker Monte Walsh. À côté d’eux, il restait quelques représentants de la vieille école tels qu’Andrew McLaglen (Chisum), Burt Kennedy (Un beau salaud avec Frank Sinatra), Gene Kelly (Attaque au Cheyenne Social Club avec Jimmy Stewart et Henry Fonda). D’autres sont inclassables, comme El Topo de Jodorowsky et Zachariah de George Englund, avec Don Johnson. »

Quentin Tarantino célèbre enfin ceux qui créent un genre : Dario Argento et L’oiseau au plumage de cristal, son premier film, qui lance le giallo. Ou Wang Yu qui, avec The Chinese Boxer, signe à Hong Kong le premier film officiel de kung fu.

Tout au long de sa brillante prestation, Quentin est applaudi. Il est plus que passionné et cela se voit. Il se comporte aussi comme un acteur qui s’amuse à cabotiner pour attirer les rires. Parlant de Patton et de sa double lecture possible, il mime et prend la voix ronchon d’un vieux réac qui applaudit aux exploits du militaire (« Il en faudrait des comme lui au Vietnam ! »). Puis radoucit ses exclamations pour imiter le spectateur de gauche : « Fuck that fucking guy, fucking asshole ». Il aurait pu parler des heures encore mais il est temps de passer à la projection de M*A*S*H* pour illustrer ses propos. Alors, il salue la présence dans la salle de Jerry Schatzberg et lance ce film qu’il a vu cinq fois au cinéma en 1970, un film censé se dérouler en Corée et qui parle « du vrai Vietnam » avec « ces individus exposés à l’horreur de la guerre et qui résistent en s’éclatant, en s’envoyant en l’air et en se bourrant la gueule ».

Jean-Charles Lemeunier



Catherine Deneuve, Prix Lumière 2016 : Belle de jour, du soir et de la nuit

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On aurait pu se croire à une soirée des Césars à la vision des invités qui, après une petite séance photo devant l’affiche officielle, regagnent leurs places sous les applaudissements. Park Chan-Wook (clap clap). Marisa Paredes (clap clap clap). Laurent Gerra (clap clap clap clap). Et ainsi de suite. Jean-Paul Rappeneau, Julie Depardieu, Costa-Gavras, Jean-Paul Rouve, Hippolyte Girardot, Vincent Lindon, Bertrand Tavernier, Benoît Magimel, Sandrine Kiberlain, Chiara Mastroianni, Melvil Poupaud, Lambert Wilson, Michel Hazanavicius, Régis Wargnier, d’autres encore qui, à chaque arrivée, déclenchent le tonnerre. Que dire alors lorsque sont annoncés Roman Polanski, Quentin Tarantino puis, enfin, Catherine Deneuve ? Les lignes de cet article se rempliraient de clap et, pour la dernière, reine de la soirée, la salle entière se lève. 

 

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Les Césars ? Non, vous n’y êtes pas, l’action décrite ne se déroule pas au Châtelet mais à la salle 3000 de Lyon, où le 8e Prix Lumière va être décerné à Catherine Deneuve. Tous les partenaires et tous les cinéastes qui ont dirigé l’actrice n’ont pu être présents — signalons tout de même dans la salle la présence d’Emmanuelle Bercot, Gaël Morel, Gustave Kervern, Thierry Klifa, Martin Provost, Christophe Honoré… Certains sont retenus sur des tournages, tel André Téchiné. D’autres sont au théâtre — et Daniel Auteuil a tenu à envoyer une petite vidéo d’hommage réalisée à l’aide de son téléphone portable. Directeur de l’Institut Lumière qui organise cette grande manifestation, Thierry Frémaux cite une interview d’Arnaud Desplechin, lui aussi en tournage, parue dans Les Inrocks. Mettant en exergue la phrase de Bob Dylan « Never Explain, Never Complain » — ce qui fera ajouter à Frémaux que l’actrice va recevoir le prix Nobel du cinéma —, Desplechin explique que chacun des films de l’actrice « est un petit bloc, une pierre qu’il nous faut accepter pour construire encore et toujours les fondations d’un cinéma moderne ».

 

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Sur l’écran géant derrière la scène, la caméra traque le visage de l’actrice, assise à côté de Roman Polanski. Elle hausse de temps en temps les sourcils ou les épaules, comme si elle ne méritait vraiment pas tous ces éloges. D’autant plus que chacun à tour de rôle, Vincent Lindon, Quentin Tarantino, Lambert Wilson qui interprète avec Nathalie Dessay une chanson des Demoiselles de Rochefort, Bertrand Tavernier et, enfin, Roman Polanski vont en rajouter.

 

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Lindon célèbre l’actrice qu’il admire et dont il a été le partenaire par un joli texte où il parle tout autant du goût de Catherine Deneuve pour les cigarettes que son professionnalisme. Bertrand Tavernier, lorsque ce sera son tour d’intervenir, commence ainsi : « Vincent, si je meurs, je veux que tu fasses mon éloge ! » Il poursuit : « Catherine, à elle seule, c’est le cinéma français » tandis que Tarantino se souvient d’elle, « Catherine Deniouve », comme la co-présidente du jury cannois qui, avec Clint Eastwood, lui avait remis la Palme d’or en 1994 pour Pulp Fiction. Thierry Frémaux rappelle la phrase de Gérard Depardieu à propos de l’actrice : « Elle est l’homme que j’aurais aimé être ! »

 

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Roman Polanski lui remet enfin le Prix Lumière, lui rappelant le tournage de Répulsion : « On était jeunes, on était beaux, on était surtout heureux…  Je ne pensais pas qu’on tiendrait si longtemps. »  Au micro, comme pour un aparté théâtral, Thierry Frémaux remarque qu’il ne faut pas trop faire durer la cérémonie, sous-entendu que cela est embarrassant pour la pudeur de Catherine Deneuve. Prenant sans doute conscience que ça n’arrive pas qu’aux autres, celle-ci prend la parole pour décrire la soirée comme « une situation assez exceptionnelle que je ne revivrai jamais ». Puis, tenant son prix, elle confie : « Parmi les films que j’ai voulu montrer, il y a Profils paysans de Raymond Depardon. Je  dédie ce prix à tous les agriculteurs français. »

 

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Nul besoin de lui en demander plus. Qu’aurait-elle pu ajouter ? Rien. Il suffit de se plonger dans la longue liste de chefs-d’œuvre dans lesquels elle rayonne pour comprendre que l’émotion palpable sur la scène était partagée par l’ensemble du public.

Jean-Charles Lemeunier


« Voyage à travers le cinéma français » de Bertrand Tavernier : Une grande vadrouille

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C’est à chaque fois pareil. On s’embarque pour un voyage avec déjà des idées en tête et pas plus tôt son ticket de transport à la main, on se berce de rêveries, d’images de bords de mer ensoleillés, de vahinés et de colliers de fleurs, d’épices exotiques et de tombeaux de rois imposants. Chacun se fait son voyage dès le premier pied posé sur le quai de départ, tout en sachant pertinemment que ledit voyage ne ressemblera pas forcément à ce que l’on s’est imaginé. Sans pour autant décevoir.

Les films, air connu entonné par Truffaut, sont des trains qui roulent dans la nuit et le voyage qu’ils nous proposent nous emmène toujours plus loin que ce à quoi on s’attendait. Quand Bertrand Tavernier, après les deux « Journeys » à travers les cinématographies américaine et italienne de son ami Scorsese, s’attelle à son propre périple personnel, une petite voix nous souffle dans l’oreille, notre Jiminy Cricket infaillible, que ce voyage-là va nous embarquer au-delà des frontières connues, nous jeter en travers des yeux des images inédites, inconnues, rarissimes, signées de noms dont on a à peine entendu parler.

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C’est le problème de la cinéphilie. Dès que l’on s’estime un peu pointu dans le domaine, on rêve sans cesse d’une terra incognita vers laquelle quelqu’un nous entraînerait pour notre plus grand plaisir. Autant dire que Voyage à travers le cinéma français, trois heures emballantes d’images formidables, de raisonnements avertis, de coups de cœur communicatifs, étonne et déçoit presque au premier abord. Les plus dégourdis de nos cinéphiles spectateurs, les plus engourdis par un besoin savant de découvertes à tout prix, chercheront à débusquer quoi qu’il en soit l’ombre d’un Jean Faurez ou d’un Jean Devaivre, le souvenir d’un Jeff Musso, la citation au moins de Pierre Chenal ou de Raymond Bernard et auront, à la fin de ce métrage intelligent et forcément sélectif, les cheveux dressés sur la tête à compter sur leurs doigts de mains, de pieds et sur ceux de leurs voisines, les absents. Ceux qui ont toujours tort. Et dans ce Voyage et vu l’ampleur du domaine étudié, ils sont évidemment nombreux. Tavernier ne mentionne donc pas plus Autant-Lara qu’à peine Duvivier, oblitère Ophüls, Guitry, Pagnol et quelques autres. De même ne se jette-t-il pas, pour ceux qui le connaissent et ont assisté à des rencontres pointues à l’Institut Lumière de Lyon, dans la gaudriole. Un mot pour décaper Fernandel et Christian-Jaque. Rien sur les nanars de Pière Colombier ou Maurice Cammage ou Willy Rozier. Même Alerte en Méditerranée de Léo Joannon, pourtant cité dans Coup de torchon, ne montre pas sa bobine. Et rien non plus malheureusement sur Jean-Pierre Mocky, grand pourfendeur devant un Éternel qu’il nargue.

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Bertrand Tavernier, dont le Voyage à travers le cinéma français a été présenté en avant-première pendant le festival Lumière de Lyon et qui est sorti ce 12 octobre dans toutes les bonnes salles, a choisi de rester classique. Parce que ce voyage est le sien et qu’il explique que le premier film dont il se rappelle est — et il ajoute qu’il aurait pu plus mal tomber — Dernier atout (1942) de Jacques Becker. Il se lance alors à juste titre dans l’éloge du cinéaste, montre plusieurs extraits de ses films et réussit son coup puisqu’à chaque fin de séquence, et il en sera de même tout au long du Voyage, il nous communique une furieuse envie de revoir ces images. Naturellement, de Becker il passe à Renoir et l’on ne peut qu’avouer que la scène où les prisonniers français et anglais de La grande illusion entonnent la Marseillaise parce que les troupes alliées ont gagné une bataille donne toujours autant de frissons.

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Pierre Fresnay et Jean Gabin dans « La grande illusion » de Jean Renoir

Pour savants qu’ils soient, les commentaires de Tavernier sont aussi bourrés d’anecdotes. Ainsi Jean Gabin, qui arrive logiquement dans la pensée après Renoir et qui conduit tout naturellement à Marcel Carné, dont le cinéaste cite quelques traits. Comme « lapin des Flandres », vocable dont il affublait le général de Gaulle. Derrière les bons mots, Tavernier mentionne les scénaristes (Prévert, Jeanson), les décorateurs (Trauner) et donne une grande importance aux musiciens, à commencer par l’immense Maurice Jaubert — un CD des musiques des films présentés est d’ailleurs mis en vente en parallèle, sur lequel on trouve également le score de Bruno Coulais qui accompagne le voyage. De Jaubert à Truffaut, il n’y a qu’un pas franchi allègrement, un pas qui glisse vers la Nouvelle Vague et Jean-Pierre Melville, avec qui Tavernier a travaillé et dont il se souvient avec émotion.

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Pour qui sait que les goûts cinématographiques de l’époque étaient tranchés, partagés entre les tenants des Cahiers du cinéma et ceux de Positif, avec une place à part réservée aux partisans de Présence du cinéma, on pourra dire que, dans ce film, Bertrand Tavernier se rapproche des prises de position prises par les Cahiers. Pour finir, l’auteur lance un coup de chapeau très personnel à Jean Sacha (qu’il a bien connu) et à sa vedette Eddie Constantine — récupéré ensuite par Godard puis Fassbinder et toute l’avant-garde allemande puis, enfin, par Lars von Trier, on connaît des trajectoires beaucoup plus casse-gueule.

