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Channel: revue versus – Le blog de la revue de cinéma Versus
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« La pagode en flammes » de Henry Hathaway : Le syndrome chinois hollywoodien

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On ne le dit jamais assez : les premières impressions ne sont pas toujours les bonnes. Prenons l’exemple de cette Pagode en flammes (1942) que ESC sort en DVD dans une version restaurée haute définition. Épargnons d’ores et déjà nos larmes sur l’absurdité du titre français, qui transforme cette China Girl en Pagode en flammes, preuve que le traducteur ne s’est vraiment pas foulé. Chinoise, l’héroïne incarnée par la sublime Gene Tierney l’est, au grand dam de l’olibrius qui la drague (George Montgomery). À cette époque, le réalisateur Henry Hathaway a quitté la Paramount, au sein de laquelle il a signé plusieurs chefs-d’œuvre (Les trois lanciers du Bengale, Peter Ibbetson), pour la Fox. À première vue, ce China Girl paraît bien routinier et plutôt faiblard en comparaison des films Paramount de Hathaway et de ceux qu’il signera après-guerre à la Fox, tels les fameux Kiss of Death (1947, Le carrefour de la mort) ou Niagara (1953), avec Marilyn.Et pourtant, pourtant…

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Il n’y a aucun doute là-dessus, China Girl est un film bavard qui contient de longs tunnels dialogués — pourtant par Ben Hecht. Malgré tout, quelle force dans certaines séquences, à commencer par celles qui ouvrent le film et qui montrent l’évasion de trois Américains (Montgomery, Victor McLaglen et Lynn Bari) d’un camp japonais. Plus tard encore, on note cette scène stupéfiante d’enfants chinois dans une école qui doivent subir sans broncher un bombardement, tandis que leur maître (Philip Ahn, l’un des futurs pédagogues du petit scarabée David Carradine dans la série Kung Fu) leur enseigne la sagesse orientale.

Dans ces deux exemples, mais à plusieurs autres reprises également, Hathaway nous livre une belle leçon de mise en scène. Il faut voir ces Chinois, qui vont être fusillés de dos par les Japonais, et qui se retournent pour faire face à la mort. Ou ces enfants apeurés par les secousses d’un bombardement et qui reviennent sagement s’assoir à leurs pupitres d’écoliers dans l’attente d’une mort quasiment certaine. En ce qui concerne l’évasion du début, le cinéaste joue avec les clichés et l’habituelle facilité hollywoodienne qui fait que les héros se sortent toujours des pires épreuves. Hathaway utilise cette facilité et se joue d’elle ensuite, nous faisant comprendre combien il nous a trompés. Tout au long du film, ses images démentent et démontent le récit. Parfois, c’est un gag, comme lorsque le gamin promet au héros de veiller sur son sommeil et que la caméra le surprend profondément endormi au petit matin. D’autres fois, c’est pour mieux perdre le spectateur, de la scène initiale au baiser échangé avec Lynn Bari, si bien que l’on se met à douter : pour laquelle des deux femmes le cœur du héros balance-t-il, d’autant plus que nous sommes à une époque où il ne faut pas chatouiller de trop près la censure, sous peine de la voir gigoter et envoyer tout valdinguer cul par-dessus tête, c’est-à-dire dans les poubelles de la salle de montage.

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Gene Tierney est, bien entendu, au centre du film et c’est vers elle que tendent tous les regards. Hathaway la soigne, secondé par son chef op’ Lee Garmes. Rien d’étonnant, c’est lui qui a photographié tous les grands Sternberg époque Paramount et qui a travaillé aussi, avec quelques autres, sur Duel au soleil ou Autant en emporte le vent. Les images de China Girl sont très belles, qui jouent sur les ombres et lumières et sur la douceur du visage de l’actrice. David Bowie pensait-il à Gene quand il chantait « Quand je regarde ma China Girl, je pourrais croire que rien n’a vraiment d’importance » ? Face à elle, George Montgomery est assez insignifiant. Cet ancien cascadeur cantonné aux séries B de la Fox n’a d’ailleurs jamais vraiment convaincu qui que ce soit. Victor McLaglen, Lynn Bari, Sig Rumann et Tom Neal donnent ce que l’on attend eux et celui qui tire le mieux son épingle du jeu est le petit Robert Blake, qui joue le gamin qui accompagne Montgomery et Tierney. Il connaîtra par la suite plusieurs hauts (ses rôles dans le formidable De sang froid de Richard Brooks, inspiré du livre de Truman Capone, la série Baretta ou le Lost Highway de Lynch) mais aussi des bas (l’accusation d’assassinat de sa femme en, dont il est finalement lavé en 2005).

Jean-Charles Lemeunier

La pagode en flammes
Titre original : China Girl
Origine : Etats-Unis
Date : 1942
Réal. : Henry Hathaway
Scénario : Ben Hecht d’après une histoire de Darryl F. Zanuck (sous le nom de Melville Crossman)
Photo : Lee Garmes
Musique : Hugo Friedhofer
Montage : James B. Clark
Production : Twentieth Century Fox
Avec Gene Tierney, George Montgomery, Victor McLaglen, Lynn Bari, Robert Blake, Sig Rumann, Alan Baxter, Myron McCormick, Philip Ahn, Tom Neal…
DVD édité par ESC Conseils le 2 novembre 2016.



« Bruno Mattei : Itinéraires bis » : Le cas Mattei

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Alors qu’arrivent les fêtes, il est naturel de trouver, au rayon cinéma des librairies, un énième bouquin sur une grande star ou un cinéaste majeur. Non pas que ces livres soient inintéressants, ils surfent juste sur une vague susceptible de leur amener des ventes et gageons que beaucoup d’acheteurs se rueront sur les têtes de gondole, Marilyn, Star Wars, Hitchcock ou Belmondo. Mais qui va s’intéresser à la filmo du cinéaste italien Bruno Mattei (1931-2007), dans un livre qu’Artus Films, en plus des DVD, a l’excellente idée de publier, après déjà un Joe D’Amato et un Jess Franco ? Nous, en tout cas, et certainement de nombreux autres curieux et amateurs d’un cinéma hors normes, hors sentiers battus et, parfois, hors cinéma tout court.

Avec Bruno Mattei : Itinéraires bis, un beau livre abondamment illustré, de nombreux contributeurs se sont attelés à la tâche : David Didelot, Jérôme Ballay, Jean-Sébastien Gaboury et Didier Lefèvre. Et tâche n’est pas un vain mot car il a fallu démêler le vrai du faux, ne pas céder aux facilités qui font parfois attribuer à Mattei ce qui n’appartient même pas à César, surtout ne pas se paumer parmi les innombrables pseudos utilisés par le réalisateur et, plus dur encore, réussir à dénicher et à voir tous les films commis par le monsieur, souvent ressortis, bidouillés, caviardés sous d’autres titres.

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David Didelot

Comment décrire Bruno Mattei en quelques mots ? Ou, plutôt, comment définir le bonhomme, capable du meilleur comme du pire ? Dans sa préface, Monica Seller, qui fut son actrice et sa productrice, le définit comme un véritable auteur, prenant soin de préciser : « Et c’est oublier que séries A, B ou Z, les films cachent souvent des équipes qui travaillent professionnellement à leur naissance. » Les biographes préviennent ensuite qu’ils ont banni les mots de « nanar » et « navet » du livre, ceux qui, à vrai dire, viennent le plus facilement à la bouche. Pourtant, qui pourrait dire aujourd’hui, exceptions faites de Didelot, Ballay, Gaboury et Lefèvre, qu’il connaît sur le bout des doigts l’œuvre de Bruno Mattei ? Pas grand monde il est vrai et eux, le comparant aux autres cinéastes de sa génération (Lenzi, Fulci, De Martino, Margheriti, D’Amato, Martino), prennent la précaution d’écrire qu’il est « le vilain petit canard de la couvée, ce mouton noir du cinéma bis … un Ed Wood italien ».

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Virus cannibale

Dans ce livre, une déclaration d’amour qui n’évite pas les sujets qui fâchent, les torts de la mariée (enfin, de Bruno Mattei) ni ses défauts, le cinéaste italien est avant tout résumé aux stock-shots utilisés à profusion, « des entourloupes qui virent quasiment au procédé artistique dans le cinéma de Mattei ». Mais, et le bouquin n’existerait pas sans cela, Mattei est avant tout « le chantre majeur d’un cinéma délirant et décomplexé ». C’est une évidence, l’auteur de Virus cannibale connaît son métier. Fils d’un monteur, il est destiné à entrer dans la Marine alors qu’il préfère s’inscrire aux Beaux-Arts puis en architecture avant de rejoindre son père sur les bancs de montage. Son premier mentor est Sergio Grieco, avec qui il travaille comme assistant monteur ou « dépêché au mixage et au montage de la bande sonore ». Dès ses débuts, il « emprunte les chemins du cinéma populaire au meilleur sens du terme ». Puis arrivent Roberto Bianchi Montero, autre cinéaste populaire, et le documentaire, entre 1957 et 1960. Il travaille alors au montage, sous la houlette de Gillo Pontecorvo et Giuliano Montaldo. Ce qui, remarquent les auteurs, sera « utile pour l’utilisation future de stock-shots ».

On dit souvent d’un bon film que l’essentiel se trouve à l’image dès le premier plan. Pour Bruno Mattei, il en va un peu de même. Son premier film, Armida, il dramma di una sposa est le bidouillage d’un film grec, O Lipotaktis de Christos Kafalas, auquel il ajoute des séquences et change l’histoire et le montage. Marqué au sceau du bidouillage, cette malédiction va le poursuivre durant toute sa carrière, qu’il signe ses films sous son vrai patronyme ou sous l’un de ses innombrables pseudos : Vincent Dawn, Jordan B. Matthews, Jimmy Matheus, Gilbert Roussel, Stefan Oblowski, Pierre le Blanc…

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Citons encore : « À partir de 1976, Mattei va se faire le champion des genres les plus équivoques du cinéma bis. » Il n’est certes pas le seul et l’on sait qu’à l’époque, le genre nazisploitation créée quelques remous. « Un genre formidablement crapuleux mais sacrément délirant pour qui chausse les bonnes lunettes », poursuivent Didelot et consorts. C’est aussi l’époque de « deux films pour le prix d’un » où Mattei utilise les mêmes décors, les mêmes costumes, pratiquement les mêmes acteurs pour deux films différents… mais très proches. Puis, en 1980, il rencontre Claudio Fragasso, « de vingt ans son cadet », lequel l’accompagne pendant dix ans, de Sexual Aberration (Sesso perverso) à Tre pesci, una gatta nel letto che scotta (1990). Il apparaît que Mattei, « timide« , laissait à Fragasso les contacts avec les acteurs.

Délirant, disait-on à propos des bandes nazillardes. Un autre filon tient à la même époque le haut du pavé, grâce à des films tels que Intérieur d’un couvent (1978) de Walerian Borowczyk : les « films de nonnes » ou nunsploitation. Ce sera Novices libertines (Vœux de sang) et L’autre enfer (Le couvent infernal), tournés en même temps, « le premier plus porté sur le sexe, le second sur l’horreur ».

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Les amateurs de bis connaissent Mattei essentiellement pour deux titres, Virus cannibale et Les rats de Manhattan. Mattei et Fragasso s’engouffrent « dans la brèche ouverte par George Romero et son Dawn of the Dead ainsi que dans celle, plus locale, ouverte par Lucio Fulci avec son Enfer des zombies un an plus tôt ». Plus explicitement : « Virus cannibale reste l’édifiant modèle d’un cinéma fauché, bricolé, filou parfois mais complètement barré : le manifeste du bonhomme en quelque sorte ».  C’est d’ailleurs de là, nous signale-t-on, que vient pour la première fois son pseudo le plus usuel : Vincent Dawn, en hommage à Dawn of the Dead. Assassiné à sa sortie par la critique, tant italienne que française, Virus cannibale a depuis atteint le stade de film culte et Tarantino fait partie de ses fans.

Les cinéastes de bis osent tous, c’est bien connu, et c’est à ça qu’on les reconnaît : ainsi Mattei enchaîne-t-il allègrement horreur et nazisploitation, nunsploitation et péplums, WIP (abréviation anglo-saxonne pour les films de « Women in Prison ») et érotisme. Les deux péplums auxquels il participe en 1981 et 1982, dans la lignée du Caligula de Tinto Brass, s’intitulent Caligula et Messaline et Les aventures sexuelles de Néron et Poppée. Ils sont produits par l’acteur italien Antonio Passalia, alias Anthony Pass, et signés de son seul nom dans les versions françaises qui ont été éditées en DVD par René Chateau. Selon Didelot et ses amis, qu’on ne peut soupçonner de dilettantisme, Bruno Mattei les a réalisés.

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Pour les WIP, Pénitencier de femmes (Violenza in un carcere femminile) et Révolte au pénitencier de filles (I violenti) sont deux films plutôt bien faits et qui bénéficient de la présence de Laura Gemser, sur lesquels on retrouve le duo Mattei /Fragasso, « sans qu’on sache qui fit quoi ».

À propos du deuxième, signé Gilbert Roussel, les auteurs se questionnent sur l’identité réel de ce dernier. En effet, Gilbert Roussel est le patronyme d’un réalisateur français réel. Mattei et Fragasso l’auraient utilisé « pour faire français » et changer un peu de leurs habituels pseudos sans savoir que le personnage existait vraiment. Or, l’auteur de fanzines Pierre Charles (Ciné-Zine-Zone et Shocking) affirmait qu’il s’agissait du vrai Gilbert Roussel, se basant sur une interview du monsieur. Et de conclure : « Les voies du cinéma bis sont définitivement impénétrables ».