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Lors d’une des présentations de son film au cours du festival Lumière, Tavernier a précisé qu’il voulait avant tout « exciter la curiosité qui constitue un bouclier face à un déferlement d’ignorance chaque mois de plus en plus inquiétant ». Avant de conclure : « Les films, au même titre que les œuvres d’art, peuvent être des armes de construction massive. »

En sortant de la salle, la tête pleine de toutes ces images des années trente à soixante, nous vient en tête un petit air chantonné naguère par Jean Périer — merci wikipédia. Jean Périer, basculé aujourd’hui dans les culs-de-basse-fosse de la mémoire, acteur chez Guitry, Ophüls, Siodmak, Christian-Jaque ET Max de Vaucorbeil — ne les oublions pas, les nanardeux — et qui chantait : « Nous avons fait un beau voyage, nous arrêtant à tous les pas, buvant du cidre à chaque village, cueillant dans les clos des lilas. »

Jean-Charles Lemeunier

« Voyage à travers le cinéma français » de Bertrand Tavernier, première coproduction Gaumont-Pathé, sorti le 12 octobre 2016.


« Agent secret X-9 » de Ray Taylor et Lewis D. Collins : Des idées dans la suite

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Comment va-t-il s’en sortir ? C’est la question que se posaient toutes les semaines les spectateurs du serial Secret Agent X-9 (1945, Agent secret X-9), que Bach Films a la bonne idée de ressortir en DVD. Oui, comment va-t-il s’en sortir, le héros, lui qu’on laisse à la fin de chaque épisode dans un lac en feu, dans un camion qui dégringole d’une falaise, blessé au volant d’un véhicule, sous la mitraille d’un chasseur zéro ou dans une pièce dont le sol glisse, menaçant de le faire choir sur une série de pieux acérés ? Un frisson devait parcourir les échines à chaque fois, d’autant plus que le public avait à attendre sept interminables jours avant d’avoir la réponse à ses interrogations. 

 

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Lloyd Bridges en fâcheuse posture

 

Les serials, ces films à épisode qui furent en vogue aux USA de la fin du muet aux années cinquante — sans oublier quand même que la mode fut lancée dès 1913 par le Français Louis Feuillade avec Fantômas —, étaient en quelque sorte les ancêtres de nos séries modernes. Quand ils n’étaient pas nés de la plume d’un scénariste à l’imagination fertile, ils s’inspiraient des romans populaires (Tarzan, Zorro, Fu Manchu) ou des héros des bandes dessinées : Flash Gordon, Buck Rogers, lui-même apparu pour la première fois dans une nouvelle, Tim Tyler, Terry et les pirates, Batman, Dick Tracy, etc.

C’est à cette veine qu’appartient X-9, un agent secret né de l’imagination de l’écrivain Dashiell Hammett (Le faucon maltais) et du dessinateur Alex Raymond en 1934. Une première adaptation en serial en est faite en 1937 par Ford Beebe et Clifford Smith. Celle dont nous disposons aujourd’hui date de 1945, réalisée par Ray Taylor et Lewis D. Collins. Bien que produit par Universal, ce serial de 13 épisodes paraît plus fauché que ceux tournés au sein des studios Republic, pourtant l’un des fleurons du Poverty Row (littéralement, la ruelle de la pauvreté). La mise en scène y est beaucoup moins inventive, les rebondissements moins incroyables. L’ensemble des épisodes a néanmoins ce charme indéniable qui fait qu’à l’issue d’un chapitre, le spectateur n’ a qu’une envie : voir la suite. 

 

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Lloyd Bridges et Robert Stack dans « Y a-t-il un pilote dans l’avion ? » Non, vraiment pas la semaine pour s’arrêter de sniffer de la colle !

 

Le rôle de l’agent X-9 échoit à Lloyd Bridges. Pour sympathique qu’il soit, le père de Beau et Jeff Bridges n’est pas forcément charismatique, d’autant plus que le public moderne ne peut s’empêcher de l’assimiler au personnage comique qu’il tient dans Airplane (1980, Y a-t-il un pilote dans l’avion ?) et qu’à chaque chute de ses dialogues, on s’attend à l’entendre affirmer que ce n’est pas la semaine pour s’arrêter de cloper ou de sniffer de la colle.

 

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Contemporaine de son propos (le film date de 1945 et raconte des événements survenus en 1943), l’histoire se déroule sur Shadow Island, une petite île au large de la Chine devenue le refuge d’espions en tous genres et de réfugiés. Une sorte de Casablanca du pauvre sauf que le propriétaire de l’île, Lucky Kamber (Cy Kendall), n’a pas le charisme de Bogart. Plus intéressant est le personnage de Solo (Samuel S. Hinds), un type constamment accoudé au comptoir du bar où se déroulent la plupart des scènes du film, qui ne compte pas énormément de décors. Sans jamais se retourner, sans pratiquement jamais lever la tête, Solo sait tout ce qui se passe dans son dos. Les protagonistes de l’histoire, et c’est souvent de là que provient le charme de ces aventures découpées, sont ici hauts en couleurs. On pourrait également citer ce couple de Français tenanciers d’un hôtel, Papa (Ferdinand Munier) et Mama Pierre (Ann Codee), lui étant un fainéant qui passe son temps assoupi sur une chaise ou à écouter les conversations des autres. Enfin, on ne peut pas passer à côté de Nabura (Victoria Horne), superbe méchante, vénéneuse à souhait, digne moyenne entre Fu Manchu et la Mother Gin Sling incarnée par Ona Munson dans The Shanghai Gesture (1941) de von Sternberg.

 

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Outre cette collection de personnages atypiques, Agent secret X-9 comprend d’autres surprises, comme cette absence de manichéisme. Dès le départ, nazis et Japonais sont désignés comme les méchants mais le scénario ne met pas tous les Asiatiques dans le même sac, ce que Hollywood ne se gênait pas de faire d’ordinaire. Et, du même coup, tous les Blancs ne sont pas non plus dans le bon camp. Ici, dans le rôle de l’agent chinois Ah Fong, Keye Luke tient l’un des deux rôles principaux et ne ménage pas sa peine, au même titre que Lloyd Bridges. Il en est même plus sympathique que le héros, plus prompt en tout cas à vouloir voler au secours de l’héroïne (Jan Wiley). Autre bonne surprise : le montage est intelligent, qui ne reprend pas systématiquement la dernière séquence de l’épisode précédent, comme c’était souvent le cas dans les serials, mais en intègre seulement quelques plans au nouveau métrage. 

Parmi les nombreuses séquences d’action de X-9, certaines feront encore effet des années plus tard. Comment penser que Spielberg et ses scénaristes des Aventuriers de l’arche perdue, Phil Kaufman, Lawrence Kasdan et George Lucas, ne se sont pas souvenus de ce moment où X-9, accroché de l’extérieur à la portière d’une voiture pilotée par son ami Ah Fong, saute sur le camion d’un nazi et en reprend le contrôle ? Non, Indy n’a visiblement rien inventé mais on le savait déjà ! Et on ne l’apprécie pas moins pour autant !

 

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Restons sur le scénario, écrit par Joseph O’Donnell, Harold C. Wire et Patricia Harper. À la manière d’un excellent Hitchcock, il utilise un MacGuffin, un prétexte scénaristique qui tient le spectateur en haleine et qui n’est… qu’un prétexte. Il s’agit ici de la formule secrète d’un nouveau carburant, le 7-22, dont on ne nous dira, au fil des épisodes, que toujours la même chose, sans jamais apporter de précisions supplémentaires. Autre ingrédient indiscutable des scripts de serials : les gentils ont la fâcheuse tendance à être naïfs et à se jeter dans la gueule du loup. Ce qui est d’ailleurs bien pratique quand on veut les laisser assez rapidement dans une situation qui semble inextricable. 

 

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Enfin, est-ce simplement le fruit d’une imagination débordante ? Créée on l’a vu par le dessinateur Alex Raymond, la bédé fut ensuite reprise par d’autres artistes. En 1945, à l’époque où sort le serial, le dessin et les histoires sont signés par Mel Graff, souvent avec l’aide de Lew Schwartz. Dans le film, il est question d’un savant américain nommé Albert Raymond, à l’origine du fameux 7-22. Comme les Japonais veulent récupérer la formule, ils forment des gangsters à imiter Raymond afin de prendre sa place. Graff cherchait-il à imiter l’autre Raymond, le dessinateur ? On est en droit de prendre comme un clin d’œil cette partie du scénario. Et à applaudir.

Jean-Charles Lemeunier

Agent secret X-9

Année :1945

Titre original : Secret Agent X-9

Origine : États-Unis

Réal. : Ray Taylor, Lewis D. Collins

Scénario : Joseph O’Donnell, Harold C. Wire, Patricia Harper d’après la bande dessinée de Dashiell Hammett et Alex Raymond

Photo : Maury Gertsman, Ernie Miller

Montage : Irving Birnbaum

Musique : Milton Rosen, Paul Sawtell

Prod. : Morgan B. Cox (Universal)

Avec Lloyd Bridges, Keye Luke, Jan Wiley, Victoria Horne, Samuel S. Hinds, Cy Kendall, George Lynn, Benson Fong, Ferdinand Munier, Ann Codee, Arno Frey

Sortie en DVD chez Bach Films

La première version de Secret Agent X-9 (1937) de Ford Beebe et Clifford Smith, avec Scott Kolk

 

« Batwoman » de René Cardona : Une chauve-souris en bikini

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Imaginez Batman en bikini ! Bien sûr, pour cela, il faudrait  qu’il ait ce qu’il faut où il faut ! Mais vous l’avez bien en tête, Batman ? Son masque à oreilles de chauve-souris est bien là, la cape aussi mais, au lieu du vêtement noir, il s’agit d’un joli petit bikini d’où s’échappe le corps sculptural du personnage, dont le fameux masque ne parvient à cacher le joli minois. Vous l’aurez compris, Batman est devenu une Batwoman dans la version mexicaine que René Cardona réalise de la célèbre saga, sous le titre La mujer murciélago.

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À la suite de plusieurs salves de films fantastiques mexicains de série B mettant en scène Santo, la Momie aztèque ou la Llorona, Bach Films sort deux nouveaux titres en DVD :  cette Batwoman (1968) du papa Cardona — un artiste à la filmographie féconde, qu’il ne faut pas confondre avec son fils, René Jr, ni son petit-fils, René III, tous réalisateurs de films du même goût — et Le monstre ressuscité (1953) de Chano Urueta, dont nous reparlerons bientôt.

Cette Batwoman version mexicaine est donc une femme riche qui excelle à tous les sports et en particulier la lutte, une discipline qui attirait le public mexicain au point d’en faire un genre à part entière de la cinématographie nationale. Qu’un crime soit commis et voici donc notre Batwoman qui se pointe en bikini. Ce qui, avouons-le, est beaucoup plus raccord avec les plages d’Acapulco où se situe l’action qu’avec les buildings de Gotham City. Comme le signale dans le bonus Alain Schlockoff, créateur de L’Écran fantastique, Batwoman découle du succès planétaire de la série télévisée américaine Batman, deux ans plus tôt, et des films de Leslie H. Martinson qui l’ont suivie.