On ne peut s’amuser à détailler l’ensemble de la carrière de Mattei — il faudrait un livre pour ça et, ça tombe bien, il existe désormais — qui passe encore par le gore, à nouveau le péplum avec Les sept gladiateurs (« un gros raté » nous prévient-on, malgré la présence de Lou Ferrigno, Sybil Danning, Dan Vadis dans son dernier rôle et Brad Harris), le western tardif (Bianco Apache, Scalps, signé Werner Knox), les films de guerre et d’anticipation tournés aux Philippines, les films de zombis…

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Au fil des pages, les titres et les noms s’enchaînent, s’emmêlent, nous perdent parfois… d’autant plus qu’un seul film peut avoir plusieurs titres, qu’un même titre peut désigner deux films différents, qu’un nom peut en cacher un autre et que les Gilbert Roussel se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Après une première partie chronologique et des interviews du scénariste Antonio Tentori et de l’actrice Yvette Yzon, les auteurs en viennent au cœur du sujet en étudiant de plus près quelque 48 films de Mattei. Des pages fort intéressantes au cours desquelles on apprend énormément et qui donnent fortement envie de voir, ou de rigoler à voir, la filmo du monsieur.

« Entre filouterie avérée et sincère hommage au cinéma de ses pairs, pas facile de situer les films de Bruno Mattei (…) Le cinéma de l’Italien devient un grand espace de connivence et de complicité entre le réalisateur et le spectateur. » Didelot, Ballay, Gaboury et Lefèvre n’ont jamais été dupes, qui utilisent les termes de « plagiat », « photocopieuse » ou « réjouissant négatif des grands classiques » et ajoutent : « Mine de rien, Bruno Mattei aura peut-être inventé un nouvel emballage de film, une nouvelle manière de cinéma : le plagiat non conforme, le démarquage personnel, la photocopie originale, déférente, passionnée et désintéressée parfois. » Ils poursuivent en évoquant « un immense de jeu de grattage : derrière chaque titre se cache un réalisateur majeur de la période, un géant du 7e art auquel rend hommage Mattei ».

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On aurait tort d’oublier, ce que nos amis ne font pas, que le plagiat ne doit pas cacher « des instants d’extravagance ». Ils citent un exemple : « Dans Virus cannibale, dans une brousse truffée de zombies affamés, un militaire zozo prend le temps de se déguiser en ballerine et d’entonner, allègre, un fameux Singing in the Rain. »

En refermant Bruno Mattei : Itinéraires bis, une furieuse envie vous prend d’aller jeter un regard à quelques-uns de ses films, pas tous non, mais un certain nombre qui semblent très fréquentables quand on lit ces pages et dont on sait que, même foutraques, même décevants, ils comporteront toujours un moment ou deux de grâce.

Jean-Charles Lemeunier

« Bruno Mattei : Itinéraires bis » de David Didelot et al. (Artus)


« La colline a des yeux » de Wes Craven : Holocauste cannibale

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Je vous voir venir, vous les petits malins qui pensez que des films d’horreur tournés il y a quelques décennies ne valent pas tripette, d’autant plus qu’ils ont été refaits il y a peu. J’avoue que je me demandais moi-même, en voyant annoncées les sorties en salles, DVD et Blu-ray par Carlotta Films et ESC Distribution, de La colline a des yeux (1977) et de sa suite, La colline a des yeux 2 (1985), quels sentiments pouvaient encore susciter aujourd’hui les films de Wes Craven ? Car c’est bien des œuvres de Wes Craven dont il était question, et pas de leurs remakes, disons honorable pour celui d’Alexandre Aja, estampillés 2006 (Aja), 2007 (Martin Weisz) et… 1995, puisque The Hills Have Eyes 3 de Joe Gayton date de cette époque-là et arrive après les deux premiers opus réalisés par Craven.

Donc, résumons-nous, The Hills Have Eyes et The Hills Have Eyes 2, tous deux de Wes Craven, ressortent. Sont-ils poussiéreux ou foutent-ils encore le tracsir, pour parler comme à l’époque de leur première vision ? J’avoue avoir découvert le premier Colline a des yeux lors d’une nuit horrifique dans les années quatre-vingt. Le film de Craven arrivait en troisième position et vous avait secoué l’auditoire et je me souviens encore de ce motard sortant hagard de la salle vers 4 heures du matin, le casque plein d’une digestion mal assumée, l’air complètement épuisé. Et les autres spectateurs, qui n’avaient pas tous bu ni fumé la même chose que le précédent, étaient tout aussi pâlichons. Génération de petites natures, me direz-vous ! Certes, mais qui savaient apprécier simplement. Des images et des sons de La colline a des yeux trottent encore dans mon esprit, le look effrayant de Michael Berryman, ces voix qui résonnaient dans le désert, ce bébé que des cannibales attardés voulaient boulotter… Bref, le film à l’époque avait fait son effet.

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Michael Berryman ! Ce mec vaut à lui tout seul un paragraphe de cette chronique. Quand il est apparu en cours de film, le crâne rasé, sans sourcils ni cils, la mâchoire proéminente et les yeux hallucinés, respirant quelque chose de malsain, c’est peu dire que la salle entière, à l’époque, a frémi. D’où sortait ce type, se demandait-on ? Craven avait-il été le débusquer dans un quelconque asile ? On a appris depuis que Berryman était un vrai acteur, qu’il était déjà dans Vol au-dessus d’un nid de coucous – où, là aussi, de véritables comédiens se faisaient aisément passer pour ce qu’ils n’étaient pas dans la réalité. Et qu’il souffrait d’une maladie génétique savamment nommée « syndrome de Christ-Siemens-Touraine », qui l’avait dépourvu de système pileux, de glandes sudoripares, d’ongles et de sensibilité dans certains nerfs (merci wiki). Berryman faisait alors une sacrée impression, due à son physique peu commun, bien sûr, mais aussi à une présence certaine. Et bien, rassurez-vous, Berryman en impose toujours autant !

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C’est donc avec beaucoup de recul que, plus de trente ans après, on attaque une nouvelle vision de La colline a des yeux. Les ptits gars, mine de rien, on a beau se la jouer blasés et étanches à toute nouvelle épreuve, le film fonctionne toujours. Rien que l’ouverture sur la trogne rougeaude de John Steadman, le tarin épanoui, le parler péquenaud (les Américains disent redneck), montre qu’on a affaire à quelque chose de spécial. Un film qui sort des sentiers battus à la manière du Texas Chainsaw Massacre (1974, Massacre à la tronçonneuse) de Tobe Hooper trois ans plus tôt. Tous ces films, archicopiés depuis, ont été de réels modèles du genre, ont osé se risquer sur des voies tellement peu empruntées et devenues aujourd’hui des autoroutes. Ce qui choquait à l’époque, et remue encore aujourd’hui quoiqu’on en ait vu d’autres, c’était la gratuité des actes commis. D’autant plus que les fous furieux qui peuplaient le désert où osaient s’aventurer, inconscients, quelques touristes en goguette, s’attaquaient à tout le monde, hommes, femmes, enfants et animaux, pour la simple délectation de tuer. Craven donnait également à ses mystérieux tueurs une dimension mythique en les affublant de prénoms mythologiques comme si, et sans qu’il n’en soit jamais question, les malheureux voyageurs perdus étaient tombés sur une bande de dieux dégénérés. Après tout, dans Malpertuis (1971) de Harry Kümel (tiré d’un bouquin de Jean Ray), les dieux de l’Olympe sont bien enfermés dans un manoir à Anvers. Pourquoi ne se seraient-ils pas paumés quelque part dans le désert de Mojave.

Wes Craven (1939-2015) et quelques-unes de ses créatures

Wes Craven (1939-2015) et quelques-unes de ses créatures

Enfin, la génération des Hooper, Craven et Carpenter qui a tourné ses films d’horreur dans les années soixante-dix prenait toujours soin de saupoudrer des histoires insensées d’un soupçon de politique. Ou de détails allant contre les idées reçues. Ici la famille de touristes est commandée par un vieux briscard (Russ Grieve), un flic à la retraite autoritaire, sûr de lui, macho et qui se fera vite rabattre son caquet alors que le gendre et le fils (Martin Speer et Robert Houston), beaucoup plus freluquets, et les femmes donneront plus de fil à retordre aux méchants.

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John Bloom dans La colline a des yeux 2

Le réel plaisir de spectateur dans tout ça est de se dire que, repris, revu, corrigé, rectifié en tous sens à longueur de survivals – ainsi que les appellent les Anglo-Saxons -, La colline a des yeux reste et demeure un super bon film ! Typique de son époque, certes, qui a pris forcément quelques rides, c’est normal, mais qui fonctionne encore. A tel point que la vision, par curiosité, de la suite ne peut que décevoir. Même si La colline a des yeux 2 nous est livrée pour la première fois en Blu-ray. On a le même cinéaste doué, les mêmes acteurs, le même décor et, pourtant, rien ne marche. On se retrouve en présence d’une bande d’ados stupides qu’on a déjà vus se faire exploser la tronche dans des dizaines de slashers. Les petits fiers-à-bras qui ne cherchent qu’à baiser au plus fort du mystère et de l’angoisse, passez votre chemin. Vos compagnes qui gueulent de tous leurs poumons au moindre pet de scarabée et qui s’aventurent ensuite bêtement au devant d’une mort promise, mourez stupidement si le cœur vous en dit. Les motards bravaches qui dégringolent à la première corde tendue au milieu du chemin, carapatez-vous loin du désert où vous teniez tant à aller. Hélas, La colline a des yeux 2 a tous les défauts de ce qui fonctionnait à merveille dans le 1. La surprise n’y est plus, les morts revivent, l’engouement est passé. Mais qu’importe ! Le n°1 est toujours là et on aura toujours ce plaisir délictueux et coupable à le regarder tard le soir, quand tout autour de vous est silencieux, et que vous retrouvez votre âme d’enfant pervers qui aime se faire peur et y prend goût.

Jean-Charles Lemeunier

La colline a des yeux, sorti en salles le 23 novembre 2016 et en coffret collector spécial 40e anniversaire (2 Blu-ray avec la colline a des yeux 2, un DVD et un livre, Le droit à l’horreur) le 7 décembre 2016 par Carlotta et ESC Distribution.

A noter également la sortie du premier livre en français sur le cinéaste, Wes Craven, quelle horreur ? d’Emmanuel Lefauvre, aux éditions Capricci le 17 novembre 2016.


« Pulsions cannibales » d’Antonio Margheriti : En deux dents, trois mouvements

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On se croirait revenu au bon temps de Neopublishing : avec Artus Films et The Ecstasy of Films, Le Chat qui fume est l’un de ces éditeurs de DVD qui prennent plaisir à surprendre et à aller dénicher dans le vaste giron de la cinématographie italienne bis de petits bijoux. Avec Apocalypse domani (1980, Pulsions cannibales) d’Antonio Margheriti, le greffier à cigarette délaisse un temps le giallo pour s’intéresser à un film directement inspiré des grands frères américains. Après un générique aux noms tous plus anglo-saxons les uns que les autres, l’histoire va pouvoir démarrer au Vietnam. Or, à part John Saxon qui est réellement américain, tous les autres patronymes sont les alias d’artistes italiens. Margheriti utilise une fois de plus les vêtements d’Anthony M. Dawson, son habituel pseudo. Le scénariste Dardano Sacchetti devient Jimmy Gould. Les acteurs Giovanni Lombardo Radice et Cinzia De Carolis se transforment en John Morghen et Cindy Hamilton. Quant à Venantino Venantini, le sympathique porte-flingue des Tontons flingueurs que l’on a la surprise de voir apparaître dans le rôle d’un flic, il n’est tout simplement pas crédité au générique. Ou alors sous un nom anglicisant que personne n’a relevé.

Le Vietnam, donc. La séquence pourrait provenir d’une flopée de films US où de gentils, courageux et secourables G.I. viennent sauver des cages vietcongs leurs copains enfermés. Sauf qu’ici, et on comprend assez vite pourquoi même si Margheriti choisit de rester discret sur ce point, les gars enfermés le sont parce qu’ils montrent de fâcheuses tendances cannibales et lorsqu’une pauvre Vietnamienne est précipitée dans la cage aux Marines, les chrétiens dans les arènes romaines des péplums n’ont guère connu pire sort face aux lions. Autant dire que la pauvre est déchiquetée à grands coups de dents. L’action se transporte ensuite aux États-Unis et l’on se doute que les rescapés de l’Enfer vert vont trimballer les pulsions cannibales du titre français dans les supermarchés américains climatisés. Nous nous retrouvons en terrain connu et, malgré tout, pas entièrement.

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Après la vague giallo, genre typiquement transalpin, les Italiens se remettent à faire ce pour quoi ils excellent : la copie des films américains. Ainsi, dans la carrière de notre Tonio, Pulsions cannibales est-il situé entre Killer Fish (1979, L’invasion des piranhas) et L’ultimo cacciatore (1980, Héros d’apocalypse). Soit des resucées du Piranhas (1978) de Joe Dante et d’Apocalypse Now (1979) de Coppola. Pulsions cannibales est plus difficilement identifiable en matière de copie. Certes, la vague cannibale commence à submerger les productions italiennes (Cannibal Holocaust et La secte des cannibales sont sortis la même année, en 1980, à quelques mois de Pulsions cannibales). Et la tendance Vietnam est très présente. Dawn of the Dead (Zombie) de Romero est sur les écrans en 1978 et l’un des cannibales de Margheriti se réfugie lui aussi dans un centre commercial. Sur ces rocs incontournables, le cinéaste italien accroche un récit qui développe d’autres rebondissements que ceux auxquels on s’attend. Très présent aussi, le thème de la contagion, qui fit les belles années des films de vampires et de ceux de zombies. Le sida n’a pas encore frappé (ce n’est qu’en 1981 qu’on commence à en parler, même si des cas ont précédé l’identification de la maladie), la variole vient d’être officiellement éradiquée en 1977 mais la notion d’épidémie est toujours présente et angoissante. Force est de reconnaître que Margheriti a le don de mélanger plusieurs thèmes classiques pour en ressortir un produit original. Ici, le cannibalisme n’est plus culturel ou cultuel, comme dans les films de Ruggero Deodato ou d’Umberto Lenzi, mais viral. D’où une similitude avec les zombies. Margheriti s’adonne également au gore, avec une langue arrachée, de la chair dévorée, des tranches de bifteck découpées à même une jambe, une énucléation qui prend littéralement à la lettre l’expression « au doigt et à l’œil ». Il évoque une autre tendance du cinéma, celle des enfants atteints par le mal, et maîtrise parfaitement bien toute la partie policière, avec une fuite dans les égouts très bien menée.