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De quoi s’agit-il ici ? Dans l’histoire écrite par Alfredo Salazar, scénariste attitré des grands succès fantastiques tournés dans les studios de Churubusco, plusieurs lutteurs ont été retrouvés morts dans l’océan. La police se penche sur la question, mettant un de ses as sur le coup (Hector Godoy), secondé par Batwoman (Maura Monti, en bikini). Le limier en costard et la limière, donc, en maillot de bain se rendent vite compte que le méchant n’est autre qu’un savant fou (Roberto Cañedo) qui, parmi toutes les idées abracadabrantes sorties en un siècle de films fantastiques d’un cerveau malade, en a trouvé ici une plutôt alambiquée : mélanger à un poisson rouge la glande pinéale prélevée sur les catcheurs assassinés — on ne sait pas bien à quoi ça sert mais le nom sonne nickel, ça fait scientifique —. Puis mijoter ledit poisson à gros bouillons, le faire grossir à taille humaine et créer un homme-poisson dont on ne sait pas bien qu’est-ce qu’il a de mieux qu’un homme-singe ou qu’une tarentule géante, plutôt courante dans le coin, pour dominer le monde. Car, ah oui, j’ai oublié de le mentionner, un savant fou a toujours des idées folles pour dominer le monde.

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Depuis L’étrange créature du lac noir (1954) de Jack Arnold jusqu’au Continent des hommes-poissons (1979) de Sergio Martino, c’est incroyable : l’espèce aquatique trafiquée (ou inconnue) a toujours la même dégaine, celle d’un cascadeur revêtu d’une combinaison en écailles de caoutchouc et qui tend les bras en ouvrant la bouche quand il sort de l’eau, comme n’importe quel poisson soudain privé des deux atomes d’hydrogène et de l’atome d’oxygène dont il a besoin pour évoluer. Et tout aussi soudainement pourvu de bras à la place des nageoires, bien entendu !

C'est l'amour à la plage entre Maura Monti, Armando Silvestre et Hector Godoy

C’est l’amour à la plage entre Maura Monti, Armando Silvestre et Hector Godoy

Doté d’un charme certain et d’une musique jazzy étonnante, signée Leo Acosta, le film alterne donc quelques séquences de bords de mer — n’oublions pas que la mode était aussi aux films de plages, lancés par Elvis Presley et repris ensuite par Frankie Avalon et Annette Funicello — et des poursuites automobiles languissantes. Mais cela, les spectateurs de Santo contre l’esprit du mal — dont nous avons déjà rendu compte dans ces mêmes colonnes — l’avaient déjà compris : l’action n’est pas toujours le fort des Mexicains, comme le laissait entendre en son temps une chanson de Marcel Amont. Et aussi, mais cela on s’en doutait, on trouve dans Batwoman quelques séquences de lutte sur un ring ou dans une salle d’entraînement. D’autres fois encore, la jolie justicière s’aventure seule sur le bateau des méchants — et donc, oui, en bikini — et leur met une petite raclée histoire de voir qui c’est qui commande.

Si ce n’est sa tenue, Batwoman n’est dotée d’aucun pouvoir extraordinaire, pas même celui de son confrère de se balancer d’un bout à l’autre des immeubles sans s’aplatir. Elle utilise pourtant, au cours du récit, l’ancêtre d’un téléphone portable qui, en 1968, a dû faire fureur. Maura Monti est la grande révélation du film. Italienne de naissance, cette jolie jeune femme a été élevée au Venezuela et s’est retrouvée tout naturellement au Mexique pour entamer une carrière de modèle, puis d’actrice qui l’occupa une vingtaine d’années. Signalons qu’en 1966, elle tourna le rôle principal d’un film d’Arturo Martinez intitulé La muerte en bikini. Une prédestination !

Jean-Charles Lemeunier

Batwoman
Titre original : La mujer murciélago
Année : 1968
Origine : Mexique
Réal. : René Cardona
Scénario : Alfredo Salazar
Photo : Agustin Jimenez
Musique : Leo Acosta
Montage : Jorge Busto
Avec Maura Monti, Roberto Cañedo, Hector Godoy, David Silva, Crox Alvarado, Armando Silvestre…

Sorti en DVD chez Bach Films le 15 septembre 2016.


Trois films de Richard Fleischer chez Carlotta : Un monde imparfait

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On s’en aperçoit de plus en plus : Richard Fleischer est un cinéaste qui compte, oublié dans le flot des auteurs hollywoodiens. La sortie de trois de ses films chez Carlotta devient une évidence pour de futurs achats de Noël. Ils seront disponibles en éditions simples Blu-ray et DVD et en coffret.

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Tournés en Angleterre pour les deux premiers et aux États-Unis pour le dernier, 10 Rillington Place (1971, L’étrangleur de Rillington Place), Blind Terror/See No Evil (1972, Terreur aveugle) et The New Centurions (1972, Les flics ne dorment pas la nuit) présentent tous une tonalité désenchantée identique. Le monde n’est pas brillant, peuplé d’individus pitoyables, et ceux qui essaient d’y remettre un peu d’ordre perdent tout à la fois leurs illusions et leurs plumes par la même occasion. C’est le cas des flics de The New Centurions qui, à l’image de leurs homologues romains, s’efforcent de faire respecter l’ordre. Ces policiers qui ne dorment pas la nuit ressemblent au duo typique du cinéma policier américain : un vieux revenu de tout qui forme une jeune recrue bleue-bite. Mais le ton n’est pas le même que dans le commun des polars.

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George C. Scott, ici vieux flic, a incarné l’année précédente pour Fleischer le gangster finissant  de The Last Run (Les complices de la dernière chance), parti pour un ultime baroud d’honneur en Espagne mais ne croyant plus en grand chose. Dans Les flics, son personnage de policier prêt à prendre sa retraite connaît la dureté de son métier mais y croit encore. La force de Fleischer est d’éviter les clichés dont s’engorgent souvent ce genre de récits. Non, le pré-retraité ne va pas périr la veille de son dernier jour de boulot. Ce qui l’attend est beaucoup plus triste. Non, les représentants des forces de l’ordre ne sont pas d’infâmes corrompus, prêts à tous pour augmenter leur maigre solde, mais des agents consciencieux qui tombent régulièrement sous les coups. Et non, ceux qui les donnent, ces coups, ne sont pas d’horribles truands pas plus que des Al Capone sadiques, mais de pauvres types au bout du rouleau, alcooliques, clochardisés, mis de côté par la société. On pense au titre du beau film de Clint Eastwood, Un monde parfait, ironique et tendre. Ce monde que dépeint Fleischer dans Les flics ne dorment pas la nuit mais aussi dans L’étrangleur de Rillington Place est complètement imparfait parce que les hommes, sans doute, le sont.

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Rillington Place n’est pas Boston et pourtant, à trois ans d’intervalle, Richard Fleischer s’intéresse au personnage d’un étrangleur. Les deux films sont très différents par la forme mais tout aussi passionnants l’un que l’autre. Autant L’étrangleur de Boston est un film américain de son temps, avec utilisation du split screen, autant L’étrangleur de Rillington Place ressemble à un film britannique. La caméra de Fleischer s’attache aux bas quartiers, aux petites gens, à ceux qui ne brillent pas forcément par leur intelligence, comme les personnages incarnés par Judy Geeson et John Hurt, auxquels s’oppose le retors criminel, lui parfaitement intelligent et manipulateur. C’est Richard Attenborough qui endosse cette personnalité perturbée, tout à la fois bonhomme et inquiétante. Le film n’est pas un simple thriller mais une attaque en règle contre la peine de mort et la justice anglaise, prompte à trouver un coupable et à juger sur les apparences sociales.

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Tourné dans la campagne anglaise, Terreur aveugle utilise un postulat finalement convenu bien que fonctionnant toujours à merveille : une victime aveugle face à un criminel. En 1956, Van Johnson avait eu déjà fort à faire dans le noir avec 23 Paces to Baker Street (À 23 pas du mystère) de Henry Hathaway mais la référence, l’exemple le plus connu reste bien sûr celui d’Audrey Hepburn, malheureuse non-voyante qui doit subir les assauts d’un criminel dans son appartement dans Wait Until Dark (1967, Seule dans la nuit).

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Avec Terreur aveugle, Fleischer inverse les données posées cinq ans avant par Terence Young. Incarnée par Mia Farrow, son héroïne est toujours plongée dans l’obscurité et en proie à un dangereux intrus, mais le cinéaste américain, au contraire de son confrère british, choisit de s’éloigner du huis clos et de la nuit. Son thriller se déroule en plein jour et se permet une formidable échappée dans la verdure de la campagne anglaise, à laquelle s’ajoute une non moins formidable partie de plaisir dans une tourbière. Complètement perdue, la pauvre Mia s’enfonce dans la glaise, roule dedans et cherche du secours au hasard.

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Dire que Richard Fleischer maîtrise parfaitement ces trois films, tant au niveau de la mise en scène, à chaque fois absolument magnifique, que dans la direction d’acteurs est un euphémisme. Restons sur Terreur aveugle. Le spectateur a un avantage évident sur l’héroïne : il voit ce qui se passe. Or, grâce à une mise en scène rusée, Fleischer limite notre vue et ne nous laisse apercevoir le danger qui guette la pauvre Mia Farrow que subrepticement, comme par accident. La caméra choisit des angles de prises de vue qui nous épargnent, jusqu’au moment où le personnage qui cache un détail sordide bouge. Alors nous voyons l’horreur, le détail d’un cadavre, une flaque de sang, des morceaux de verre sur le sol, que les pieds nus de Mia frôlent jusqu’au moment où ils vont carrément se poser dessus. De même qu’on ne verra du tueur que ses santiagues, qu’il essuie sans cesse en les frottant sur son jean.

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Fleischer ne nous ménage pas et crée du suspense au moindre pas, au moindre geste, et sitôt un danger écarté, il nous laisse en entrevoir un autre. Une telle justesse, une telle âpreté, une telle intelligence méritent d’être signalées. Nicolas Saada, qui assure les préfaces de chacun des films, remarque que « la mise en scène fait tout chez Richard Fleischer », sentiment partagé par Fabrice Du Welz et Christophe Gans dans les bonus. On ne peut qu’être d’accord.

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Il en va de même avec L’Etrangleur de Rillington Place. L’action se situe principalement sur trois étages d’un immeuble : l’appartement du tueur, celui des victimes et, au milieu, un lieu inoccupé. Fleischer joue avec les espaces et nous assimile, nous spectateurs, au tueur. Nous connaissons ses pulsions et plaignons la naïveté de ses victimes. Nous savons qu’il va agir et méprisons presque le manque de méfiance des autres. Ainsi, le cinéaste nous place dans une position inconfortable, finalement la même que celle de la société qui juge et condamne les innocents et ne fait que vaguement réprimander les coupables.

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Dans Les flics ne dorment pas la nuit, le monde est devenu fou et nous accompagnons au quotidien les rares personnes qui s’en préoccupent. La misère sociale envahit tout et, détail formidable de la part d’un cinéaste américain qui a fait ses classes du temps de l’Âge d’or et n’appartient donc pas au Nouvel Hollywood, c’est qu’il ne confond pas ses Centurions avec des héros des temps modernes. Ils sont eux-mêmes fragiles, en proie au manque d’ambition, tel Stacy Keach, ou au manque d’intérêt pour quoi que ce soit hormis le travail (George C. Scott). De même, Fleischer ne cherche-t-il pas à dissimuler leurs défauts physiques. Il filme ainsi le bec-de-lièvre de Stacy Keach, que l’acteur dissimule habituellement sous une moustache. Être flic de terrain, c’est un peu comme ses soldats au front décrits par Erich Maria Remarque dans À l’ouest rien de nouveau. Les tranchées sont une horreur mais partir en permission à l’arrière est terrible, avec un sentiment d’ennui et de manque qui nous terrasse, sans doute moins sûrement qu’une balle ennemie, mais tout de même. Keach, qui dans le film risque sa vie tous les jours, fait une tentative et se fait muter aux mœurs. Mais chasser les homosexuels et se faire balancer dans un lac par eux ne présente aucun intérêt. Autant retourner risquer sa peau ! De la même façon qu’il abandonne ses études de droit. Les prétoires ont moins d’attrait que les pétoires !