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Film sombre et nihiliste, Pulsions cannibales peut être également compris comme une critique de l’intervention américaine au Vietnam qui, non seulement crée une guerre et ses ravages, mais ramène sur le sol natal un virus dont on ne peut venir à bout qu’en tuant les porteurs. Margheriti cherche-t-il à s’aligner sur la série de films d’anticipation des années cinquante où l’alien le plus incroyable renvoyait à un ennemi intérieur bien réel ? Sauf que là, le danger vient d’un militaire dont l’uniforme porte des médailles, filmé sous la maquette d’un avion aux ailes marquées USA.

Juge et hors-la-loi

Juge et hors-la-loi

Finissons par l’une des séquences les plus commentées du film et les plus célèbres. Elle sert même de visuel à l’affiche. Frappé de plein fouet par un gros calibre, un personnage s’effondre en s’accrochant à une grille. Par le trou fait dans son ventre, on discerne la fuite de ses complices. L’image est gonflée, qui hésite entre le macabre et l’humour. Rappelons qu’en 1972, dans The Life and Time of Judge Roy Bean (Juge et hors-la-loi), John Huston avait de la même manière troué le bide de Stacy Keach afin de nous montrer le paysage qui se trouvait derrière.

Enfin, signalons qu’un bonus présente The Outsider, un documentaire d’Edoardo Margheriti sur son père. Passionnant ! On y apprend qu’Antonio Margheriti est quand même le mec qui a refusé à Kubrick son aide pour 2001, l’Odyssée de l’espace. « Ça m’aurait pris toute une vie », se défendait humblement l’Italien. Cette humilité de l’artisan qui fait bien son boulot est ce qui est le plus flagrant dans ce film enrichi des témoignages de ceux qui ont travaillé avec Margheriti. Lorsqu’il parlait de ses capacités, le cinéaste commentait : « Mon monde ? Je peux faire de grandes et de petites choses. » Ce n’est malgré tout pas un hasard si Kubrick l’a contacté, si Andy Warhol et Paul Morrissey se sont appuyés sur lui pour Du sang pour Dracula et Chair pour Frankenstein — ce que Morrissey dément d’ailleurs, disant qu’il a écrit, dirigé et produit ces deux films et que même Warhol n’y a rien fait, « n’ayant jamais rien fait de sa vie ». Et pas un hasard non plus si Tarantino adore Pulsions cannibales. Interrogé sur son travail avec Margheriti sur Take a Hard Ride (1975, La chevauchée terrible), l’acteur américain Fred Williamson raconte que le cinéaste arrivait le matin en disant « Inventons quelque chose ! » Tout un programme qui montre bien que Margheriti mérite le détour.

Jean-Charles Lemeunier

Pulsions cannibales
Titre original : Apocalypse domani
Origine : Italie
Année : 1980
Réal. : Antonio Margheriti ( Anthony M. Dawson)
Scénario : Dardano Sacchetti ( Jimmy Gould), Antonio Margheriti
Photo : Fernando Arribas
Musique : Alexander Blonksteiner
Montage : Giorgio Serrallonga (George Serralonga)
Avec John Saxon, Elizabeth Turner, Giovanni Lombardo Radice (John Morghen), Cinzia De Carolis (Cindy Hamilton), Venantino Venantini,

Coffret 2 DVD édité par Le Chat qui fume le 6 décembre 2016.


« Marie-Octobre » de Julien Duvivier : Conte d’automne

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Ce qui impressionne de prime abord dans Marie-Octobre (1958), édité ces jours-ci en version restaurée DVD et Blu-ray par Pathé, c’est la manière dont Julien Duvivier filme son décor. L’essentiel de l’action se déroule dans une vaste demeure entre dix personnages et le cinéaste parvient à saisir dans un seul plan non seulement ceux-là mais aussi la majesté du lieu où ils se trouvent, du sol au plafond. On se croirait dans les Ambersons d’Orson Welles, tant Duvivier met d’habileté à rendre le décor imposant, ce qui n’est pas une évidence. Il n’y a qu’à voir la manière anodine qu’a, à la même époque, Jean Delannoy pour placer son action dans le château des Saint-Fiacre pour se dire qu’en matière de mise en scène, Duvivier s’impose haut la main.

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C’est d’ailleurs la mise en scène plus encore que l’histoire elle-même qui fait tout l’attrait de ce Marie-Octobre. On peut comprendre pourquoi les jeunes Turcs de la Nouvelle-Vague ont tant décrié cette qualité française dont Duvivier autant que Delannoy et Carné et Autant-Lara et Christian-Jaque et quelques autres étaient les tenants. Dans cette histoire de Résistance et de traître qui a livré le réseau dix ans auparavant — qui est-il ? Lequel des dix ? Voire des onze si l’on tient compte de la gouvernante incarnée par Jeanne Fusier-Gir —, les personnages sont un peu simplifiés au profit de ce qu’ils représentent : Paul Guers en curé conventionnel, même s’il s’avère qu’il est un ex-coureur de jupons (le comédien vient de disparaître ce 27 novembre) ; Lino Ventura en ancien catcheur devenu patron d’une boîte à strip-tease ; Paul Frankeur qui veut justement voir à la télé la retransmission du match de catch ; Daniel Ivernel en médecin ; Serge Reggiani en petit imprimeur cerné par les dettes, etc, etc. Tous ou presque sont encore, bien entendu, amoureux de la somptueuse Marie-Octobre, incarnée avec grâce et intelligence par Danielle Darrieux. Dominant cette petite troupe, Paul Meurisse est tel qu’il sera dix ans plus tard dans L’armée des ombres de Melville, portant dignement et élégamment une belle assurance.

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Forcément, avec un tel casting, Duvivier est aux anges. On peut ajouter encore Bernard Blier, Noël Roquevert et Robert Dalban, tous un peu réduits à la personnalité qu’ils trimballent de film en film dans ces années cinquante : Blier en notable, Roquevert en vieux grincheux, Dalban en prolo. Les échanges sont vifs, dialogués par Henri Jeanson, et le huis-clos apparente cette adaptation par lui-même d’un roman de Jacques Robert à un mystère à la Agatha Christie. C’est là où Duvivier montre qu’il maîtrise parfaitement sa caméra, qui regroupe ou isole chacun des protagonistes par une série rythmée de plans plus ou moins rapprochés. Le suspense joue, qui fait que l’on peut soupçonner à tour de rôle l’un ou l’autre des anciens résistants. Au centre de toutes ces confidences, de toutes ces accusations resurgissant du passé, le portrait d’un homme, Castille, chef du réseau qui a trouvé la mort lors de l’attaque par les Allemands. L’histoire est proche de celle de Jean Moulin et, dans le film, l’attention est portée sur ce grand absent du drame qui est au cœur du film.

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Le nom de guerre de Danielle Darrieux dans le film, Marie-Octobre, pourrait renvoyer à ces feuilles mortes qui ont recouvert la mémoire des résistants. « Le soleil sortira à peine », chante Cabrel dans sa chanson Octobre et tout se passe comme ci, dès que l’enjeu de la soirée a été donné aux convives, peu d’entre eux voulaient que le soleil éclaire la trahison annoncée. « C’est du passé », disent les uns. « À quoi cela servira-t-il de savoir qui est le fautif ? » s’interrogent les autres et très vite, pour tous ceux qui veulent que justice soit faite, la question se pose sur l’identité de celui qui devra faire le sale boulot. Car si coupable il y a, il n’est pas question de dénoncer le salaud à la police. Même Paul Meurisse, instigateur de la rencontre avec Danielle Darrieux, semble douter de l’utilité de tout ceci. Le film brosse une sorte de bilan désenchanté de la période. Dix ans après les faits, qui cela intéresse-t-il encore ? Comme si, pour oublier la guerre et les torts causés, il valait mieux tout enterrer. L’automne est tombé sur les convictions.

Grand classique attachant, Marie-Octobre laisse malgré tout un peu sur sa faim. On attendait de Jeanson et Duvivier davantage de profondeur encore. Beaucoup plus de méchanceté et de noirceur. Reste la force des acteurs. Et quels acteurs ! Rien que pour eux, rien que pour Darrieux, rien que pour tous les autres, le film est un régal.

Jean-Charles Lemeunier

Marie-Octobre
Année : 1959
Origine : France
Réal. : Julien Duvivier
Scénario : Julien Duvivier, Jacques Robert, d’après un roman de Jacques Robert
Dialogue : Henri Jeanson
Photo : Robert Lefebvre
Musique : Jean Yatove
Montage : Marthe Poncin
Avec Danielle Darrieux, Paul Meurisse, Bernard Blier, Lino Ventura, Noël Roquevert, Robert Dalban, Paul Frankeur, Serge Reggiani, Paul Guers, Daniel Ivernel, Jeanne Fusier-Gir…

Marie-Octobre, édité par Pathé en DVD et Blu-ray restaurés en version 2K le 7 décembre 2016.


Elephant Films : Des comédies qui sentent le sapin

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Vous en avez votre claque de devoir vous taper, soir après soir, les bêtisiers de Noël, Le père Noël est une ordure, Maman, j’ai raté l’avion 25 ou le best of de vos émissions favorites ? En clair, vous en avez assez des chaînes gratuites de la TNT, un nom qui vous donne envie de dynamiter votre téléviseur ? Elephant Films a ce qu’il vous faut, qui sort en combo Blu-ray et DVD ou en DVD seuls quatre comédies américaines dont l’une, justement, estampillée 1987, est un joyeux éparpillement façon puzzle de la télé ricaine, de ses coupures pub, de ses vieux films et de ses comiques ringards… Si l’on ajoute que Joe Dante et John Landis sont les copilotes de ce navire en perdition, déjà culte lors de sa sortie, l’on ne peut que se précipiter.

Alors ? Des comédies qui sentent le sapin, comme pourraient les décrire quelques détracteurs mal embouchés sous prétexte qu’elles proviennent du fin fond des années quatre-vingt ? Parfaitement ! Qui sentent le sapin parce qu’elles y ont toute leur place, sous le sapin. La preuve.

 

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Ce serait un euphémisme tiède de seulement dire qu’Amazon Women on the Moon, devenu en français Cheeseburger Film Sandwich suite à un précédent film de John Landis, vaut le détour. Non, le film vaut plus que cela, plus qu’un détour, plus qu’une seule vision. Dante, Landis et leurs trois collègues, Peter Horton, Robert K. Weiss et Carl Gottlieb — à qui l’on doit tout de même un Caveman mémorable joué par Ringo Starr et sa madame, la délicieuse Barbara Bach — nous livrent une succession de sketches marrants, toujours cinéphiles et jamais agressifs envers ce média dont ils se moquent gentiment. Ils détournent tout : les pubs stupides qui deviennent hilarantes (il faut voir Joe Pantoliano avec sa moquette sur la tête), les débats critiques sur les films, le piratage vidéo, les clips musicaux, les téléfilms érotiques…

 

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Bien sûr, quiconque se met en tête de parler de Cheeseburger Film Sandwich ne peut qu’évoquer le nonsense de Hellzappopin’, sans doute le film initiateur de ce genre de délires. Les gags se succèdent ici à un rythme effréné, se font écho l’un l’autre, et l’on passe d’une cascade de malheurs qui surviennent au pauvre Arsenio Hall au catapultage de Lou Jacobi, roi de la zappette, dans une succession de films et d’émissions s’enchaînant sur son poste de télé. Les cinéastes rendent hommage aux univers différents qui les ont bercés pendant leur adolescence : la SF des années cinquante, les films de pirates, les films de guerre (dans un sketch coupé que l’on retrouve en bonus), les films d’ados, les émissions mythiques (genre Believe It or Not qui devient ici, sous le patronage de Henry Silva, Bullshit or Not), les films d’horreur de la Universal, d’ailleurs productrice du film — le fils de l’Homme invisible, incarné par Ed Begley Jr, est vraiment génial, qui croit avoir retrouvé la formule de son père et se balade tout guilleret à poil sous l’œil blasé des habitués de la taverne. Chaque nouvel épisode nous renvoie avec plaisir dans un genre filmique dont on maîtrise forcément les codes. Sans que pour autant les auteurs se cantonnent au passé. Ainsi le sketch réalisé par Carl Gottlieb où Monique Gabrielle, qui vient d’être Emmanuelle dans le cinquième épisode de la saga sous la tutelle de Walerian Borowczyk, incarne l’Américaine parfaite, tant chez elle que lorsqu’elle fait ses courses ou va à l’église. Sauf qu’elle est la star de Pethouse, alter ego de la revue coquine Penthouse, et que tout ce qu’elle fait, elle le fait entièrement nue.

 

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Cinéphile, The Last Remake of Beau Geste (1977, Mon « Beau » légionnaire) l’est tout autant qui se base sur le récit maintes fois porté à l’écran de Beau Geste. Sorti en 1924, le roman de Percival Christopher Wren montre la fascination de l’époque pour la Légion étrangère. Un vol ayant été commis dans sa demeure familiale, Beau Geste s’engage dans la Légion, suivi par ses deux frères, jusqu’à ce que le mystère soit éclairci. Le cinéma s’est rapidement emparé du sujet, le film le plus célèbre étant celui de William Wellman dans lequel Beau a la classe de Gary Cooper, mais l’a également rapidement parodié, comme avec Beau Hunks (1931, Les deux légionnaires), avec Laurel et Hardy. Dans le cas présent, Beau (Michael York) a été adopté avec son frère jumeau (Marty Feldman), parce que le patriarche Geste (Trevor Howard) avait eu une fille (Sinead Cusack).

Suivant la voie tracée par ses habituels complices Mel Brooks et Gene Wilder, Marty Feldman marque ce dernier remake de Beau Geste (traduction du titre original) de deux repères : les clins d’œil aux initiés et connaisseurs des films anciens et la subversion des schémas classiques. Et il passe des uns à l’autre avec beaucoup d’originalité, de talent et une sacrée dose d’effets comiques garantis. Dès le générique, Marty nous indique ce qui sera présent tout au long du film : il a récupéré le vieux globe terrestre de la Universal et il le fait tourner en noir et blanc jusqu’au moment où, en bas à gauche de l’écran, une porte s’ouvre et l’employé du studio chargé des décors (Feldman lui-même) vient compresser la Terre pour en faire tomber les continents et n’en garder qu’un sur lequel va se dérouler le récit : l’Afrique. Cet excellent gag est aussitôt suivi d’un autre : le doigt qui pointe l’Afrique laisse dans le sol un trou dans lequel va tomber un légionnaire. Le ton est donné, le film peut démarrer sur une belle chanson vantant la Légion qui se bat pour la France, pour la gloire et l’argent. « Nous violerons les femmes et tuerons les hommes pour la France, chantent les vaillants militaires, et nous pourrons même une fois tuer les femmes et violer les hommes. »

 

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Tout le film va ainsi osciller, outre les gags purs, entre l’hommage et le démontage des clichés. On verra ainsi apparaître au cours du film Gary Cooper dans une jolie scène qui le met en face de Feldman et un succédané de Valentino. Sur les doigts de Peter Ustinov, le capitaine du fort où arrive Beau, on peut lire « Hate » d’un côté et « Lo » de l’autre, jusqu’au moment où Ustinov desserre ses mains : le mot inscrit est « loathing » (« dégoût »). Quant à la cicatrice qui barre la joue d’Ustinov, elle a tendance à se balader sur son visage comme naguère la bosse de Feldman se baladait sur son dos dans Frankenstein Junior. Les gags vont bon train et contaminent jusqu’au dialogue. « La vie, prévient Ustinov, est aussi brève qu’un pet de papillon. » Côté subversion, Feldman va se moquer de la Justice — le juge Hugh Griffith mène sa condamnation comme une vente aux enchères —, de la bravoure militaire — les médailles sont comme des hémorroïdes, entend-on, et les cendres d’un héros seront jetées dans les chiottes. Quant à la moralité de l’histoire, elle sera pas mal ventilée par des incestes en tous genres.

 

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Avec In God We Trust (1980, La Bible ne fait pas le moine), Feldman montre plus d’ambition encore dans le sujet traité, sans doute plus de lourdeur aussi dans sa mise en scène. Il n’est pas aisé de se moquer de la religion et de l’argent. Dans cette histoire de moine simplet (Feldman) qui quitte son couvent pour aller à la découverte de la grande ville, ce sont les interprètes qui méritent quelques commentaires. Louise Lasser, la prostituée au grand cœur qui recueille Feldman, fut la femme et l’interprète de Woody Allen. On reconnaîtra en Peter Boyle, le prédicateur soiffard, la créature de Frankenstein Junior, film de Mel Brooks dans lequel Marty Feldman, on l’a déjà mentionné, campait l’inoubliable bossu Igor. Le personnage le plus étonnant de La Bible ne fait pas le moine est, sans aucun doute, l’évangéliste Armageddon T. Thunderbird à qui le non moins étonnant Andy Kaufman prête ses traits. Ce comique américain, dont la vie fut l’objet du film Man on the Moon avec Jim Carrey, est méconnu chez nous alors qu’il jouit d’un véritable culte aux États-Unis où beaucoup de monde, à la manière d’Elvis, pense qu’il est toujours vivant, bien qu’officiellement déclaré mort depuis 1984. Enfin, signalons encore Richard Pryor dans le rôle de Dieu, qui précède de 23 ans Morgan Freeman dans le même rôle — et, surtout, la même couleur. On se doute du malaise qu’a dû créer à l’époque, en 1980 dans un public blanc et chrétien, la vision d’un comédien noir incarnant la divinité suprême.

 

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L’argent est également au cœur de Brewster’s Millions (1985, Comment claquer un million de dollars par jour) dont Walter Hill disait, lors de son passage au Festival Lumière de Lyon, en octobre dernier, qu’il était son film préféré. Le sujet a, certes, pris quelques rides avec ses allées et venues entre le monde du base-ball et celui de la finance, mais le discours sur le dollar et les façons de le dépenser restent d’actualité. Le scénario est un classique de la comédie anglo-saxonne dont les premières versions remontent à l’aube du cinéma — dont l’une avec Fatty Arbuckle —, et dont les remakes les plus connus seront tournés par Thornton Freeland en 1935 en Angleterre puis par Allan Dwan dix ans plus tard aux États-Unis et enfin par Sidney J. Furie en 1961 sous le titre Three on a Spree. Un brave type peu fortuné hérite d’un oncle facétieux d’une somme colossale à la condition de dépenser un million par jour pendant un mois, sans placer son argent. Dans la version de Walter Hill, les véreux se placent bien entendu dans le camp des riches et, curieusement — mais ne sommes-nous pas dans une comédie ? —, l’homme de loi incarné par Pat Hingle, chargé de vérifier qu’aucune tricherie n’a lieu, restera honnête jusqu’au bout. Richard Pryor et John Candy en font des tonnes, cela fait partie du cahier des charges, et, curieusement, le film fonctionne grâce à la sympathie que fait naître Pryor et, surtout, à la causticité dont se pare la description des milieux financiers new-yorkais.

Jean-Charles Lemeunier

Quatre comédies en combo (Blu-ray + DVD) et DVD sorties par Elephant Films depuis le 14 décembre 2016.


« Tu Ne Tueras Point » de Mel Gibson : Croix de chair

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Mel Gibson a toujours montré une certaine attirance pour les parcours tortueux et torturés déjà via certaines de ses interprétations mais plus encore dans son travail de cinéaste. Depuis L’Homme sans visage en passant par Braveheart, Apocalypto et bien entendu La Passion du Christ, les héros filmés par Mad Mel se caractérisent par leur indépendance d’esprit et un comportement (voire une tare physique) qui les distinguent de la masse et sont en quête de leur vérité. Leur cheminement aussi bien intérieur que plus physique est pour le moins jalonné d’épreuves.
Tu Ne Tueras Point constitue ainsi sinon un aboutissement du moins représente la quintessence de la mise en scène entièrement vouée à éprouver la foi en des idéaux, des convictions, des croyances aussi bien religieuses qu’humanistes. Basé sur l’histoire de Desmond Doss qui s’engagea dans l’armée américaine pour participer aux combats dans le pacifique et notamment lors de la bataille effroyable d’Okinawa mais en refusant de porter et encore moins d’utiliser la moindre arme, le film de Gibson illustre toute sa propre force de conviction. Un récit qui vient entériner la quête de pureté au milieu du chaos que le réalisateur formalise finalement depuis ses débuts derrière la caméra et qui ici prend une envergure dantesque. Car si le soldat Doss est l’unique objecteur de conscience à avoir reçu la plus haute distinction militaire, la médaille d’honneur, le propos du film n’est pas de s’appesantir sur la bravoure de cet américain mais de mettre en valeur les fondements de la quête spirituelle qui le guidera à travers les combats menés pour s’imposer sur des champs de batailles aussi divergents que ceux l’ayant amené à s’opposer aux positions de l’armée puis aux soldats japonais.

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Qu’il soit un adventiste du septième jour défini en partie son identité mais ne saurait être son unique versant. D’accord, il se réfugie dans sa foi et trouve la force de continuer à secourir et évacuer les blessés en priant Dieu mais le film ne saurait être réduit à une bondieuserie édifiante ou un tract prosélyte. Le titre français remplaçant la sécheresse de l’original, Hacksaw Ridge (lieu des affrontements sanglants), par un des Commandements brouille les cartes mais il souligne aussi et peut être avant tout la nouvelle ligne de conduite adoptée par Desmond face à un frère bagarreur et un père alcoolique qu’il manquera de tuer par accident ou par ressentiment. En tout cas, Gibson n’oblitère pas le caractère religieux de cette histoire tout comme il embrasse sans emphase la violence de la guerre. Et si les autres appelés de la section de Doss sont interloqués par son comportement, ce n’est pas parce qu’il trouve refuge dans la prière mais bien parce qu’il refuse de porter une arme et de donner la mort. Effectivement, une imagerie très connotée renforce à plusieurs reprises le caractère christique de Doss mais cela s’inscrit dans son parcours et sa quête d’élévation. Gibson n’en fait pas la main de Dieu secourant les rescapés meurtris mais montre un homme habité par une bravoure, une force intérieure extraordinaire. Qu’elle puise sa source de sa foi est un élément qui ne devrait pas perturber l’appréhension de ce récit et devrait encore moins en constituer l’unique grille de lecture.

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La construction narrative de Gibson est d’une remarquable précision et s’avère imparable dans sa progression paroxystique.
S’il dépeint en premier lieu la relation amoureuse entre Desmond et l’infirmière qu’il épousera peu avant de s’engager à la manière d’une romance des années 40, cette partie est subrepticement parasitée par l’horreur de la guerre s’introduisant par petites touches dans ce quotidien presque idyllique (un blessé au visage ravagé croisé à l’hôpital où travaille son amoureuse, les bandes d’actualités lors de leur premier rencard…). Des prémisses à la violence à laquelle Doss sera confronté, venant d’une part de l’armée condamnant son choix d’exercer en tant qu’infirmier mais sans arme et d’autre part l’enfer du champ de bataille. Ainsi, la partie consacrée à sa formation dans un camp militaire se transformera en film de procès à la tension parfaitement distillée. A cette violence morale, psychologique niant le chemin qu’a décidé d’emprunter le jeune garçon suivra la violence viscérale du champ de bataille. Les cadres et le découpage isolaient de plus en plus Desmond de ses camarades durant leur entraînement, soulignant visuellement les difficultés d’intégration du garçon à cause de ses convictions. Arrivé au cœur des combats, la mise en scène de Gibson sera encore plus implacable en formalisant une immersion proprement ahurissante. Dépassant à ce titre la séquence de débarquement d’Il Faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg déjà sidérante. Mel Gibson ne nous projette pas d’un coup au cœur des combats mais en fait découvri la sauvagerie en faisant s’attarder son objectif sur le sol de la falaise du hachoir foulé par les soldats américains et jonché de corps ou morceaux de corps de plus en plus disloqués et déchiquetés à mesure qu’ils progressent. Une impression d’étrangeté presque onirique rapidement évacuée lorsque les premières balles ennemies fusent lorsque la caméra balaie pour la première fois un panorama apocalyptique.

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Les premiers crânes explosent et le carnage prend une ampleur indéfinissable. Impossible de savourer ce qui suit avec décontraction et amusement. Le déluge de plomb qui s’abat est totalement déstabilisant, les mouvements d’appareils épousant alors avec brio la désorientation absolue qui s’empare des troupes complètement paniquées (et sans recours à un hand-shaking intense). Le seul îlot de stabilité va être alors pleinement incarné par Desmond Doss dont les actions de sauvetages vont l’amener à quadriller et reprendre peu à peu possession du terrain. L’accomplissement de son héros transfiguré, voire transcendé permettant de ramener l’espoir parmi les soldats traumatisés.
Mel Gibson regarde l’horreur de la guerre en face et en tire un spectacle déconcertant où du chaos parvient à poindre une certaine plénitude.

Nicolas Zugasti

HACKSAW RIDGE

Réalisateur : Mel Gibson
Scénario : Robert Schenkkan & Andrew Knight
Production : Maggie Chieffo, Michael Mann, Thomas Tull, Alex Garcia, Eric McLeod …
Photo : Simon Duggan
Montage : John Gilbert
Bande originale : Ruppert Gregson-Williams
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h19
Sortie française : 09 novembre 2016


« Nocturnal Animals » de Tom Ford : Chair payée

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On dit souvent que le premier plan d’un film, quand il est signé par un véritable auteur, peut résumer à lui seul ce qui va suivre. Le générique de Nocturnal Animals, le film de Tom Ford, est particulièrement réussi parce qu’il est étonnant, malaisé à comprendre quelle en est la finalité, assez dérangeant aussi puisque, pour une fois, une production américaine ne célèbre pas le culte habituel des canons esthétiques : une série de femmes âgées et particulièrement grasses s’y dandinent sans aucun autre vêtement qu’un chapeau de majorette. Elles sont, on le comprend ensuite, l’objet d’une exposition qu’organise l’héroïne du film (Amy Adams), une galeriste qui n’assume pas vraiment ses choix. Cet étalage de chairs molles, que l’on voit projetées en vidéo lors du vernissage — et qui sont les mêmes images que celles du générique — ou que l’on découvre allongées nues sur des tables, est, pour Amy Adams, une façon peut honorable de gagner sa vie, malgré le succès de l’expo. Qu’est-ce que Tom Ford a bien voulu dire en plaçant ces dames grasses, pourtant décriées par la suite, en ouverture de son film ? Que le surpoids va signifier ce qui va suivre : surjeu des acteurs, surlignage scénaristique ? Que ce trop-plein de chair va contrebalancer la maigreur du propos ?

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Le film a été acclamé à la dernière Mostra de Venise, au point de récolter un Lion d’argent et le Grand Prix du jury. C’est assez étonnant pour ce catalogue de toutes les choses à faire et à ne pas faire, réactionnaire de surcroît par son sujet.