Il pourrait en aller de même du cinéma de Richard Fleischer. Il a filmé un temps joyeux (Happy Time, en 1952, Sacré printemps en français, bluette avec Louis Jourdan et Charles Boyer) mais préfère se frotter aux génie du mal et poser sa caméra face aux étrangleurs et à la misère sociale de notre monde. C’est beaucoup plus risqué qu’un sacré printemps mais au moins on s’y ennuie beaucoup moins.

Jean-Charles Lemeunier

Trois films de Richard Fleischer en éditions simples Blu-ray et DVD et en coffret, édités par Carlotta le 9 novembre 2016.


Guerre et barbarie chez Artus Films : Les nues et les mortes

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Il en est de certains genres ou sous-genres cinématographiques comme d’une bourrasque d’un vent violent : il faut s’accrocher ! C’est ce que nous fait comprendre Artus Films avec trois films sortis en DVD et réunis dans une collection intitulée Guerre et barbarie : Horreurs nazies, Dernière orgie du IIIe Reich et Holocauste nazi. Effectivement, pour les voir, il faut s’accrocher !

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Ces trois films font donc partie de ce que l’on a appelé la nazisploitation. Un genre qui, réunissant uniformes nazis et filles à poil dans ce qui pourrait être une version féminine du fameux roman de Norman Mailer, Les nus et les morts, avec son lot de sadisme et de tueries gratuites, s’appuie sur trois œuvres majeures d’auteurs : Portier de nuit (1974) de Liliana Cavani, qui montre les rapports ambigus pouvant s’installer entre la victime et son bourreau ; Salo (1975) de Pier Paolo Pasolini, qui adapte et transpose un récit de Sade en détaillant les atrocités commises par les fascistes de la République de Salo ; enfin Salon Kitty (1976) de Tinto Brass, lui-même inspiré par Les damnés (1969) de Visconti et réutilisant les mêmes acteurs, Helmut Berger et Ingrid Thulin, qui illustre le quotidien d’un bordel fréquenté par les nazis et des personnalités internationales et qui transforme les prostituées en espionnes.

Le cinéaste Sergio Garrone

Le cinéaste Sergio Garrone

Dans la très intéressante interview du réalisateur Sergio Garrone que l’on trouve en bonus avec Lager SSadis Kastrat Kommandatur (1976, Horreurs nazies), ce dernier déclare : « L’Italie est un pays de copieurs. » Il explique que, lorsqu’un film marchait et attirait du public, les exploitants de cinéma demandaient aux producteurs d’en refaire un à l’identique. Les producteurs se tournaient alors vers les créateurs et leur transmettaient cette consigne. Et les auteurs étaient bien obligés de s’exécuter s’ils voulaient continuer à travailler. Voilà donc Sergio Garrone qui s’attelle à ces Horreurs nazies, qu’il tourne simultanément avec SS Lager 5, l’inferno delle donne (Roses rouges pour le Führer), sorti en 1977. L’action des deux films est identique : les expérimentations nazies sur les prisonnières d’un camp de concentration. Les acteurs principaux aussi sont identiques : Paola Corazzi en détenue, Attilio Dottesio en chirurgien juif obligé de pratiquer sa science sur les pauvres filles, Serafino Profumo en lieutenant sadique, Giorgio Cerioni en chef de camp… Dans ces Horreurs nazies disponibles en DVD, les expériences chirurgicales consistent à tester des greffes d’ovaires. Mais il est également question, comme l’indique le titre original du film, de castration. De toutes ces séquences sadiques à souhait, on retiendra une belle idée de Garrone : les corps des victimes qui, jetées mortes dans un four crématoire, se tortillent sous l’action des flammes.

Garrone explique encore qu’il a cherché à donner à son film « une âme, une histoire ». Il crée donc une relation amoureuse entre une prisonnière (Paola Corazzi) et un militaire allemand (Mircha Carven). Pour la petite histoire, il raconte comment ont été tournées les séquences d’opération au cours desquelles le chirurgien sort des viscères d’un corps. Garrone a acheté chez un boucher un cochon, dont la peau dit-il est semblable à celle des humains. Les gros plans ont fait le reste.

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Un détail prête à sourire dans ces films de nazisploitation, c’est que les acteurs sont pratiquement tous italiens et qu’ils apparaissent en nazis du sud-est européen, quelque part entre Rome et Milan. Avec La bestia in calore (Holocauste nazi), tourné en 1977 par Luigi Batzella sous le nom d’Ivan Kathansky, le scénario touche au grotesque : une super sadique doctoresse nazie (la jolie Macha Magall qui, en pinçant son nez, prend un air vraiment TRES méchant) a trafiqué des hormones pour créer un monstre, une bête qui, comme l’indique le titre original, sera constamment en chaleur. La bonne idée de Batzella, qui ne recule devant rien, est d’avoir confié le rôle à Salvatore Baccaro, crédité ici Sal Boris, un « acteur » dont le physique particulier l’a cantonné aux rôles simiesques ou de néanderthaliens. Ici, enfermé nu dans une cage, le corps couvert de poils, on lui livre en pâture de pauvres filles hurlantes sur lesquelles il se jette en roulant des yeux et en poussant des grognements. Ce n’est pas l’Actor’s Studio mais…

Salvatore Baccaro, la Bête en chaleur du titre original

Salvatore Baccaro, la Bête en chaleur du titre original

 

Macha Magall dans La bestia in calore, qui se prend ici pour Charlotte Rampling dans Portier de nuit

Macha Magall dans La bestia in calore, qui se prend ici pour Charlotte Rampling dans Portier de nuit

Les bisseux, c’est-à-dire les amateurs de cinéma bis, connaissent bien Batzella et lui ont taillé une réputation sur mesure. On sait que le bonhomme, qui utilise souvent le pseudo de Paolo Solvay, fait feu de tout bois et tourne à la va-vite des produits sans énormément d’argent. Ce qui, parfois, donne à ses films un style tout à fait particulier. Dans Holocauste nazi, histoire de résistants italiens qui s’opposent à de méchants SS, dont la fameuse doctoresse, les plans n’ont parfois pas la même lumière, comme si la pellicule provenait d’un autre film alors que le décor est sensiblement le même. Dans le bonus du DVD, Christophe Bier explique que le brave Luigi est allé récupérer les bobines d’un film de guerre qu’il avait tourné sept ans auparavant et les a mélangées à de nouvelles scènes pour concocter un petit porno-nazi vite fait bien fait.

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Enfin, L’ultima orgia del III Reich (1977, La dernière orgie du IIIe Reich/Des filles pour le bourreau) de Cesare Canevari est ce qui ressemble le plus à un film d’auteur. Si le sujet se rapproche de Portier de nuit et remet en scène le couple victime/bourreau, le traitement apporté par Canevari est original. Le métrage s’ouvre sur une longue promenade en voiture sur une route déserte avec, en voix-off, le témoignage d’une victime des nazis au cours d’un procès. On sent que le cinéaste se refuse à tomber dans les clichés, même si les séquences de camp qui suivent nous ramènent à ce que nous avons déjà vu dans les précédents films, comme autant de passages obligés. Lorsque la victime (Daniela Poggi, créditée Daniela Levy et qui deviendra quelques années plus tard ambassadrice de l’Unicef) et son bourreau (Adriano Micantoni qui apparaît au générique sous le nom de Marc Loud) se retrouvent dans le camp déserté depuis la fin de la guerre, perdu sur une île et en ruines, on pense immanquablement à la ville fantôme qui sert de décor à ¡ Matalo !, western de Canevari dont nous avons parlé lors de sa sortie en DVD chez Artus Films. C’est là où tout va pouvoir se jouer, où la vengeance va enfin s’accomplir.

On ne saurait recommander qu’avec précaution ces trois films réunis dans la collection Guerre et barbarie. Ils ne sont bien sûr pas à laisser entre toutes les mains, sont perturbants, complaisants, forcément putassiers, utilisant les corps nus des actrices pour attirer le chaland. Ils permettent surtout, en prenant suffisamment de recul, de faire une incursion dans un genre souvent décrit et décrié dans les revues spécialisées des années soixante-dix. Et de s’en faire une idée par soi-même !

Jean-Charles Lemeunier

Horreurs nazies, Dernière orgie du IIIe Reich et Holocauste nazi, trois films édités par Artus Films le 1er avril 2014 pour le premier et le 4 octobre 2016 pour les deux suivants.


« Le démon des eaux troubles » de Samuel Fuller : Mer Courage

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Voici que sortent simultanément deux films aux titres originaux quasi similaires : Hell and High Water, en français Le démon des eaux troubles, un film de Samuel Fuller de 1954, est accessible en DVD chez ESC Conseils depuis le 2 novembre dernier, dans la collection Hollywood Legends Premium. Présent sur nos grands écrans depuis le 7 septembre, Hell or High Water de David Mackenzie a été baptisé en français Comancheria. C’est au premier que nous allons nous intéresser.

Quand il attaque ce Démon des eaux troubles pour la Twentieth Century Fox, Sam Fuller vient d’achever un film avec la même vedette, Richard Widmark. Pick Up on South Street (1952, Le port de la drogue), formidable polar, est dans sa version originale fortement ancré dans la lutte anti-rouges que mène Hollywood. Dans sa version originale uniquement puisque, dans la v.f., les méchants communistes se sont transformés en trafiquants de drogue !

D’une façon plus atténuée, moins offensive si ce n’est un « Enfoirés de Jaunes » prononcé par l’un des hommes du sous-marin piloté par Widmark, Le démon des eaux troubles va utiliser la Guerre froide et l’explosion d’une bombe atomique en 1953, quelque part entre le Japon et l’Arctique, pour désigner clairement les Chinois communistes comme ennemis. Le film est produit par Darryl F. Zanuck, pourtant connu pour ses idées libérales. Il a sauvé Jules Dassin des griffes des chasseurs de sorcières en l’envoyant tourner à Londres et s’est opposé, avec Bogart, Bacall et quelques autres, aux lois anticommunistes du sénateur McCarthy. C’est malgré tout dans son studio que Fuller va tourner Le port et ce Démon.

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Sur de belles images en Cinémascope de cette explosion atomique, le générique démarre et se poursuit par des vues de Paris, usant de tous les clichés touristiques : l’arc de triomphe, la place Vendôme, Notre-Dame… jusqu’au très attendu plan de la tour Eiffel, prise d’un angle suffisamment large pour qu’apparaisse à l’extrémité droite une vue de la statue miniature de la Liberté, celle de l’île aux Cygnes. Les éléments importants à connaître au début du film se font ensuite par voie de presse. On aurait tort d’oublier que Fuller fut d’abord journaliste.

Un regroupement de scientifiques et d’hommes d’affaires de plusieurs pays, dont le Japon, demande à Widmark de prendre le commandement d’un sous-marin, là où il avait déjà patrouillé pendant la Seconde guerre mondiale. « L’ennemi a changé, pas les eaux ! », explique-t-on au mercenaire pour le persuader. Le but étant d’en apprendre plus sur l’origine de l’explosion atomique. Mercenaire est bien le mot qui convient pour désigner Widmark. Il a, face à lui, des scientifiques, dont un professeur français de grand renom incarné par Victor Francen, l’ancien interprète de Gance, L’Herbier et Duvivier. À leurs demandes patriotiques, il ne répond qu’en dollars. Combien va-t-il toucher ? Pour quel prix va-t-il risquer sa vie ? Ce à quoi Francen répond : « Chaque homme a sa raison de vivre et son prix pour mourir. »

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Écrit par Fuller lui-même, Jesse Lasky Jr et David Hempstead, le scénario va ainsi beaucoup utiliser ce genre de phrases sentences. On entendra également de la part de Gene Evans, l’un des marins : « Une femme dans un sous-marin porte malheur. » La femme en question, dans le film l’assistante de Francen, c’est Bella Darvi, dont c’est le premier film. Découverte à Paris par Virginia Zanuck, la femme du producteur, Bella était vite devenue la maîtresse de celui-ci, ce qui lui valut plusieurs rôles d’importance dans des films Fox. Dans son autobiographie Le fils du chiffonnier, Kirk Douglas, qui fut son partenaire dans The Racers (1955, Le cercle infernal) de Henry Hathaway, en parle ainsi. « Le but principal du Cercle infernal était de faire une vedette de la maîtresse de Darryl Zanuck, une Franco-Polonaise du nom de Bayla Wegier. Zanuck avait changé son nom en Bella Darvi – Dar pour Darryl et Vi pour Virginia, la femme de Zanuck. Cette anagramme et cette liaison affichée avec Bella faisaient jaser tout Hollywood. Quant à Bella, c’était certainement une fille charmante mais elle n’avait rien d’une actrice. » Kirk Douglas a la dent un peu dure avec la jeune femme qui ne s’en sort pas si mal dans Le démon des eaux troubles, suffisamment jolie et sexy pour comprendre qu’elle puisse porter malheur dans cet univers masculin.

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Pour un cinéaste, être obligé de concentrer son action dans un sous-marin est une véritable gageure. Fuller aère le récit dès le préambule, avec ces plans de Paris gratuits mais qui ne font pas de mal (ils accompagnent le départ de Francen de Orly) et prouve qu’il est le grand cinéaste que l’on connaît avec la séquence de la rencontre entre Widmark et son groupe de financeurs. Le plan est de toute beauté quand l’acteur s’enfonce dans une cave où a lieu le rendez-vous. Son ombre se détache sur le mur, quasiment en noir et blanc, tandis que le côté droit de l’image est inondé d’une lumière rouge. Ce genre de tension, Fuller va le renouveler à plusieurs reprises dans son film avec pour apogée la séquence où un sous-marin chinois poursuit celui de nos héros. Pour ne pas que leurs radars respectifs les décèlent, les deux sous-marins se posent au fond des mers. Aucun bruit ne doit sortir des deux appareils. Sam Fuller réussit ces quelques scènes avec une maestria certaine.

Lui-même soldat (il a suivi le débarquement des troupes alliées en Sicile et en Normandie et en fera un grand film, The Big Red One), Sam Fuller sait rendre également hommage au courage des obscurs et des sans-grade, en particulier du marin chinois qui fait partie de l’équipage, dans une très belle scène sacrificielle.

Bien que mineur dans sa carrière, Le démon des eaux troubles est une réelle curiosité. Il va redonner au genre pourtant codifié du film de sous-marin un nouvel élan puisqu’il sera rapidement suivi par 20 000 lieues sous les mers (1954) de Richard Fleischer, L’odyssée du sous-marin Nerka (1956) de Robert Wise, Torpilles sous l’Atlantique (1957) de Dick Powell ou, encore, Opération jupons (1959) de Blake Edwards.

Jean-Charles Lemeunier

Le démon des eaux troubles, édité chez ESC Conseils dans la collection Hollywood Legends Premium depuis le 4 novembre 2016.

Le démon des eaux troubles
Titre original : Hell and High water
Année : 1954
Pays : États-Unis
Réalisateur : Samuel Fuller
Scénario : Samuel Fuller, Jesse Lasky Jr d’après une histoire de David Hempstead
Photo : Joseph MacDonald
Musique: Alfred Newman
Montage : James B. Clark
Production : Twentieth Century Fox
Avec Richard Widmark, Bella Darvi, Victor Francen, Cameron Mitchell, Gene Evans, David Wayne, Stephen Bekassy, Richard Loo…



Hollywood Legends : Trois Peck impecs

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Dans la collection de DVD Hollywood Legends Premium, mise en vente par ESC Conseils dans des versions restaurées en haute définition, on retrouve trois films interprétés par Gregory Peck : David and Bathsheba (1951, David et Bethsabée) de Henry King, The Man in the Grey Flannel Suit (1956, L’homme au complet gris) de Nunnally Johnson et The Chairman (1969, L’homme le plus dangereux du monde) de J. Lee Thompson, ce dernier tourné en Grande-Bretagne (et à Taïwan) et tous trois battant pavillon de la Twentieth Century Fox.

Ce qui est curieux dans les deux premiers, produits à une époque où le code de censure très puissant dictait ce que l’on pouvait montrer ou pas à l’écran, c’est qu’ils traitent tous deux d’une histoire d’adultère. Un sujet très mal vu par les puritains à la tête du Code Hays. Pourtant, David et Bethsabée est entièrement centré sur ce problème de l’adultère. Non seulement le roi David (Gregory Peck) assiste à la lapidation d’une femme adultère et montre son désaveu d’une telle pratique, mais il va tomber fou amoureux d’une femme mariée (Susan Hayward), alors que lui-même l’est également. Ce double adultère biblique va bien sûr entraîner quantité de problèmes mais, à aucun moment, Henry King semble juger la passion de ses deux héros ni la condamner. Il est d’ailleurs étonnant qu’un film consacré à David ne soit pas axé sur son célèbre combat contre le géant Goliath. Ici, le Philistin coriace n’apparaît que lors d’un flashback, incarné par le Lithuanien Walter Talun, haut de 2,18 m si l’on en croit internet. Et donc l’histoire avec Goliath n’interfère pas du tout dans la passion amoureuse qui lie les deux héros. Elle est juste rappelée pour dire qu’on ne l’a pas oubliée.

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L’intérêt de David et Bethsabée, l’un des premiers films américains à remettre le péplum au goût du jour après le Samson and Delilah (1949, Samson et Dalila) de Cecil B. DeMille, est de montrer un homme seul, ici un souverain, s’opposant à la foule et même au prophète Nathan (Raymond Massey) qui la dirige. Un souverain pourtant mythique dont le spectateur est amené à douter, suite à certaines de ses prises de position. Surtout en ce qui concerne Urie (Kieron Moore), le mari de Bethsabée. Ce scénario de Philip Dunne, mettant en scène un héros solitaire en lutte contre tous les autres, va devenir l’un des schémas récurrents du cinéma hollywoodien des années cinquante, que reprendra Carl Foreman dès l’année suivante avec Gary Cooper dans High Noon (1952, Le train sifflera trois fois). Sobre comme il l’est toujours, Gregory Peck est, suivant les séquences, à la fois tendre ou calculateur, juste ou partial, passionné ou indifférent face à une Susan Hayward flamboyante. Sobre, la mise en scène l’est tout autant qui ne recherche pas les habituels effets spéciaux qui firent la gloire de DeMille et de tous ceux qui se frottèrent au péplum. A peine y glisse-t-il un zeste d’érotisme avec le bain de Bethsabée maté depuis sa terrasse par ce voyeur de David et la danse lascive de Gwen Verdon.

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Ecrit et réalisé par Nunnally Johnson, scénariste de John Ford, L’homme au complet gris pèche curieusement par… son scénario. Comme si Johnson avait voulu trop en dire ou comme si, hésitant sur ce qu’il voulait raconter – il se basait pourtant sur un récit de Sloan Wilson -, il avait tout à la fois signé une comédie familiale, un film de guerre, une histoire d’amour, un mélo sur l’adultère, une étude sur le monde de l’entreprise, un drame…  sans jamais se ranger dans un genre ou dans l’autre.

Campant un type assez fade, digne du complet gris du titre, Gregory Peck ne semble avoir aucune ambition, si ce n’est celle d’écouter sa femme et de lui faire plaisir. Cette dernière est incarnée par Jennifer Jones, à cent lieues du personnage qu’elle interprétait dix ans auparavant, face au même Peck, dans Duel in the Sun (1946, Duel au soleil). L’intrépide sang mêlé qui vouait à Gregory Peck autant d’amour que de haine est devenue une épouse rangée, un peu contraignante, souvent rigide face à ses trois enfants. Le début de L’homme au complet gris est une vraie réussite de comédie familiale avec ses petits drames traités d’une façon très sérieuse, comme cette belle séquence où le jeune fils de la famille, âgé d’une dizaine d’années, décide de quitter le domicile parce que sa mère lui interdit d’accueillir le chien dans son lit.

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Puis Johnson change de direction et amène, par quelques flashbacks assez superficiels, une deuxième histoire : celle de la vie militaire du héros, de la perte de ses amis au combat, du moment où il a dû terrasser un ennemi. Et de l’histoire d’amour qu’il a connue avec une jolie Italienne (Marisa Pavan). Notre Greg reprend allègrement la même indifférence qu’il montrait dans David et Bethsabée face à l’adultère. Pour filmer ces séances d’amour entre le soldat américain et l’Italienne, Johnson prend des risques. Les deux amants évoquent sans broncher la femme de Peck restée au pays (shocking !) et se retrouvent allongés sur le même canapé, dans une maison en ruines, à s’embrasser alors que le code de censure interdit de montrer un couple dans un lit (re-shocking !). Puis le cours de l’histoire est repris là où on l’avait laissé avant le flashback. Peck évolue alors dans le monde de l’entreprise et tout cela fait penser à Executive Suite (La tour des ambitieux), sorti deux ans plus tôt, d’autant plus que Fredric March, qui joue ici le patron de Peck, est présent dans les deux films. Johnson se paie ensuite une parenthèse et évoque le drame familial que vivent Fredric March et son épouse (Ann Harding) face à leur fille (Gigi Perreau). Un autre drame va se jouer entre Gregory Peck et Jennifer Jones quand cette dernière apprend la trahison de son époux pendant la guerre. Tous ces segments d’histoire, réunis somme toute d’une manière assez artificielle, pourraient à eux seuls nourrir des films complets. Le choix de Johnson, et sans doute de Wilson, de les mener de front font de cet Homme au complet gris un film somme toute étrange, déséquilibré mais toujours attachant. Avec, cerise sur le gâteau, une musique de Bernard Herrmann.

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Treize ans plus tard, avec L’homme le plus dangereux du monde, on retrouve Peck dans un récit d’espionnage là encore pas tout à fait conforme à la norme. Les traits ont vieilli et se sont durcis, le cheveux est plus long, la concentration moins présente, comme si l’acteur ne se pensait pas crédible dans le rôle. Ce Chairman, qui donne son titre original au film, c’est le président chinois Mao Zedong, joué par Conrad Yama. L’homme le plus dangereux du monde, c’est tout à la fois lui mais aussi le scientifique américain joué par Gregory Peck et chargé de retrouver son homologue chinois (Keye Luke) dont la découverte, une enzyme révolutionnaire, permettrait de cultiver n’importe quelle terre aride.

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Dangereux, Peck l’est puisque les services secrets qui l’ont envoyé en Chine – à la fois américain, anglais et soviétique – lui ont implanté une bombe dans le cerveau, qui peut péter à tout moment. En 1969, le temps a fait son œuvre et l’adultère commencé (mais interrompu avant son terme) entre le héros et une jolie espionne chinoise (Ziena Merton) ne fait plus frémir personne. En revanche, J. Lee Thompson, le réalisateur, et son scénariste Ben Maddow (inscrit sur la liste noire pendant la chasse aux sorcières) sont beaucoup plus gonflés en montrant les Soviétiques sous un jour meilleur que les Américains – est-ce parce qu’il est lui-même Britannique ? – et en filmant un match de ping pong mémorable entre Gregory Peck et Mao. Thompson a du flair, pour ne pas dire qu’il est visionnaire, car ce qu’on a appelé « la diplomatie du ping pong » entre les Etats-Unis et la Chine n’a démarré qu’en 1971. Il prend en outre un part pris insolent pour l’époque en montrant un Mao somme toute sympathique et plus ou moins dépassé par ses gardes rouges, comme le scientifique américain humaniste l’est par les services secrets qui l’emploient. Le cinéma commence à se méfier de la CIA, ce qui sera flagrant quelques années plus tard avec des films comme Three Days of the Condor (1975, Les trois jours du Condor) de Sydney Pollack.

Jean-Charles Lemeunier

David et Bethsabée, L’homme au complet gris et L’homme le plus dangereux du monde édités en DVD par ESC Conseils dans la collection Hollywood Legends Premium depuis le 2 novembre 2016. Nouveaux masters en haute définition.