Visuellement, le film oppose un univers urbain que Gotlib appelait dans les années soixante-dix « glacé et sophistiqué » à celui plus crade et plouc de la campagne texane. De la part du styliste inspiré et décrié de la maison Saint-Laurent — le premier métier de Tom Ford —, cela n’est finalement pas étonnant. Glacée et sophistiquée, voilà bien deux qualificatifs qui collent à Amy Adams autant qu’à son univers. Il faut découvrir à la lueur des phares sa vaste demeure toute en vitres et au mobilier ultra-design, sa baignoire au froid marbre sombre et sa vie somme toute vide de sens. Ce personnage très branchouille va recevoir de son ex-mari Jake Gyllenhaal le premier roman qu’il a enfin pu écrire et baptisé… Nocturnal Animals. Le film va ainsi osciller entre la trame du roman, un couple et sa fille pris à partie par une bande de psychopathes en pleine nuit sur une route déserte du Texas, et la lecture qu’en fait Amy Adams. Et quand il était question de surjeu tout à l’heure, vous allez voir que ce n’était pas un vain mot. À chaque montée crescendo de l’action, à chaque humiliation de Gyllenhaal par les méchants, le contrechamp nous montre une Amy Adams qui frissonne, qui sursaute, qui en perd son bouquin, qui pète quasiment un câble tellement ce qu’elle lit est vaaachement bien raconté et qu’elle est à fond dedans. De son côté, Gyllenhaal surjoue le pauvre mec faible et lâche contre qui tout se ligue.

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Bien entendu, tout cela serait passablement vain si vous ne soupçonniez pas, en cours de récit, combien le livre parle de choses beaucoup plus intimes pour la petite Amy, d’où ses réactions. Et c’est là où le scénario devient franchement réac. D’une part, il donne raison à Trump qui déclare que tout bon Américain devrait être armé. Parce que franchement, face à un mec burné et colté, les trois bandidos des routes texanes (Karl Glusman, Robert Aramayo et Aaron Taylor-Johnson, qui a obtenu le Golden Globe du meilleur acteur dans un second rôle), ces animaux nocturnes, ne feraient pas le poids. C’est d’ailleurs grâce à un colt, et non par les tribunaux, que l’on en vient à bout. Deuxièmement, animal nocturne est aussi le surnom que l’ex-mari donnait à sa femme. Elle peut donc comprendre que, dans son livre, l’auteur la place du côté des assaillants plutôt que des victimes. Et qu’a-t-elle donc fait de si méchant, la pauvre Amy ? Non seulement elle a trompé puis abandonné le petit Jake, mais elle a surtout tué son enfant en avortant. Sonnez trompettes, pardon trumpettes de Jéricho, nous y voici. Amy avoue qu’en tant que catholique, elle se sent coupable d’avorter. Quant à Jake, il arbore une petite croix tout au long du film. De là à renvoyer la jeune femme dans les cordes et à l’assimiler aux assassins texans, il n’y a qu’un pas que Ford franchit allègrement.

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Reste Michael Shannon. L’acteur que l’on a adoré dans les films de Jeff Nichols et dans la série Boardwalk Empire se retrouve dans la peau d’un flic, caricatural au début mais que tout le talent de Shannon parvient à tirer vers le haut. Son personnage de fumeur invétéré, atteint d’un cancer et qui n’a plus rien à perdre, vous rappelle sans doute quelque chose ? L’agent Racine (Zeljko Ivanek), dans la série Banshee (2014), pardi ! Cette même série où la justice est faite à la main et pas dans les cours. Série beaucoup plus jouissive que Nocturnal Animals puisqu’elle ne met pas deux heures à dégommer deux méchants, seulement quelques minutes.

Jean-Charles Lemeunier

Nocturnal Animals
Année : 2016
Origine : États-Unis
Réal. : Tom Ford
Scénario : Tom Ford d’après le roman d’Austin Wright
Photo : Seamus McGarvey
Musique : Abel Korzeniowski
Montage : Joan Sobel
Durée : 116 minutes
Avec Amy Adams, Jake Gyllenhaal, Michael Shannon, Aaron Taylor-Johnson, Isla Fisher, Ellie Bamber, Karl Glusman, Robert Aramayo, Linna Linney…



« Alliés » de Robert Zemeckis : l’ombre d’un doute

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Qu’est-ce qui fait un grand conteur ? La capacité à générer des émotions complexes par son sens du découpage et de la narration. Et à ce titre, Robert Zemeckis en est un, de la trempe des meilleurs et son dernier film Alliés le confirme, une fois de plus. Pourtant, il est incroyablement passé sous les radars de la critique (à de rares exceptions près) et du public. C’est finalement ce qui caractérise sa filmographie souffrant d’une faible reconnaissance et que l’on réduit trop souvent à ses films les plus emblématiques comme évidemment la trilogie Retour vers le futur, Qui veut la peau de Roger Rabbit et le multi-oscarisé Forrest Gump.
Alliés n’a suscité un soupçon d’intérêt que suite à l’annonce de la séparation du couple formé par Angelina Jolie et Brad Pitt et que des rumeurs attribueraient à Marion Cotillard, la star féminine du film.De plus, alors que les expérimentations en cinéma virtuel de Zemeckis avaient eu peu d’échos favorables lors des sorties du Pôle Express, La Légende de Beowulf ou Le Drôle de Noël de Scrooge, cette fois on en vient à reprocher le classicisme de son nouveau film en le qualifiant d’anachronique, émettant même des regrets de cette période. Mais bon, on ne va pas s’offusquer de ce genre de contradiction chronique. En tout cas, il est évident que, au milieu de la multitude des bidons de lessives que l’on tente de nous faire ingurgiter, anachronique, Alliés l’est indubitablement dans sa formalisation et l’imbrication de sa mise en scène avec les enjeux du récit.
Le talent de Zemeckis est d’avoir fait d’un script bancal une œuvre à l’implication émotionnelle étonnante car basée sur un tourbillon de faux-semblants. Le cinéaste transcende le caractère factice de son récit d’espionnage pour s’attacher aux sentiments éprouvés par ses héros. Il construit alors un remarquable suspense tenant à la possible duplicité de Marianne (Cotillard), soupçonnée d’avoir épouser Max (Pitt) afin de l’espionner, pour mieux en détourner l’enjeu et se focaliser sur leur amour et en questionner la vérité.

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L’intérêt de l’histoire qui épousera la propre angoisse de Max est moins de savoir si Marianne, que tout accuse, est vraiment au service de l’Allemagne nazie que d’être sûr qu’elle n’a pas feint son attachement pour lui. Toute la puissance et la complexité de ces émotions seront ainsi superbement décuplées grâce à la précision et la pertinence de la mise en scène de Zemeckis.
L’intrigue se déroulant pendant la seconde guerre mondiale, le film va donc réactiver le cinéma de l’époque en mettant en valeur le glamour de son couple vedette et les fastes d’une reconstitution en studio. L’action se situant au Maroc, et plus précisément à Casablanca, Zemeckis ne masque pas la référence au chef-d’œuvre de Michael Curtiz. Bien sûr, Marion Cotillard et Brad Pitt n’ont pas la prestance d’Ingrind Bergman et Humphrey Bogart mais le charme agit néanmoins et la mission que les deux agents doivent effectuer, tuer un ambassadeur nazi, permet de crédibiliser leur relation et leurs interactions. Au sein de cette partie codifiée, Zemeckis s’ingénie déjà à perturber son appréhension. C’est notamment prégnant lorsque Max observe du coin de l’œil, à travers un miroir, Marianne se dévêtir. Autrement dit, d’emblée, Max tombe amoureux d’un reflet. Les jeux de miroirs sont un motif récurrent chez Zemeckis et ici ils seront doublés par le renvoi à d’autres films, Casablanca donc et Les Enchaînés d’Hitchcock.

Marion Cotillard plays Marianne Beausejour in Allied from Paramount Pictures.

Dans l’œil du cyclone
Mais si l’intrigue d’espionnage est parfaitement exécutée, ce qui intéressé réellement Zemeckis est la naissance du sentiment amoureux, la manière dont il parvient à se développer au milieu du chaos ambiant de la seconde guerre mondiale. Le suspense de la seconde moitié du récit se recentrera alors sur la réalité ou non de l’amour de Marianne pour Max. Mais pour parvenir à captiver l’attention sur cet enjeu, il faut que cet amour soit crédible. Zemeckis va alors procéder en trois étapes pour renforcer ces liens. Tout d’abord, lors de la sublime scène où ils font l’amour dans la voiture tandis qu’une tempête de sable les enveloppe. Les deux agents sont au crépuscule de leur mission dangereuse et ils parviennent à créer un instant merveilleux, hors du temps de l’action. Le deuxième moment renforçant leur union survient lors de la séquence d’accouchement de Marianne au milieu des bombes. Là encore, Zemeckis formalise un magnifique instant de bonheur au sein d’un climat violent, une véritable suspension du temps où rien ne compte plus que l’autre. Enfin, alors que Max est rongé par le soupçon, un avion ennemi abattu par la batterie londonienne se dirige vers leur maison pour finalement se crasher quelques mètres plus loin. Le premier geste, le premier réflexe de max est pourtant de retourner dans son foyer et monter à l’étage enlacer Marianne et leur fille, se recroquevillant sur elles. Impossible ensuite de remettre en doute la sincérité des sentiments de Max et surtout cette péripétie permet de souligner sa priorité.
L’adhésion au personnage est totale et pourtant Zemeckis n’oblitère jamais la nature violente intrinsèque de sa fonction. En tant qu’espion il est forcé de se montrer impitoyable pour protéger sa couverture et le cinéaste le montre ainsi à Casablanca exécuter de main de maître un officier nazi qui pourrait potentiellement le reconnaître. Cela contraste à merveille le personnage et offre un magnifique contrepoint aux capacités de manipulatrice de Marianne que l’opération à Casablanca met en exergue. De la même manière, on le verra plus tard abattre froidement et avec détermination plusieurs soldats allemands lors d’une escapade en France pour tenter de trouver la preuve qu innocentera Marianne. Une subjectivité exacerbée qui rend ces personnages passionnants et qui ne cesse d’interpeller.

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Tempête sous un crâne
Le brouillage de la perception des événements est permanent et frappe de plein fouet Max dont les convictions et surtout les sentiments sont remis en cause. C’est particulièrement frappant au cours d’une séquence de réception qui rappelle celle des Enchaînés qui cristallise tous les enjeux. Max est au plus fort de son tourment et passe son temps à tenter de débusquer sa bien-aimée, de trouver une éventuelle faille. Il la cherche et l’observe constamment, Zemeckis formalisant avec grâce et limpidité la tension qui l’anime. Une scène qui semble dialoguer avec celle du film d’Hitchcock et qui pourrait en être son pendant, voire son reflet inversé. En effet, dans Les Enchaînés, on suit le couple Cary Grant/Ingrind Bergman tentant d’échapper à la surveillance du mari de cette dernière interprété par Claude Raines. Dans le film de Zemeckis, c’est comme si l’on passait de l’autre côté et se retrouvait à observer l’action du point de vue de Raines, celui que l’on essaye de duper. Zemeckis, par l’entremise de cette reconnaissance cinéphilique se joue alors un peu plus des attentes.

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Le travail sur le point de vue est un des motifs récurrents du cinéma de Zemeckis et si l’on peut rapprocher Alliés d’un de ses films, c’est sans doute Apparences où déjà il s’agissait de questionner les ferments d’un couple.
Zemeckis s’ingénie tout le film à provoquer un changement de perspective global qui s’appuie en priorité sur ce qui apparaît comme d’infimes détails. Comme par exemple la notion d’accomplir son devoir lancé à Max par l’entremise d’une affiche placardée près de l’entrée de son bureau. Le changement d’angle de prise de vue faisant apparaître clairement la mention qui y est portée et cela intervient au moment où Max est tiraillé entre sa loyauté et son amour, comme un rappel quasi subliminal lancé au personnage en train de s’égarer.
En procédant par petites touches discrètes, Zemeckis aoutira à nous faire partager in fine le point de vue de Marianne, opérant alors un renversement troublant puisque jusqu’à présent le déroulement des événements était circonscrit à celui de Max. Le dernier quart d’heure décisif pour ce couple se développera ainsi à travers les yeux de Marianne dont on partagera maintenant les doutes et l’angoisse. Un changement de regard qui vaudra tous les discours pour valider ou non ses sentiments. Ce qui rendra la décision finale encore plus déchirante.

Tout comme Fligt et surtout The Walk, Alliés joue à merveille de plusieurs registres pour parvenir avec brio à une conclusion à l’implication sensitive inattendue.
Pas sûr que cela suffise à modifier la perception que l’on peut avoir de Robert Zemeckis et son cinéma.

Nicolas Zugasti

ALLIED
Réalisation : Robert Zemeckis
Scénario : Steven Knight
Production : Robert Zemeckis, Steve Starkey, Steven Knight…
Photo : Don Burgess
Montage : Mick Audsley & Jeremiah O’Driscoll
Bande originale : Alan Silvestri
Durée : 2h04Sortie française : 23 novembre 2016


« L’Homme de la loi » de Michael Winner et « Le Piège Infernal » de Michael Apted : sombres héros

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Lors de la 18ème édition du festival Extrême Cinéma qui se tenait à la cinémathèque de Toulouse du 28 octobre au 5 novembre 2016, une carte blanche fut accordée au réalisateur Eric Valette (Maléfique, Une Affaire d’état, La Proie) qui en profita pour présenter deux perles peu connues des années 70, L’Homme de la loi et Le Piège infernal. Vu la tonalité des films, on pourrait plutôt parler d’une carte noire ! Parce que dans le genre rugueux et désespéré, les deux films projetés (dans d’excellentes copies vu leur ancienneté et bénéficiant d’une exquise version française) s’avèrent être de sacrés morceaux.

La soirée débute avec le western, genre de prédilection de Valette, L’Homme de la loi de Michael Winner, réalisateur surtout connu pour Un Justicier dans la ville (Death Wish) avec Charles Bronson et qui lui valut une réputation galvaudée de réactionnaire. Dommage car il est également responsable de belles pépites telles que La Sentinelle des maudits, Scorpio ou Le Flingueur. Et donc L’Homme de la loi, véritable western crépusculaire poursuivant le sillon creusé par La Horde Sauvage de Peckinpah en 1969.
Suite à une fiesta un peu trop arrosée dans la ville voisine, l’éleveur Bronson (Lee J. Cobbb) et ses hommestuent accidentellement un vieillard. Un crime que le shérif voyageur Maddox (impressionnant Burt Lancaster) ne laissera pas impuni. Problèmes, le représentant de la loi local (Robert Ryan), héros fatigué, se satisfait de son activité inexistante, lors de l’arrivée de Maddox à Sabbath, les habitants le prennent pour un chasseur de primes et les coupables prêts à se repentir voudraient engager le dialogue et la négociation plutôt que de recourir à la violence. Mais Maddox, au grand dam de tout le monde, demeure inflexible et intransigeant et se charge de commencer à régler leur compte à ceux qui le méritent et/ou qui s’opposent à son action. Cependant, il observe tout de même certaines règles, comme de toujours laisser à son adversaire l’opportunité de dégainer le premier et de ne jamais tirer dans le dos. Seulement, ceux qu’il provoque en duel n’ont pas sa maîtrise des armes et les duels deviennent de fait biaisés.