 


« Le monstre ressuscité » de Chano Urueta : Une belle découverte

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Une ambiance particulière vous saisit dès le début de ce Monstruo resucitado (1953, Le monstre ressuscité), film mexicain signé Chano Urueta, que Bach Films édite en DVD. Particulière parce qu’on a beau repérer dans le scénario de l’Italien Dino Maiuri des éléments empruntés au Fantôme de l’Opéra, à Frankenstein, à différents musées de cire qui servent de décor fantastique, à ces nombreux films où des créatures relèvent autant de l’homme que du singe ou au Dr Caligari (le somnambule qui obéit aux ordres du sinistre docteur est ici remplacé par un mort revenu à la vie), le tout ne ressemble en rien à un copié-collé mais bien à une œuvre originale et sacrément intéressante. Le mélange de tous ces éléments nous situent d’emblée dans un terrain effrayant connu mais également dans quelque chose de nouveau.

Urueta, que l’on connaîtra sur le tard comme acteur dans les films de Sam Peckinpah (le vieux Mexicain du formidable La horde sauvage ou le barman du non moins sublime Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, c’est lui), a décidé de tourner son Monstre uniquement en studio et ce ne sont pas les quelques transparences censées se situer en bord de mer qui démentiront ce parti pris. D’où l’oppression qui naît rapidement, dans ces ruelles sans cesse plongées dans l’obscurité ou dans ce manoir inquiétant où le monstre (José Maria Linares Rivas) vit avec son serviteur (Alberto Mariscal). La bande sonore est tout aussi angoissante. Dès que les personnages s’approchent du cimetière qui borde le manoir, de sinistres aboiements de chiens se font entendre auxquels font écho des cris eux aussi redoutables et semblant provenir des tréfonds du château, qui plus est d’une voix humaine.

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Le film se refuse à tout manichéisme. On pourra aisément plaindre le méchant et reprocher à la jolie héroïne — Miroslava qui, deux ans après, sera la vedette de La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, au générique duquel on retrouve Linares Rivas, et se suicidera avant la sortie de ce film, âgée seulement de 30 ans — de ne pas être très charitable. Mais cela n’empêchera pas de s’inquiéter pour elle dans les séquences où apparaît ce mystérieux chirurgien. Puisqu’il est question de monstre et que ledit médecin cache, dès le début, son visage sous un masque, on se doute qu’on va tôt ou tard découvrir la réalité affreuse qu’il dissimule. Le résultat, pour caoutchouteux qu’il soit, ne fera pas ricaner parce que ce Monstre ressuscité est davantage digne d’éloges que de moqueries.

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Comme dans tout bon film d’horreur classique, la jeune femme se livre facilement au grand méchant mais Urueta ménage habilement son suspense et nous surprend plus d’une fois. A noter, puisqu’il a été question plus haut d’un homme singe, que celui-ci est incarné par un certain Stefan Berne. Comme quoi les secrets d’histoire réservent quelques surprises.

Jean-Charles Lemeunier

« Le monstre ressuscité », édité par Bach Films depuis le 15 septembre 2016.


« Tant que soufflera la tempête » de Henry King : Power ranger.

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Untamed, titre original de Tant que soufflera la tempête (1955) de Henry King que ESC Conseils édite en DVD (version restaurée en haute définition) dans sa collection Hollywood Legends Premium, se réfère tout autant à l’héroïne du film qu’au pays où elle va vivre. Untamed signifie insoumis et l’Afrique du sud, où débarquent Susan Hayward et son mari fuyant la famine irlandaise au milieu du XIXe siècle, l’est et la jeune femme également. Écartée du casting d’Autant en emporte le vent en 1939, l’actrice prend ici sa revanche sur Scarlett O’Hara. Comme la jeune femme incarnée par Vivien Leigh dans le classique du film romantique, la rousse Susan Hayward ne s’en laisse pas compter et passe volontiers d’un homme à l’autre, même si en réalité elle n’en aime qu’un seul, Tyrone Power.

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Acteur fétiche de Henry King avec qui il a tourné pas moins de 11 films, ce dernier incarne une sorte de ranger qui, à la tête de ses commandos, lutte pour la naissance de l’État libre d’Orange. Plus apte à partir au combat qu’à roucouler auprès d’une femme, il rendra d’autant plus mouvementée la vie de sa chérie que les péripéties, qu’elles soient guerrières ou naturelles, surviennent régulièrement dans ce pays sauvage. Tant que soufflera la tempête est bien évidemment un western en Cinemascope, comme aimait en tourner la Twentieth Century Fox à l’époque, qui a beau se dérouler dans une contrée qui n’a rien à voir avec l’Ouest américain, en conserve toutefois tous les attributs : des paysages arides qu’il faut traverser en chariots comme les pionniers américains, des tribus sauvages contre lesquelles il faut se battre, des maisons en bois que l’on construit au milieu de nulle part, des bals où beaux officiers et belles dames virevoltent, des hommes qui se disputent âprement le cœur d’une dulcinée, etc.

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Sitôt arrivée en Afrique du sud, Susan Hayward et son mari se joignent donc à une caravane de pionniers qui quittent Le Cap pour aller conquérir de nouvelles terres. Les historiens nomment cette quête le Grand Trek et les chariots disposés en cercle (laager) subissant l’attaque des Zoulous ressemblent à ce que nous ont montré de nombreux westerns. Curieusement, le film évoque une bataille célèbre, celle de la Blood River, sans vraiment entrer dans les détails alors qu’elle aurait pu être le sujet du film. Dans la réalité, en 1837, les chefs Boers tentèrent de négocier la paix avec les Zoulous. 70 hommes se rendirent au camp indigène sans armes, selon la volonté des Zoulous, et furent massacrés. Puis le reste de la caravane, essentiellement composée de femmes et d’enfants, subit le même sort. Un an après, les Boers revinrent se venger et exterminèrent à moins d’un millier quelque 3000 Zoulous, teintant de leur sang une rivière. La bataille fut désignée sous le nom de Blood River. En 1955, à l’époque où King tourne son film, les mentalités commencent à changer et le cinéma montre comment les Blancs ont trahi la confiance des Indiens qui, après tout, étaient chez eux. Les Zoulous étaient dans le même cas et un film ne pouvait se permettre de les accabler, d’autant que, parmi les scénaristes de Tant que soufflera la tempête, on trouve les noms de Michael Blankfort, qui servit de prête-nom à Albert Maltz pendant le maccarthysme pour le western pro-Indien La flèche brisée (1950), et de Talbot Jennings. Lequel, tout au long de sa carrière, des Révoltés du Bounty (1935) à Au-delà du Missouri (1951), n’a cessé de raconter des amours inter-raciales. Les Zoulous sont donc dépeints ici comme de vaillants guerriers, sans que la caméra ne s’attarde vraiment sur eux.

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Curieusement, le thème du racisme est évité tout au long du film. Or, Tyrone Power et ses commandos n’ont de cesse de vouloir se séparer des Anglais pour créer leur propre état boer. Historiquement, les Boers refusaient l’égalité des races que voulaient leur imposer les Britanniques et l’on sait parfaitement — ce qui n’était un secret pour personne en 1955 — que les Afrikaners, représentés dans le film par Power et ses rangers, ont plus tard créé l’apartheid. Visiblement, King ne s’intéresse qu’à la fresque (et son film en est une belle), délaissant ce qui aurait dû devenir le vrai sujet. Plusieurs belles scènes sont à mettre au crédit du cinéaste. Celle du Trek et de l’attaque des Zoulous, bien évidemment. Mais aussi ce remarquable duel au fouet entre Tyrone Power et Richard Egan pour les beaux yeux de Susan Hayward. Pas du tout négligeable, la séquence de la tempête est malgré tout en-deçà de celle déjà vécue par Ty Power en 1938 dans Suez, tourné pour le même studio de la Fox par Allan Dwan. Mais ce que l’on retient surtout de ce film, très regardable, c’est la place qu’y tiennent les femmes et la liberté qu’elles montrent dans leur sexualité. Ainsi Susan Hayward, qui rencontre Tyrone Power en Irlande et tombe immédiatement amoureuse de lui mais qui épouse John Justin aussitôt après le départ du premier. Elle vivra tour à tour auprès de Power et d’Egan, lui-même acoquiné à la belle et farouche Rita Moreno, qui ne se prive pas de montrer que Egan est son homme. Ces femmes et toutes celles qui croisent leur route, dont l’immense Hope Emerson, tant par le talent que par la taille (1,88 m), ont toutes besoin d’un mari pour mener l’aventure mais savent tout aussi bien s’en passer quand ceux-ci sont défaillants.

Là encore, peut-être une caractéristique de la Fox des années 50, comme cela apparaît déjà dans L’homme au complet gris dont nous avons déjà parlé, le scénario de Tant que soufflera la tempête est assez relâché, pas du tout centré sur une seule action. Cela aurait pu être la conquête d’une terre nouvelle et l’histoire d’amour entre Susan Hayward et Tyrone Power. Mais Hayward se construit une maison, puis l’abandonne et va vivre au Cap, puis est ruinée et part chercher des diamants. Les épisodes s’enchaînent, pas forcément liés. Ils sont bien sûr tous conditionnés par les retrouvailles (ou non) du couple vedette. Et mènent vers la conclusion le spectateur sans que celui-ci s’ennuie le moins du monde.

Jean-Charles Lemeunier

« Tant que soufflera la tempête » de Henry King, édité en DVD par ESC Conseils le 2 novembre 2016. Nouveau master en haute définition.


« Bonjour tristesse » d’Otto Preminger : Des bleus à l’âme

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S’il fallait décrire en quelques mots Bonjour tristesse (1958), film un peu oublié d’Otto Preminger que Carlotta a eu la bonne idée d’éditer en DVD et Blu-ray, une série d’adjectifs contraires viendraient alors à l’esprit : couleurs et noir et blanc, présent et passé, profond et superficiel, européen et américain, grave et léger et, pour essayer de mettre d’accord tous ces qualificatifs, emballant.

Rien a priori ne peut rapprocher Otto Preminger de Françoise Sagan. Le premier est un cinéaste américain d’origine viennoise irréductible, colérique, profondément engagé, prêt à toujours remettre en cause le pays où il s’est réfugié, secouant la censure avec des sujets interdits (la drogue avec L’homme au bras d’or), des mots interdits (« vierge », prononcé pour la première fois dans The Moon Is Blue, en 1953), des provocations (dans Autopsie d’un meurtre, où le sexe est d’ailleurs très présent, il donne un rôle de juge à l’avocat Joseph Welch, conseiller auprès de l’armée des États-Unis et adversaire déclaré du sénateur Joseph McCarthy). Françoise Sagan, à l’époque où paraît Bonjour tristesse en 1954, n’a que 19 ans. Elle est, selon le mot de Mauriac, « un charmant petit monstre » et son personnage, Cécile, l’est tout autant.

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L’idée géniale de Preminger est d’avoir confié ce rôle à Jean Seberg, qu’il a découverte l’année précédente et dont il a fait sa Sainte Jeanne. On sait, et les interviews présentées en bonus de Preminger et Seberg le confirment — quel plaisir de voir ces images de Frédéric Rossif —, que leurs relations ont été très conflictuelles. À l’époque du tournage, Jean Seberg a le même âge qu’avait Françoise Sagan en 1954. Elle donne à cette pauvre jeune fille riche et gâtée, à qui l’ont peut coller les adjectifs contradictoires du début (profonde et superficielle, grave et légère), un allant extraordinaire. Preminger, qui a toujours maîtrisé ses sujets, confère aux rapports père-fille une ambiguïté incroyable, à la limite de l’inceste. David Niven et Jean Seberg, le père et la fille dans le film, sont devenus très proches depuis que Niven élève seul sa fille (la mère est morte). Il collectionne les maîtresses et ne s’en cache pas, préférant son enfant à toutes ces jolies poupées qu’il courtise (y compris Mylène Demongeot). Jusqu’au jour où il séduit Deborah Kerr et lui propose le mariage…

Le parti pris du cinéaste est de filmer le présent en noir et blanc et le passé en couleurs. Un passé aux couleurs très vives, qui se déroule sur la Côte d’Azur, et qui se rapproche des tonalités chatoyantes de Plein soleil (1960), photographié par Henri Decaë, ou du Mépris (1963), dont les images sont signées Raoul Coutard. Dans Bonjour Tristesse, c’est Georges Périnal qui prend en charge la photographie, une valeur sûre puisque, après avoir éclairé de nombreux films de Cocteau, L’Herbier, Duvivier, Grémillon, Alexandre Korda ou Josef von Sternberg, c’est lui qui, toujours pour les somptueuses productions Korda, photographie Alerte aux Indes, Les quatre plumes blanches et, surtout, le magnifique Voleur de Bagdad (1940) que cosigne Michael Powell. Trois ans plus tard, pour le même Powell, il soigne les plans de Colonel Blimp, avec Deborah Kerr. Pour Bonjour tristesse, le DVD et le Blu-ray de Carlotta bénéficient d’une restauration 4k qui rend justice à la beauté des images.

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A travers un récit en flashbacks, Preminger suit donc d’une manière entomologique ce petit monde de riches qui passe son temps à se baigner, à flirter, à gagner ou perdre de l’argent au casino et à jouer aux cartes. Le titre est né de quelques vers d’un poème d’Éluard : « Bonjour tristesse, amour des corps aimables, puissance de l’amour dont l’amabilité surgit, comme un monstre sans corps, tête désappointée, tristesse beau visage. » Dans cet univers totalement superficiel, où il n’est jamais — ou à peine — question de travail, la jeune Cécile va s’initier à un sentiment nouveau. Sagan ouvre d’ailleurs son roman par cette découverte : « Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. » Et dans cette univers de paresse, Deborah Kerr va surgir qui, elle, renvoie Cécile à ses devoirs (elle doit passer le bac à la session de rattrapage de septembre) et chacun à ses responsabilités.

Preminger a confié l’écriture du scénario à Arthur Laurents, déjà auteur de La corde pour Hitchcock et de La fosse aux serpents pour Litvak, deux films de 1948. Rompu à l’exercice, Laurents apporte une tension digne d’un polar, ne dévoilant pas entièrement tous les secrets enfouis. C’était déjà le cas de l’homosexualité dans La corde — si celle des deux meurtriers est clairement annoncée, celle supposée de James Stewart ne l’est jamais — et du passé trouble d’Olivia De Havilland dans La fosse, dont le spectateur ne prenait connaissance qu’à la fin. Dans Bonjour tristesse, un véritable secret baigne les relations étroites entre Niven et Seberg. Au spectateur d’en tirer ses propres conclusions.

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On l’a déjà noté, le choix de Jean Seberg dans le rôle de Cécile a été très judicieux. Elle a la fragilité et l’insouciance de sa jeunesse et, malgré tout, s’avère être une froide calculatrice, ce charmant petit monstre dont parlait Mauriac à propos de Sagan. Comme si l’on assistait à la naissance de ces bleus à l’âme, titre d’un autre ouvrage de Françoise Sagan. Les partenaires de Jean Seberg s’accordent parfaitement à son talent : David Niven remplit à merveille sa tâche de séducteur désabusé pour qui l’amour semble sans grande conséquence, sans doute meurtri par le décès de sa femme. Deborah Kerr est, à son habitude, rigide et froide, une belle femme bien éduquée et qui saura souffrir en silence. Mylène Demongeot, et c’est aussi une habitude, est charmante et frivole.

Il y a enfin, dans Bonjour tristesse, cette fameuse dernière séquence, qu’un critique américain a qualifiée de « l’une des plus tristes du cinéma », à laquelle renvoie l’affiche du film créée par Saul Bass, avec ce visage dessiné de Jean Seberg sur lequel glisse une larme. En bonus, une interview de Jan-Christopher Horak — auteur d’un livre sur Bass — rend un hommage mérité à cet artiste, créateur de génériques remarquables pour Hitchcock, Preminger ou Billy Wilder.

Jean-Charles Lemeunier

Édité par Carlotta en DVD et Blu-ray le 23 novembre 2016.

Bonjour tristesse
Titre original : Bonjour Tristesse
Origine : États-Unis
Année : 1958
Réalisateur : Otto Preminger
Scénario : Arthur Laurents d’après Françoise Sagan
Photo : Georges Périnal
Musique : Georges Auric
Montage : Helga Cranston
Distribution : Columbia
Avec Deborah Kerr, David Niven, Jean Seberg, Mylène Demongeot, Geoffrey Horne, Juliette Gréco, Walter Chiari, Martita Hunt, Elga Andersen…


Le Client d’Asghar Farhadi : l’oeil intermédiaire

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Emad et Rana, un couple de comédiens, se retrouvent soudain dans l’obligation de quitter leur appartement. À la suite d’une excavation due à la construction de l’immeuble voisin, leur appartement subit un affaissement et puis un effondrement. À l’aide d’un ami artiste, ils louent un vieil appartement au nord de Téhéran. Une nuit, Rana, qui était persuadée que son époux a sonné, ouvre la porte et c’est le début d’un événement tragique. Un inconnu agresse Rana dans la salle de bain. Emad décide d’avertir la police, mais Rana refuse de le faire pour des raisons personnelles. Par la suite, on apprend que l’occupante précédente de l’appartement était une prostituée et l’agresseur était venu pour la voir. Emad affecté par l’agression, la souffrance et le bouleversement de son épouse se met à la recherche de l’agresseur et affronte un conflit intérieur et une situation inattendue.
L’évolution de l’histoire commence au moment où Rana ouvre la porte. Cet événement bouleverse le rapport du couple qui se basait sur la confiance de Rana à Emad. Cette confiance change de nature avec le « hasard » qui est une des caractéristiques du cinéma formaliste « minimaliste iranien ». Au-delà des critères de sélection du Festival de Cannes1, la qualité remarquable de la mise en scène est évidente. Sans doute, le scénario de ce film a une qualité considérable, néanmoins, il mérite quelques critiques. Ici, nous allons nous limiter à l’étude de la mise en scène qui apporte des éléments particuliers.

La mise en scène intermédiaire
Étant donné que l’histoire du film est à propos de l’agression de l’espace personnel et familial, voire intime, d’une femme actuelle et de l’angoisse partagé d’un couple, il est tout à fait logique d’envisager les réactions et les conséquences attendues telles que la vengeance, la présence de la police dans le genre du film policier, la violence brutale, etc. L’art de ce film est dans sa mise en scène, qui sans montrer ces réactions potentielles, raconte le texte du scénario avec une tonalité calme et intériorisée à travers l’image. Le spectateur ne rejette pas ce style de narration linéaire et réfléchie et ne s’en lasse pas. Au contraire, son esprit rentre dans le jeu et suit avec son imagination l’histoire jusqu’au bout. Ce suspense dans la narration de l’histoire est le point culminant de la mise en scène du film. La narration visuelle qui possède à la fois les éléments du cinéma d’auteur et ceux du cinéma grand public rempli de suspense2 se distingue des deux et cherche à créer un nouveau genre dans le cadre du cinéma social ou du cinéma néoréaliste contemporain. Sans doute, « la mise en scène intermédiaire » du film est puissante. Elle ne tombe ni dans le piège du genre grand public rempli de suspense ni dans le rythme ralenti du cinéma purement intellectuel. Elle raconte le scénario avec une telle finesse qu’avec chaque séquence, les émotions sont facilement ressenties. Cette union entre le rythme ralenti de l’intérieur et la narration apparemment simple et calme est rarement vue au cinéma.
Cette forme de narration a pour but de mettre en place une psychologie des circonstances et des personnages. Dans le cinéma hollywoodien, un film avec un tel sujet allait sûrement se transformer en un film surchargé de violence, de scènes de sexe déplacées et de suspense impressionnant. Dans le cinéma vengeur de style « Film farsi » iranien, le film aurait été éloigné de son aspect réaliste et logique et aurait donné lieu à des films comme
Gheyssar ou Sadegh le Kurde. La lecture intermédiaire de ce genre cinématographique est lisible dans la forme et le contenu du film. D’ailleurs, lors de ses interviews, Farhadi souhaite que son film soit vu par toutes les couches sociales et même par tous les spectateurs du monde entier.

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La classe intermédiaire
Un couple de comédiens de théâtre incarne les personnages principaux du film. Ils appartiennent tous les deux à la classe moyenne cultivée de la société. Emad est aussi professeur. Globalement, les réactions du couple par rapport à l’agression et la politesse et le respect d’Emad envers son épouse, nous disent beaucoup sur leur culture et leur sensibilité artistique. Même si nous ne les qualifions pas d’intellectuels engagés ou d’activistes politiques, mais ils appartiennent au milieu instruit. Bien que lors d’une interview au Festival de Cannes, Farhadi les ait présentés comme des citoyens ordinaires, mais avertis, une observation minutieuse de la société affirme le contraire. Ainsi, nous attendons également des attitudes et des réactions différentes de ce couple issu de la classe intermédiaire.
C’est ici que l’aspect naturaliste et le genre réaliste-social du film s’intègrent dans l’histoire du film. Le rythme et la tonalité lente, les tremblements et les mouvements ralentis de la caméra sur épaule pendant tout le film et l’avancée progressive (couche sur couche) de l’histoire avec le changement des personnages n’ont qu’un seul but : l’analyse psychologique des individus et des circonstances sociales. Cette lecture psychologique fortifie le réalisme des situations et des réactions produites par les personnages et va jusqu’au naturalisme social.

Emad, troublé par l’agression de son épouse, dès le départ souhaite porter plainte. Sa relation affective avec Rana et leur compréhension réciproque le poussent à abandonner l’idée de s’adresser à la police. Rana lui explique sa honte et son malaise pour raconter son intimité à un étranger, ici la police, qui va de toute façon l’interroger en premier. Il est vrai qu’en Iran la personne agressée doit d’abord se justifier et expliquer ce qu’elle a fait pour motiver l’agresseur à commettre son acte. Par la suite, l’agression subie devient un problème et impose des troubles et une souffrance permanente à Rana. Emad, en tant qu’époux, cherche à libérer Rana de ce conflit intérieur, mais le problème de Rana s’aggrave et pousse Emad à faire des actes obsessionnels. Troublé, à l’aide des informations qu’il obtient, Emad trouve enfin le vieux vendeur3. Jusqu’ici, le spectateur est ébloui par l’ambiance intermédiaire et réaliste du film et s’identifie à Emad, car les réactions de ce dernier lui paraissent naturelles et la narration visuelle lui permet de le comprendre. Finalement, Emad ne fait pas confiance à la police et comme il pense que l’intervention policière va aggraver ses problèmes, il cherche à résoudre l’énigme et à mettre fin aux souffrances de son amour, Rana. Étant donné la personnalité du jeune époux, le spectateur s’attend à une réaction modérée de sa part. Mais le jeu de forme et de sens dans l’élément du hasard, dans « les moments, les circonstances et les situations définitifs de la vie », dans « le regard minimal » est créé de façon croyable et vraisemblable. Cette narration n’est pas uniquement formelle, elle se manifeste aussi dans le contenu du film. Après pas mal d’hésitation, Emad trouve enfin l’agresseur. Ses principes personnels et ses recommandations éducatives à ses élèves au sujet du respect social et du rejet de la violence se basculent soudainement. À partir de là, Emad agit consciemment ou inconsciemment dans le but de satisfaire ses besoins personnels et d’apaiser sa crise de personnalité : il répare sa place en tant qu’homme et d’époux et non pas en qualité du citoyen de la société moderne.