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La mise en scène est très télévisuelle avec peu de plans larges et une abondance de zoom intempestifs mais elle sert parfaitement l’interprétation d’un casting quatre étoiles où rivalisent les grands Lancaster, Lee J. Cobb, Robert Ryan et Robert Duvall. En demeurant au plus près de ses protagonistes, la réalisation circonscrit l’action à la vision froide de son justicier, véritable anti-héros perçu comme une menace mortelle pour quiconque s’y confronte mais également pour la paix sociale de la ville. Le film est d’autant plus surprenant qu’il n’y a pas vraiment d’antagonistes, Bronson et le marshall Cotton refusant de renouer avec les règles de l’ouest sauvage et dont Maddox est l’ultime représentant, le spectre de la violence venant les hanter une dernière fois. Et surtout, au vu de sa démarche et surtout sa progression inéluctable, il est une machine à tuer, un Terminator avant l’heure. Pourtant, il se montre sensible à une forme de remise en question initiée par un ancien amour et la quiétude affichée par Cotton, véritable reflet de ce que pourrait devenir Maddox s’il laissait tomber les colts. Mais sa nature finira par reprendre le dessus pour aboutir à un final apocalyptique et incroyablement nihiliste. S’il se montre malgré tout attachant, en rejetant ainsi toute possibilité d’échappatoire, Maddox se mue en véritable fossoyeur d’une ère.


LAWMAN

Réalisateur : Michael Winner
Scénario : Gerald Wilson
Production : Michael Winner
Photo : Robert Paynter
Montage : Frederick Wilson
Bande originale : Jerry Fielding
Origine : États-Unis
Durée : 1h39
Sortie française : 21 juillet 1971

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Autre belle découverte, Le Piège infernal de Michael Apted. Et une sacrée claque aussi. Rien que le synopsis donne le ton. Abandonné par sa femme Jill, renvoyé de la police pour alcoolisme, Jim Naboth (Stacy Keach) n’est plus qu’une épave et vivote comme détective privé. Un soir, il reçoit la visite de Foreman, le nouveau mari de Jill, qui lui annonce qu’elle et sa fille Christine ont disparu. Les ravisseurs contactent Foreman pour lui demander de fermer les yeux sur un braquage qu’ils prévoient de faire s’il veut revoir Jill et Christine. Mis au courant, Jim surmonte ses difficultés pour venir au secours de son ancienne épouse. Aidé par Teddy, son fidèle homme de main, il identifie les ravisseurs et se prépare à l’action. Mais son penchant pour la bouteille risque à tout moment de compromettre ses projets… On pourrait s’attendre à une histoire classique qui verrait la rédemption de l’anti-héros mais la construction inhabituelle du métrage laisse plutôt une large part à la noirceur d’un récit iconoclaste et dérangeant au possible. Un polar urbain qui ne cesse de provoquer l’inconfort et l’étonnement devant certaines séquences qui s’apparentent parfois à un pétage de câble caractérisé. Même dans le contexte des seventies, le récit est détonant. La surprise est d’autant plus totale que Michael Apted n’est pas reconnu pour un cinéma transgressif (Gorilles dans la brume, Cœur de tonnerre, Le Monde ne suffit pas, etc.).

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Déjà, la première longue scène du film introduit le personnage de Keach, Jim Naboth, comme un véritable clodo pris en charge par deux policiers. Et tout le métrage ne sera qu’une succession de moments pathétiques mettant en vedette Naboth. L’intempérance chronique de cet ex flic de Scotland Yard fera ainsi régulièrement déraillé l’intrigue, Naboth parvenant laborieusement à suivre quelques pistes avant de finir par sombrer, emporté par le démon de la bouteille. Et pourtant, la vie de son ex et surtout sa fille son en jeu ! Les bifurcations éthyliques de Naboth ne cessent alors de faire paradoxalement monter la tension car en parallèle de son incapacité d’action, les bad guys menés par David Hemmings semblent inarrêtables et peuvent tout se permettre avec leurs otages. Heureusement que le fidèle Teddy, le side-kick de Naboth, est là pour tenter de le remettre sur les rails de l’enquête. En tous cas, il aura recours à un remède radical pour le secouer définitivement après l’avoir retrouvé errant parmi un regroupement d’ivrognes. Une scène quasiment surréaliste en tous cas stupéfiante puisque ce brave Teddy ne trouve rien de mieux que de combattre le mal par le mal et d’offrir à son patron et compagnon drogue et prostituée pour le revigorer !
Mis en scène avec efficacité et surfant sur un faux rythme déconcertant mais pas déplaisant, Le Piège infernal bénéficie d’une conclusion rageuse et hargneuse à souhait et qui livrera un ultime moment d’écarquillement des yeux. Sans concession, le film de Michael Apted saura surprendre jusqu’au bout et on ne se lassera pas de s’interroger sur ce qui a bien pu arriver par la suite au réalisateur pour livrer une carrière si tiède.

Nicolas Zugasti


THE SQUEEZE

Réalisateur : Michael Apted
Scénario : Leon Griffiths d’après le roman de James Tucker
Production : Stanley O’Toole
Photo : Dennis Lewiston
Montage : John Shirley
Bande originale : David Hentschel
Origine : Grande Bretagne
Durée : 1h44
Sortie française : 30 novembre 1977


« Description d’un combat » de Chris Marker : La rançon de l’injustice

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La nouvelle est toujours excellente lorsqu’on apprend la sortie en DVD d’un film de Chris Marker, cinéaste rare disparu en 2012 et à la carrière très intéressante quoique malheureusement méconnue. Argos Films et Tamasa proposent à notre gourmandise Description d’un combat, tourné en Israël par Marker en 1960, auquel fait suite Description d’un souvenir (2006) de Dan Geva. Le coffret est en outre accompagné d’un livret très informatif.

Quarante-six ans après le documentaire de Chris Marker, Dan Geva revient sur les lieux filmés par le cinéaste et essaie de retrouver ses personnages. Un bel effet de miroir sur lequel le temps a passé et sans doute une autre vérité, vue cette fois par un Israélien et non plus un Français.

Il y a chez Chris Marker une façon de filmer reconnaissable entre toute. D’abord, il ne se cache jamais de la personne visée par sa caméra. Il en fait même un jeu, comme dans Sans soleil où une jeune fille du Cap-Vert se dissimule d’abord puis regarde crânement l’objectif, un sourire aux lèvres. Dans Description d’un combat, c’est flagrant, les gens savent qu’ils sont filmés. Il faut voir ces regards caméra au cours d’une cérémonie. Ou celui de cet adolescent qui déguste un cornet de glace. Là résident d’autres caractéristiques de l’art de filmer de Chris Marker : l’humour et la correspondance entre l’image et le commentaire. Ce commentaire, il est dit en français par Jean Vilar, maître du festival d’Avignon et du TNP — en hébreu, il est remplacé par l’écrivain humaniste Yaakov Malkin. Pendant que Marker filme ce jeune homme et son cornet, la voix de Vilar raconte une histoire, lue également chez Amos Oz. « Pourquoi êtes-vous venu en Israël, questionne-t-il. – Pour oublier. – Oublier quoi ?J’ai oublié ! » À ce moment, le garçon lève la tête, regarde la caméra et sourit. Comme s’il appréciait la blague.

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L’humour, c’est encore la correspondance entre un panneau qui, sur une route désertique, annonce un dos-d’âne et un dromadaire qui passe devant. Le commentaire qui, sur l’image d’une rue passante, annonce la population israélienne. « Deux millions… et bientôt 3 » alors qu’une femme enceinte traverse le champ. Ou cette phrase : « Ici, les noms bibliques sont mêlés à d’autres noms illustres » tandis qu’on lit, sur des enseignes, « Delilah » puis « Varda ». Agnès a dû bien rire. Ou cette phrase, plus triste, qui remarque que « Occident et Orient font pour l’instant chambre à part ».

Marker aime plaisanter, certes. Il est aussi un poète et un voyageur attentif à son époque. Le texte commence par les signes, ceux du paysage mais aussi marqués sur la peau humaine, tandis que sa caméra capte le tatouage des camps de concentration sur le poignet d’un conducteur de tracteur. En 1960, époque où Marker réalise son document, l’état d’Israël a 12 ans. Le cinéaste va alors donner un vaste panorama du pays, ses déserts et ses plages, jusque celles du lac Tibériade et de la mer Morte — « morceaux de Lune encastrés dans la Terre comme des déchets d’obus » —, ses habitants, juifs et arabes, ses jeunes et ses vieux, ses Occidentaux et ses Orientaux, sa campagne et ses travaux, ses kibboutzim, son éducation militaire mais surtout dénoncer « ces fausses symétries dans lesquelles on veut enfermer Israël. »

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Signées du grand Ghislain Cloquet, les images se suivent sans se ressembler vraiment : celles de Méa Shéarim, quartier orthodoxe de Jérusalem qui ressemble à un ghetto. Marker est encore plus explicite, voire cynique : « Méa Shéarim reconstitue le ghetto au pogrom près, et encore parce que les Israéliens se retiennent. » Celles encore de la jeunesse en bord de mer ou de ce jeune garçon, Ali, qui descend une route fortement pentue dans une caisse en bois munie de roues et d’un frein. Celle aussi de la jeune Mouna, aux regard et sourire si beaux, qui doit s’occuper seule de ses sept frères et sœur, son père rendu fou par la misère et sa mère étant à l’hôpital. Les images se font plus terribles lorsque, sorties d’archives en noir et blanc, elles montrent l’épopée de ce bateau de la Haganah, « Unafraid », parti clandestinement du sud de Rome en 1947 et appréhendé par la marine anglaise non loin des côtes de la Palestine. L’écrivain et scénariste Meyer Levin, qui participa au scénario de Compulsion (1959, Le génie du mal) de Richard Fleischer, inspiré de l’affaire Leopold et Loeb, avait réalisé un court-métrage sur l’aventure de l' »Unafraid », Lo Tafhidenu, d’où doivent provenir les extraits utilisés par Marker. Ces pauvres gens qui fuyaient l’Europe et ses camps de concentration furent renvoyés vers Chypre. À chaque époque, malheureusement, ses migrants !

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Même s’il remarque qu’ancrée dans le paysage du Moyen-Orient, « la guerre est dans toutes les mémoires qui ont plus de 12 ans », Marker n’est pas dupe et sait bien que cette paix relative dans laquelle vit le pays depuis sa création, il y a 12 ans, est fragile. « L’Occident n’avait pas prévu que l’Orient ne serait plus sa station-service » annonce, prémonitoire, le cinéaste. Il explique surtout que « cette terre est la rançon de l’injustice », ce à quoi répond Dan Geva dans Description d’un souvenir. Car refuser au pays « ce droit à l’injustice » est perçu comme une sanction. Tout en rendant hommage au film de Marker, Geva minimise la portée des images. Ce jeune Ali à qui Marker, le suivant dans sa course, prêtait des rêves olympiques, n’en aura jamais eu. Geva revient sur les lieux, montre la photo du gamin à des gens qui ne le reconnaissent pas, jusqu’à ce qu’on lui apprenne qu’il est mort anonymement. Quant à la jeune fille qui peignait et sur laquelle s’achevait Description d’un combat, Geva l’a retrouvée vivant en Angleterre, loin de ce symbole de l’avenir d’Israël que lui avait conféré le film de 1960.

Jean-Charles Lemeunier

« Description d’un combat » (1960) de Chris Marker (version restaurée), suivi de « Description d’un souvenir » (2006) de Dan Geva : sortie en salles et en DVD le 22 février 2017 chez Tamasa.
Le coffret DVD est accompagné d’un livret illustré de 84 pages.


« Kubo et l’armure magique » de Travis Knight : faire vibrer les cordes

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Remarquable, Kubo et l’armure magique de Travis Knight l’est à tout point de vue. Premièrement de par son récit qui met en scène avec panache, finesse et sensibilité le parcours initiatique d’un jeune garçon dans le japon féodal de l’ère Edo. D’autre part, la confection même de ce long métrage d’animation relève de l’exploit et éblouit autant que la manière de dérouler son histoire. Il aura fallu cinq années aux animateurs du studio Laika pour boucler ce film utilisant diverses techniques dont la principale, et non des moindres, est celle dite de la stop motion. Ils partagent ainsi cette passion pour l’animation image par image avec les studios Aardman (fief de Wallace et Gromit, Shaun le mouton et autres pirates). Une patience et une minutie qui portent leurs fruits puisque depuis la sortie en 2009 de Coraline d’Henry Selick, ils ont enchaînés avec les toutes aussi éclatantes réussites que sont Paranorman et Les Boxtrolls pour voir leur renommée croître.
Outre cet indéniable savoir-faire, Laika se distingue par la tonalité plus dramatique et même macabre qui infuse des réalisations pourtant destinées à tous les publics. Travis Knight, le propriétaire du studio fondé par son père Phil Knight en 2005, nul autre que le pdg de Nike, se cantonnait jusque là à un poste d’animateur et passe pour la première fois derrière la caméra. Un coup d’essai qui s’avère un coup de maître tant ce récit épique parvient à capturer l’essence de la mythologie japonaise et propose d’intéressantes corrélations avec l’art de conter.