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Le cinéma intermédiaire
En général, l’esthétique visuelle joue peu de rôle dans le cinéma réaliste de Farhadi. Cela est dû à son genre et sa narration cinématographique. Par l’intermédiaire du scénario, des éléments de la mise en scène, de la caméra mobile et du montage Farhadi offre une succession particulière et un rythme et une tonalité rapide à la majorité de ses films. En effet, l’esthétique visuelle peut ralentir les plans, mais dans quelques scènes limitées du client ce travail esthétique est visible. Dans la séquence du déménagement au nouvel appartement, les jeux visuels avec le miroir et les mouvements ordonnés de la caméra à l’épaule démontrent l’esthétique visuelle et conceptuelle axée sur le sens de l’appartement qui s’avère comme une identité indépendante et influente. Il s’agit ici de l’identité de la maison, de l’espace d’intérieur qui a sa propre signification dans le cinéma urbain de cette dernière décennie.

Contrairement à Une séparation, la caméra à l’épaule dans Le client n’a pas la fonction de troisième œil avec un point de vue investigateur (inspecteur caché) ou du moins cette utilisation est limitée. Farhadi qui semble être actuellement un des meilleurs à filmer avec la caméra à l’épaule a utilisé la caméra dans Une séparation comme un accompagnateur et un personnage semi-indépendant afin d’enrichir la narration et l’ambiance du film et de favoriser la communication avec le spectateur (pour le faire participer dans l’évolution de l’histoire). La caméra au côté des autres facteurs de la mise en scène a contribué à la création d’une ambiance policière et à la découverte des faces cachées de l’énigme du film. Dans Le client ce rôle indirect de la caméra à l’épaule a été attribué à d’autres éléments de la mise en scène comme l’intrigue du film, la pièce de théâtre d’Arthur Miller La mort d’un commis voyageur, la concentration sur le monde des deux personnages principaux4, etc. qui dévoilent progressivement le secret de l’histoire. Dans Le client, la fonction principale de la caméra à l’épaule avec le point de vue à la fois observateur et accompagnateur, est particulièrement efficace dans la création de l’espace troublant du privé (maison) et du public (société). De plus, le corps semi-indépendant de la caméra contribue à l’ambiance générale de l’histoire et fait le lien avec le climat général de la société. D’une façon phénoménologique, ce processus est directement compris (perçue) par le spectateur. Ce rapport mutuel et cette lecture psychologique de la caméra ne contribuent pas à une production documentaire, mais ils rendent plus croyables les comportements dans le film. Il s’agit bien d’une fiction et non pas d’un docufiction. Autrement dit, l’œil qui joue un rôle définitif dans l’histoire se balade parmi les personnages et dans les ambiances. Cette sensation de proximité par l’intermédiaire de la caméra à l’épaule ou par le moyen des autres facteurs n’aboutit pas forcément à transformer la fiction en documentaire et d’ailleurs, l’intention du réalisateur est ici autre chose.

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Au-delà de la situation grise : psychologie existentialiste dans une ambiance réaliste
Farhadi insiste sur l’aspect intermédiaire de ces films aussi bien dans la forme que dans le contenu. Lors de son interview avec Arte, il parle des moments importants de la vie où les êtres humains peuvent se rapprocher et soudainement s’éloigner, les moments dévoilent les contradictions de l’individu et de la société : un œil entre l’individu et la société, entre être dedans, être soi pour voir son vrai soi, son soi différent. Une approche intermédiaire qui se situe aussi entre la forme intellectuelle et la forme populaire. Cette lecture psychologique donne lieu à cet « être au cœur et au milieu » dans le film. Autrement dit, être au milieu de l’histoire et en moindre distance avec les personnages et les événements. Ainsi, grâce à ce naturalisme visible dans Le client, le point de vue existentialiste étudie l’humain. Quand Emad trouve enfin le vieil agresseur, il est en pleine crise personnelle, mais il n’est pas évident de prévoir ce que cet homme instruit est capable de faire. Dans ce cas, plusieurs possibilités sont en vue. Le scénario peut prévoir une fin pour l’histoire soit par la violence brutale d’Emad envers le vieillard, soit par l’attribution de son pardon. Mais il peut aussi réserver une autre issue comme c’est généralement le cas chez Farhadi. Évidemment, il s’agit du deuxième cas. L’histoire initie et prépare les spectateurs, analyse la situation et les personnages, et à travers la mise en scène de la souffrance du couple, auquel le spectateur s’identifie, analyse l’aspect existentialiste de la société et de l’humain. D’abord, Emad décide d’enfermer le vieillard qui souffre d’insuffisance cardiaque, une torture pour apaiser sa propre souffrance. Le fait de découvrir le monde et le personnage du vieillard dans l’image accentue la dimension psychologique et existentialiste qui prime tout au long du film et à la fin du film atteint son point culminant. On apprend que le vieillard est un homme détruit semblable au vieillard de la pièce d’Arthur Miller, un homme aimé par son épouse qui rendait parfois visite à une prostituée pour se ressourcer et finalement, il ne s’agit pas d’un criminel ou d’un imposteur. Ici, contrairement à ce qui est courant dans le cinéma iranien d’aujourd’hui, l’histoire ne cherche pas à acquitter le vieillard. Elle ne qualifie personne de coupable ou d’innocent, car tout le monde agit en fonction de l’ambiance générale. Cette lecture narrative est plus approfondie. On comprend très bien que la violence exercée par Emad et les deux actes du vieillard, c’est-à-dire se rendre chez une prostituée et agresser Rana, sont exercés consciemment. Mais qu’est-ce qu’il mérite le vieillard pour son acte ? La mort ? Est-ce que l’acte d’Emad est inacceptable alors que l’agression faite par le vieillard a déstabilisé sa famille ?

L’enfermement, la torture de l’agresseur et l’arrivée d’Emad annoncent la fin du film au spectateur qui pense que finalement Emad n’a rien fait d’horrible et que cet homme instruit va libérer le vieillard qui a été puni pour son acte. Mais l’apogée de la fin du film est dans la représentation de la violence contagieuse et sociale (ou l’interprétation qu’on a fait de sa lecture phénoménologique dans la politique). Emad consciemment ou inconsciemment gifle le vieux, une gifle qui va déclencher une crise cardiaque chez le vieillard et va probablement causer sa mort.
L’aspect progressif (couche sur couche) de l’histoire et ses dimensions existentialistes et phénoménologiques que nous observons à travers la mise en scène de cette séquence sont comparables à la séquence finale de L’Avventura de Michelangelo Antonioni quand l’homme trompe sa nouvelle petite amie et un peu plus tard, assis de dos sur un banc, il pleure. À ce moment, la petite amie met sa main sur l’épaule de l’homme. Ici, nous sommes à l’apogée de la lecture humaniste. La lecture existentialiste à propos de la femme, de l’homme et du rapport homme-femme est repérable dans les deux cas, mais dans Le client, cette lecture existentialiste de rapport homme-femme (individuel) est développée dans le cadre de la psychologie sociale (collective).

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Le genre intermédiaire est un nouveau genre qui va progressivement s’affirmer dans le cinéma mondial à travers le travail de quelques cinéastes comme Farhadi. L’intermédiaire est un cinéma mature et intellectuel et a déjà un public plutôt nombreux. En fait, il se rapproche du cinéma d’auteur et du cinéma social et il est adapté avec le rythme rapide de la vie moderne. Selon Farhadi, on peut le qualifier de « policier moderne » où la police, le criminel et la victime ne sont plus si visibles. C’est la narration visuelle qui doit incarner leur rôle et cela est visible dans le contenu du film. La mise en scène de ce genre a atteint une telle maturité que la réflexion sur le film permet au spectateur de comprendre la culpabilité du vieillard. La question est de savoir si le vieillard s’est rendu à l’appartement pour voir la prostituée et satisfaire son désir, mais par malheur, les choses ont mal tourné et qu’il a agressé une autre ? Est-ce qu’il mérite de mourir ? La pièce de Miller va également dans le même sens : un vieillard cherche à enrichir sa famille et réaliser son rêve à New York, une ville en voie vers la modernisation. Il fait son possible, il fait des erreurs. Le vieillard du Client agresse Rana, et reflète ainsi une image de l’individu social. La gifle d’Emad est une réponse à ces questions. Elle symbolise la violence banalisée et généralisée dans toutes les couches d’une société qui parcourt un itinéraire illogique vers la modernité. Mais cette petite gifle (violence) impose une violence et un malheur considérable au vieillard, à sa famille et même à Emad et à Rana, comme l’agression faite par le vieillard qui a détruit Rana et Emad. L’effet de ces violences qui a transformé la personnalité de ces deux derniers est visible lors de la scène finale quand le couple est en séance de maquillage pour jouer la pièce La mort d’un commis voyageur. Ainsi même une petite gifle est une action violente et même une grande violence ! Son effet a autant de retentissement que l’agression faite par le vieillard. Finalement, le vieillard et Emad reflètent tous les deux une image dégradée et Rana et la société remettent en question leurs actes.

L’approche intermédiaire et ses dimensions
Le regard sociologique et l’étude structurelle nous permettent de préciser que l’approche intermédiaire de Farhadi ne se manifeste pas uniquement dans ses films, elle est aussi visible dans les réactions après la projection et même avant une nouvelle production. Par exemple, dans un pays comme l’Iran, les couches sociales différentes emploient sans précaution le mot prostituée dans les cercles amicaux. Mais le cinéaste insiste dans Le client à ne pas l’employer et avance l’argument du respect pour la culture et la traduction orientale. Ainsi, il l’utilise comme un élément dans la forme et dans le contenu du film. Cependant, cette approche n’est pas très réaliste. Cette approche intermédiaire du réalisateur est en contradiction avec le réalisme que le film cherche à développer et a un effet négatif sur la production. Les non-dits qui sont pourtant très clairs dégradent le réalisme et le naturalisme de l’œuvre. Dans une autre scène encore les gémissements exagérés de l’épouse du vieillard ont le même effet. Nous espérons que l’approche intermédiaire de Farhadi dans la réalisation5 ne devienne pas son talon d’Achille.

Pour finir, nous abordons un dernier point au sujet du scénario. Du point de vue méthodologique, il n’est pas logique de comparer le film de Farhadi avec la pièce de théâtre La mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller comme il le dit lors d’une interview. Selon Farhadi le vendeur de Miller est le vieillard agresseur. La vieille du Client est aussi la femme du vendeur. L’ancienne locatrice du film est également le personnage du théâtre que se bat contre les contraintes de la vie. Nous pouvons dire que le film de Farhadi est plutôt une interprétation libre de la pièce de Miller pour compléter l’ambiance réaliste du film et enrichir la frontière du réel et de l’imaginaire dans la narration.

Aveh Ali Ghasemian,
chercheur en histoire et philosophie du cinéma à l’université de Nanterre Paris-Ouest.

FORUSHANDE
Réalisation : Asghar Farhadi
Scénario : Asghar Farhadi
Interprètes : Taraneh Alidoosti, Shahab Hosseini, Mina Sadati, Babak Karimi, Farid Sajjadi Hosseini…
Photo : Hossein Jafarian
Montage : Hayedeh Safiyari
Musique : Sattar Oraki
Pays : Iran
Durée : 2 heures 05
Sortie française : 09 novembre 2016

 

1

L’analyse se limite à ce film en particulier et l’auteur ne cherche pas à le comparer avec les autres films du Festival de Cannes 2016.

2

Par exemple dans les films policiers et dans les films d’action.

3

Le titre original du film est Le vendeur, remplacé par Le client dans la version française.

4

Alors que dans Une séparation au moins quatre personnages étaient au centre.

5

Comme les priorités accordées à la pré-production pour satisfaire les exigences des investisseurs du projet c’est-à-dire le producteur, au contournement de la censure, à attirer et à influencer le public issu de toutes catégories sociales.


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