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Vivant esseulé avec sa mère, le jeune Kubo développe des dons artistiques fantastiques puisque les airs joués sur son luth traditionnel (shamisen) donnent vie à des feuilles de papiers qui se plient selon ses désirs et les besoins de l’histoire qu’il raconte aux habitants du village à proximité. La magie est forte dans sa famille mais un versant plus sombre domine par le biais des sœurs jumelles maléfiques de sa mère, véritables rabatteuses démoniaques traquant Kubo pour le compte du roi-lune, entité surnaturelle aveugle qui aimerait lui prendre aussi son deuxième œil. Afin de se défaire de cette menace, il va devoir récupérer les trois pièces composant une armure magique seule capable de le protéger. Il sera aidé dans sa quête par un singe plein de sagesse et un samouraï scarabée au grand cœur. L’artefact recherché évoqué dans le récit en origami qu’il prodiguait n’était donc pas qu’une légende.
La mise en abyme de la puissance d’évocation de l’imaginaire que l’on parvient à formaliser est ainsi au cœur de la superbe séquence où Kubo raconte son histoire et se déploie de manière formidablement ludique, élégante et immersive. Un véritable manifeste pour le métrage dans sa globalité puisque références et symboles s’intégreront harmonieusement à une trame plus large rythmée par l’entraînante musique de Dario Marianelli.

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Non seulement Kubo et l’armure magique est un ravissement visuel de tous les instants (stupéfiante fluidité des actions) mais son propos est d’une richesse tout aussi éclatante. Comme les précédents films du studio, le héros représente le trait d’union entre deux mondes, la réalité et une dimension fantastique prégnante, par nature antinomiques, il incarne également un lien générationnel et même un état transitionnel puisque la transmission de valeurs, la perpétuation de la mémoire des êtres chers et la prépondérance de l’art comme rempart à toute forme d’asservissement fondent son action et le socle sur lequel rebâtir une communauté.
Le titre français assez banal n’a pas la même portée que le titre original Kubo And The Two Strings qui met d’emblée en exergue un élément narratif majeur et significatif de l’évolution de Kubo et des relations nouées notamment avec ses compagnons d’aventure.

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Bien évidemment, la protection offerte par l’armure ne saurait suffire pour neutraliser le roi-lune. Chaque partie (épée, plastron, casque) à récupérer représente une étape à franchir, une capacité à acquérir par Kubo pour aller au bout de son parcours héroïque et intime. Un voyage aussi physique qu’allégorique puisque les obstacles à surpasser amèneront le jeune garçon et ses compagnons à s’extraire d’une caverne et du fond de l’océan afin de dénicher le trophée convoité. Il est certes figuré par une partie de l’armure mais la véritable récompense provient d’un état d’esprit et une volonté plus aguerris et se traduit par une collaboration toujours plus efficiente. Kubo et l’armure magique fonctionne ainsi sur plusieurs niveaux sans que l’un ou l’autre vienne parasiter le déroulement d’un récit diablement efficace et exaltant.

Nicolas Zugasti

KUBO AND THE TWO STRINGS
Réalisateur : Travis Knight
Scénario : Mark Haimes, Chris Butler, Shannon Tindle,
Production : Travis Knight, Jocelyn Pascall, Ariane Sutner
Photo : Franck Passingham
Montage : Christopher Murrie
Bande originale : Dario Marianelli
Origine : États-Unis
Durée : 1h41
Sortie française : 21 septembre 2016
Sortie DVD/Blu-ray : 31 janvier 2017


« Drôle d’endroit pour des rencontres »à Bron (69) : Un endroit pour s’aimer

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Dans le bureau du premier étage du cinéma Les Alizés, à Bron, dans la banlieue lyonnaise, on peut lire sur un tableau cette phrase, « Un endroit pour s’aimer », accompagnée d’un cœur transpercé. L’œuvre n’est pas signée mais tout le monde sait ici qu’elle est de la main du producteur Alain Depardieu, l’un des nombreux invités de la 26e édition du festival Drôle d’endroit pour des rencontres, qui vient de s’achever ce 29 janvier.

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Zinedine Soualem (Photo JCL)

 

Nadia Azouzi, la directrice, et toute son équipe se sont mis en quatre pour accueillir Anne-Dauphine Julliand pour Et les mistrals gagnants, Gilles Marchand et Jérémie Elkaïm pour Dans la forêt, Élise Girard, Lolita Chammah et Pascal Cervo pour Drôles d’oiseaux, Manuel Sanchez et Alain Depardieu pour La dorMeuse Duval, Dominique Cabrera pour Corniche Kennedy, Zinedine Soualem pour D’une pierre deux coups, Paul Vecchiali et à nouveau Pascal Cervo pour Le cancre et C’est l’amour, Morgan Simon et Nathan Willcocks pour Compte tes blessures et, enfin, Ludovic Bernard pour L’ascension. Et tous sont repartis ravis, d’accord avec la phrase inscrite.

 

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Commençons par Et les mistrals gagnants. Ce documentaire sur des enfants hospitalisés atteints de maladies graves a, dès le départ, tout pour faire peur. Or, la force du film d’Anne-Dauphine Julliand ne vient pas de la présence de la mort mais bien du désir de vie de ces petits bouts de chou, facétieux, avides du regard de la caméra, conscients de ce que le film montre et ne montre pas. Au cours du débat qui suivait la projection, la réalisatrice parlait de ce moment où l’un des enfants doit prendre un bain pour le soulager des douleurs que lui procure sa peau « fragile, dit-il, comme des ailes de papillon ». Anne-Dauphine voulait s’éloigner, jugeant le moment trop intime mais le petit a insisté pour que la caméra reste là et capte ce moment où l’enfant est seul face à sa maladie. Il n’y a rien de voyeur chez Anne-Dauphine. Elle-même a eu, elle l’a raconté, une petite fille décédée des suites d’une maladie incurable. Elle sait de quoi elle parle, connaît la souffrance des parents, le désarroi des équipes médicales qui font tout pour ces enfants.

 

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En véritable cinéaste, alors qu’elle débute cette carrière après avoir été journaliste et l’auteur de deux livres, Anne-Dauphine sait toujours où placer sa caméra, suit la course du petit Charles et de son copain Jason dans les couloirs de l’hôpital comme si l’on était dans un film d’action. Ou surprend chez Tugdual, alors qu’il est en train de s’occuper d’un jardin, les mains dans la terre, une phrase d’une maturité effrayante sur le bonheur de vivre. Du grand art !

 

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Nathan Willcocks et Morgan Simon (Photo JCL)

 

On applaudira tout autant Compte tes blessures, sur les rapports difficiles entre un père (Nathan Willcocks) et son fils (Kevin Azaïs). À ces deux-là, bouleversants, il faut rajouter Monia Choukri, formidable elle aussi dans cette histoire de déchirements et de non-dits. Après quelques courts-métrages, le jeune Morgan Simon (à peine 30 ans) signe un premier film réussi qui lui a déjà valu plusieurs prix à San Sebastian, Saint-Jean-de-Luz, Brunswick, en Pologne et à Angers. Nathan Willcocks, qui vient de tourner à Londres avec Woody Harrelson, expliquait qu’il avait eu « quatre ou cinq mois de préparation pour rendre justice à ce personnage complexe. J’ai travaillé dans une poissonnerie à Paris une soixantaine d’heures… Si le cinéma ne marche plus, j’ai un boulot si je veux. »

Les films de genre sont suffisamment rares en France pour que l’on salue Dans la forêt. Gilles Marchand et Dominik Moll, qui signent le scénario, nous avaient habitués avec Harry, un ami qui vous veut du bien à ce glissement entre le quotidien « normal » et l’irrationnel. Ici, un père divorcé (Jérémie Elkaïm) entraîne ses deux enfants, âgés de 8 et 13 ans (Timothé Vom Dorp et Théo Van de Voorde), dans une forêt suédoise. Le film reste constamment sur le fil entre fantastique et réalisme, entre le véridique et le fantasmé, l’objectif et le subjectif et parvient vraiment à inquiéter.

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Dominique Cabrera (Photo JCL)

Corniche Kennedy est un scénario qui, comme le cœur de son héroïne jouée par Lola Créton balance entre deux garçons, hésite entre deux styles : la chronique estivale d’une bande de jeunes Marseillais adorant se balancer dans la mer du haut de la corniche qui donne son titre au roman de Maylis de Kerangal et au film de Dominique Cabrera. Et l’aventure policière avec flics, gangsters et trafic de stup. La première est ensoleillée, la seconde beaucoup plus sombre. « La grâce, commentait la réalisatrice, peut naître de cette tension avec le concret et l’abstrait », le concret représentant pour elle les corps en maillot et l’abstrait le bleu environnant, couleur tout à la fois de la mer et du ciel. « Ces jeunes qui sautent, je les ai trouvés sur la corniche. Ce sont des personnages en échec dans la société et qui peuvent devenir des rois sur une petite bande de terre. Le film capte leur plaisir, leur fierté de le faire. »

 

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Manuel Sanchez (Photo JCL)

 

À des degrés divers, La dorMeuse Duval comme les deux films de Vecchiali sont complètement à part, hors production courante, véritables films d’auteur qui ne font pas de concessions. Deuxième réalisation de Manuel Sanchez après Les Arcandiers, il y a 26 ans, La dorMeuse a été tourné dans les Ardennes, dans le pays de Rimbaud où Manuel Sanchez est venu s’installer par amour de la poésie. Le cinéaste annonçait d’ailleurs que son prochain sujet, qu’il n’attendrait pas aussi longtemps pour tourner, serait sur la mère de Rimbaud, Vitalie. Outre le plaisir de voir ces films, bourrés de qualités, de quelques défauts aussi qui ne les rendent que plus attachants, il faut encore expliquer les rencontres avec ceux qui les font. Entendre Paul Vecchiali parler de Nicolas Silberg, son interprète de Corps à cœur, et de Danielle Darrieux, de l’avance sur recettes et de la télévision, s’amuser de ses critiques sur les façons de filmer de Scorsese et Tarantino, et surtout voir ses yeux briller dès qu’il est question du cinéma, celui d’hier, à qui il a consacré sa formidable Encinécoplédie aux éditions de l’Œil, et celui d’aujourd’hui car, dit-il, « il faut donner sa chance au cinéma, c’est pourquoi je vois plusieurs films par jour sur les chaînes câblées, sans distinction ». Vecchiali qui se passionne tout autant pour le tennis et avec qui nous avons vécu en direct la finale Federer-Nadal, criant à chaque bel échange ou à la vision d’une balle chevauchant la limite du court.

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Vecchiali et Federer, deux champions dans leurs catégories respectives, tandis que Dominique Cabrera discute avec Pascal Cervo (à droite) (Photo JCL)

 

 

Plus discret, Manuel Sanchez est un plaisant interlocuteur qui préfère davantage parler de poésie, entre autres Richard Brautigan, que de son propre travail. Quant à Alain Depardieu, producteur de La dorMeuse, qu’il évoque son frère ou ses tournages avec Roman Polanski, Claude Berri, Coluche, Abbas Kiarostami ou Manuel Sanchez, c’est un régal de l’écouter bougonner, balancer, critiquer un métier qu’il adore, adorer une profession qu’il critique et dont il refuse d’être le dupe.

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Alain Depardieu (Photo JCL)

Jean-Charles Lemeunier

Et les mistrals gagnants d’Anne-Dauphine Julliand, sortie le 1er février 2017
Dans la forêt de Gilles Marchand, sortie le 15 février 2017
Drôles d’oiseaux d’Élise Girard, sortie prévue en avril 2017
La dorMeuse Duval de Manuel Sanchez, sortie le 22 février 2017
Corniche Kennedy de Dominique Cabrera, sortie le 18 janvier 2017
D’une pierre deux coups de Fejria Deliba, sortie le 20 avril 2016
Le cancre et C’est l’amour de Paul Vecchiali, sorties respectives le 5 octobre 2016 et le 9 mars 2016 ; respectivement en DVD et Blu-ray le 7 février 2017 et le 4 octobre 2016
Compte tes blessures de Morgan Simon, sortie le 25 janvier 2017
L’ascension de Ludovic Bernard, sortie le 25 janvier 2017


« Les collines nues » de Josef Shaftel : Pour tout l’or du monde

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Un western de plus, pourrait-on penser à l’annonce de la sortie chez Artus Films de The Naked Hills (1956, Les collines nues) de Josef Shaftel ? Oui mais pas seulement car, pour routinier qu’il puisse paraître, le film présente l’avantage certain d’être produit par Allied Artists, studio en tête de gondole des productions fauchées hollywoodiennes, à peine battu par Monogram et PRC. Et donc d’être différent de ce que l’on a l’habitude de voir.

À l’origine, Allied Artists fut créé au sein de Monogram Pictures en 1946 pour financer des films un peu plus prestigieux que ceux habituellement tournés en quatrième vitesse par Jean Yarbrough et consorts. Au cours des années cinquante, la firme affichera à son palmarès les noms de Don Siegel, Jacques Tourneur ou Phil Karlson, y compris celui de l’oscarisé William Wyler.

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James Barton, David Wayne et Keenan Wynn

L’originalité des Collines nues est que le scénario de Shaftel, inspiré d’une histoire de Helen S. Bilkie, traîne ses personnages sur une longue période. Et que ceux-là n’ont pas les atours habituels des héros hollywoodiens. Au tout début du film, deux amis, Tracy Powell (David Wayne) et Bert Killian (Denver Pyle) quittent leur Indiana natal pour aller chercher fortune en Californie. Nous sommes en 1849, époque de la ruée vers l’or et cette fièvre contagieuse va contaminer le pauvre Powell. Il va se défaire de son ami, s’acoquiner avec deux malfrats (Keenan Wynn et Jim Backus), tomber amoureux (de Marcia Henderson), devenir l’ami d’un vieux chercheur d’or (James Barton), s’enrichir, tout perdre, chercher à nouveau… Le récit emprunte les styles de nombreux films sans jamais s’y attarder, lui donnant toute son originalité. L’arrivée des deux amis dans ce qu’ils pensaient être une ville et n’est qu’un campement de fortune ressemble à celle de James Stewart dans The Far Country (1953, Je suis un aventurier) d’Anthony Mann, situé pendant la ruée vers l’or du Klondike. Son amitié avec le vieux prospecteur renvoie forcément au duo Humphrey Bogart/Walter Huston du Trésor de la sierra Madre (1946) de John Huston. Mais les personnages ne sont pas sacrifiés et David Wayne a le mérite de composer un aventurier pas très sympathique, habité par un désir d’or qui le fait délaisser ses amis, sa femme et son fils. Marcia Henderson est, quant à elle, le contraire d’une potiche. Elle soutient la maison, fait bouillir la marmite, élève seule son fils sans jamais plonger dans la haine pour celui qui l’abandonne plusieurs fois tout au long de ces années.

Denver Pyle, David Wayne et Marcia Henderson

Denver Pyle, David Wayne et Marcia Henderson

Il y a encore les méchants, représentés par le duo Wynn/Backus. Comme on les retrouve eux aussi de loin en loin sur une longue période, on se rend compte que l’un des deux n’est pas aussi mauvais et que l’autre, filou parmi les filous, est devenu banquier. Pour un pays qui croit dur comme fer au dieu dollar, c’est étonnant ! Car s’il fallait placer en avant une des qualités du scénario, ce serait la distance qu’il met entre le sujet et sa représentation. Atteints de la fièvre de l’or, nous dit-on dès l’ouverture, les hommes se sont mis à creuser la montagne comme autant de fourmis. La caméra suit ces insectes qui perdent peu à peu toute humanité, sans commisération, les regardant gratter sans jamais pouvoir s’arrêter des collines dont le titre-même nous annonce qu’elles sont nues. Et que tout cela est à perte.

Un mot enfin sur Josef Shaftel qui, il faut bien l’avouer, est loin de posséder une renommée internationale. Alors, grâce aux sites habituels (wikipedia, Imdb), on apprend qu’il fut essentiellement producteur, qu’il mit des sous dans une adaptation de Simenon avec Claude Rains (L’homme qui regardait passer les trains en 1952). Qu’il dirigea coup sur coup deux films, No Place to Hide en 1955 et les présentes Collines l’année suivante. Et qu’il redevint ensuite producteur et, éventuellement, scénariste. Ses titres de gloire : la série des Incorruptibles avec Robert Stack et L’assassinat de Trotsky de Losey.

Jean-Charles Lemeunier

Les collines nues

Année : 1956

Titre original : The Naked Hills

Pays : États-Unis

Réalisateur : Josef Shaftel

Scénario : Josef Shaftel d’après Helen S. Bilkie

Photo : Frederick Gately

Musique : Herschel Burke Gilbert

Montage : Gene Fowler Jr

Avec David Wayne, Keenan Wynn, James Barton, Marcia Henderson, Jim Backus, Denver Pyle…

Les collines nues, sorti en DVD chez Artus Films le 24 janvier 2017.


Dostoïevski et Kurosawa : idiot et samouraï

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La rédaction de cet article a été suscitée par la nécessité de donner un développement à la r
éflexion de Gille Deleuze menée tant dans son livre L’Image-mouvement que dans le séminaire Qu’est-ce que l’acte de création ? et concernant des films d’Akira Kurosawa et leur affinité avec l’œuvre de Dostoïevski.

Akira Kurosawa n’est pas le premier grand cinéaste à travailler sur Dostoïevski : il suffit de se rappeler Nuits blanches de R. Bresson (1971) et L. Visconti (1957), Une femme douce de R. Bresson (1969), Les Possédés de A. Wajda (1988), Crime et châtiment d’A. Kaurismäki (1983).
En ce qui concerne le roman
L’Idiot, un spectateur familiarisé avec le texte se rend tout de suite compte de la faiblesse de ses mises en scène les plus célèbres comme celles de I. Pyriev (1958), G. Lampin (1946), ou V. Bortko (2003). Tout en gardant une fidélité extérieure au canevas du sujet, ces réalisateurs n’exécutent pas un travail créateur nécessaire à l’interprétation du roman par des moyens initialement étrangers à lui, à savoir des moyens cinématographiques. Le destin malheureux de leurs films est cependant compensé par deux films : L’Idiot d’Akira Kurosawa (1951) et L’Amour braque d’A. Żuławski (1985). C’est le premier qui va nous intéresser.

Akira Kurosawa a vu dans dans le roman une idée qui ne pouvait pas être actualisée par les moyens du roman, mais exigeait un développement dans le cinéma. Autrement dit, il a vu dans le roman de l’écrivain Dostoïevski le reflet de l’idée du cinéaste Kurosawa. Une telle vision lui a permis de changer le lieu et le temps d’action, de transformer considérablement l’intrigue, les dialogues et le système des personnages tout en conservant la pensée et la stylistique du roman. Bref, Kurosawa a réussi à ne pas faire qu’une adaptation pour le cinéma. Le film n’est ni adaptation, ni interprétation du roman, car il exige lui-même une interprétation qui est l’apanage de la critique et non de l’art. On pourrait appeler ce film une variation sur un thème dont le nom est celui du roman L’Idiot – dans le même sens qu’on appelle Médée d’Euripide une variation sur la thème mythique du voyage des argonautes et des relations entre Jason et Médée.

Si lon parle d’une telle variation cinématographique, il faut établir des points de rencontre rendant possible une transition. Il doit y avoir des conditions qui permettent la continuation d’une ligne tracée dans tel ou tel espace (ici celui de la littérature) au-delà de cet espace. Les particularités de l’écriture d’un écrivain recèlent déjà des traits qui la rendent intéressante tant pour le cinéma comme que pour tel ou tel cinéaste. Ces traits organisent un certain champ de possibilités, tantôt vaste, tantôt étroit. Pour exemple, on peut se rappeler qu’Akira Kurosawa considérait toute tentative de la mise en scène de Guerre et paix de Tolstoï comme un fiasco garanti.

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On connaît bien la thèse M. Bakhtin, selon laquelle la catégorie principale de la vision artistique de Dostoïevski n’est pas le devenir, mais la coexistence et l’interaction. Ainsi les romans de l’écrivain russe se développent davantage dans l’espace que dans le temps, ce qui les rapproche des arts visuels. me des phases intérieures du développement dun individu sont déployées par Dostoïevski non pas en diachronie mais en synchronie, ce qui fait advenir le motif connu de doubleté, présent dans tous ses grands romans : l’âme dun héros vue comme une accumulation de facteurs de toutes sortes, liés avec tel ou tel moment de sa vie, se désagrège et acquiert des caractéristiques spatiales – une partie du héros devient un héros séparé, ce qui permet de mener un dialogue au présent avec ce qui avait sa source dans le passé et prenait ses racines dans la mémoire. Dans les romans de Dostoïevski tout se passe « maintenant » ou, en d’autres termes, tout se passe dans l’éternité1. Je répète ces thèses bien connues parce qu’elles justifient  l’effet cinématographique de la prose de Dostoïevski: celle-ci progresse par l’interaction des héros, elle est ancrée dans une idée du dialogue à tous les niveaux – de l’élimination de la voix de l’auteur dans le texte (remplacée par le non-dit biblique) jusqu’à l’inclination de Dostoïevski pour de vastes scènes dramatiques vastes, où les voix des héros s’entrelacent à l’infini dans une aspiration à rétablir un lien intérieur perdu.

Si l’on parle du dialogue, il faut prendre en considération une particularité de celui-ci chez Dostoïevski, remarquée pour la première fois (avant même l’ouvrage décisif de Bakhtin) par André Gide dans son Allocution lue au Vieux-Colombier et ses Conférences du Vieux-Colombier2. Le dialogue dostoïevskien rompt avec la tradition du roman occidental parce que cessant de servir au déroulement des relations entre personnages, il traite le sujet de ces relations, c’est-à-dire la conscience de soi. Ce qui importe pour Dostoievski, « ce nest pas ce qui est un héros dans le monde, mais ce qui est pour un héros le monde et lui-même »3. Dans l’univers de Dostoïevski, aucune idée ne peut exister détachée de son porteur : doù la pléiade de héros principaux chez lui, tous « porteurs d’une idée », fut-ce « le rêveur » de Nuits blanches ou « l’homme orgueilleux » de Crime et châtiment). Ceci « humanise » l’idée, lui donne corps, la soumet à l’inconstance de la conscience, en la forçant à vivre dans le discours, à se révéler dans le dialogue des consciences4. Akira Kurosawa a réussi à représenter par des moyens, dont on va parler, cette inconstance intérieure des personnages, qui en arrive dans les romans de Dostoïevski à labsurde5. Le réalisateur japonais a saisi aussi la conséquence directe de ce fait – le chaos verbal inimaginable des dialogues, qui se manifeste dans chaque scène clef du roman, où les héros, obscurs pour eux-mêmes de même que pour les autres, s’expriment par des lapsus, des lambeaux de phrases, se contredisant sans cesse. Il devient dès lors impossible de parler de relations. Il n’y a pas de relations mais des voix solitaires, qui tentent à s’atteindre l’une l’autre, sans s’entendre, qui parlent d’elles-mêmes, sans se comprendre.

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Chez Dostoïevski, les relations se forment non pas entre les personnages, mais dans les personnages. Elles n’existent que dans la perception chez un sujet de ses relations. Le signal ne se transmet pas, mais fait un tour, un rebond. On peut dire, qu’il n’existe pas de relations entre A et B mais une perception par A de soi-même en rapport avec B, et une perception par B de soi-même en rapport avec A. Le conflit, dans les œuvres de Dostoïevski, est fondé sur une dissonance surgissant lors de la rencontre de deux perceptions de cette sorte, fut-ce deux visions d’une situation (Nuits blanches) ou la confusion des vrais et des faux motifs (Crime et châtiment).
Ainsi, le conflit traditionnel dosto
ïevskien au centre tant dans le cœur du roman L’Idiot que du film de Kurosawa, est celui de la conscience de soi. Quant aux oppositions extérieures des personnages, elles servent principalement à mettre à nu le morcellement intérieur de chacun d’entre eux. L’idée « messianique » du roman est fondée sur le conflit intérieur du prince Mychkine/Kameda et non pas sur son opposition à la société, aveugle et se moquant de lui. Ce n’est pas sa concurrence avec Aglaé/Ayako qui dévoile l’image redoutable de Nastassia Filippovna/Taeko, mais le combat intérieur constant dans son âme entre deux idées opposées, qui peuvent être exprimées comme Je suis exactement ce qu’on dit de moi et Je ne le suis pas. C’est ce type de conflit qui crée l’ambiance tendue d’imprédictibilité, typiquement dostoïevskienne reconstituée en maître par Kurosawa. « Il s’agit de l’homme, et Dostoïevski, justement, ne perd jamais l’homme de vue »6. C’est pour cela qu’il est impossible de retrouver chez Dostoïevski ni personnages-types, ni images allégoriques. Dans ce constat, prend sa source cette incompréhension clé à la base de presque toute critique consacrée au film du réalisateur japonais : la méconnaissance de la poétique du roman suscite la mauvaise compréhension du film.

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Akira Kurosawa disait maintes fois que Dostoïevski était son écrivain préféré. L’envie de tourner un film daprès LIdiot le hantait depuis longtemps et il remarquait une influence de l’univers dostoïevskien dans tous ses films à partir de L’Ange ivre (1948)7. La mise en scène de L’Idiot s’est révélée être un travail épuisant. Donald Richie rapporte les paroles suivantes du réalisateur: « I got so tired of it that I thought I just couldn’t go on… »8. Qui plus est, beaucoup dargent ayant été dépensé pour le tournage, une tension est née entre le réalisateur et la compagnie distributrice, aggravée par le fait que la version d’auteur du film, jugée trop longue, a été réduite d’environ 100 minutes. À la sortie, le film fit une impression insolite. Tandis que le réalisateur disait : « Si lon me demandait quel est celui de mes films que je préfère, je répondrais : LIdiot »9, il fallait du zèle pour trouver parmi la critique abondante au moins une, qui ne considérait pas le film comme un échec.
On
soulignait principalement l’échec formel de l’agencement du matériau. Anne-Marie Jourdat voit la cause de cet échec dans la mauvaise organisation du roman même : « Trop ramifié, le roman manque d’unité malgré sa progression originale […]. Cela donne lieu à une série ininterrompue de coq-à-l’âne qui relient les épisodes entre eux selon des alchimies mystérieuses et souterraines. […] Malgré le métier de Kurosawa, l’action piétine et s’embourbe  »10. Kurosawa a transformé lintrigue, en la privant d’une problématique sociale, mais étant donné que celle-ci joue, selon A.-M. Jourdat, un rôle principal dans le roman, le film, réduit à une affaire d’amour, souffre de « l’hypertrophie des sentiments ». La « théâtralité » superflue abîme un effet visuel propre au cinéma comme à « l’art concret », ajoute Tadashi Iijima11. L’ensemble de ces facteurs amène au fait que « le film est caractérisé par un certain désordre »12 .

Si l’on omet l’expression laconique « coq-à-l’âne » utilisée pour décrire l’un des piliers du style de Dostoïevski, les remarques citées sont tout à fait légitimes bien que menant à de fausses conclusions. Kurosawa s’apercevait lui-même du « désordre » de son film. Mais l’ambiance désordonnée du film sert à rendre celle du roman et c’est évident pour tous ceux qui se frayaient un passage au travers du texte de Dostoïevski: « En un sens [dit Kurosawa] jestime avoir forcé jusqu’à un certain point pour parvenir à rendre lesprit de Dostoïevski. Ce film manque d’équilibre. Mais j’en suis content »13. On pourrait sans doute paraphraser ces paroles comme suit : « Ce film manque d’équilibre, et j’en suis content », puisque Kurosawa répétera cette idée dans l’interview de D. Richie : « People complained about being bored… but then Dostoevsky’s world is boring »14. Il est curieux, en ce sens, que la critique du film ressemble étonnement à celle à laquelle furent exposés les romans de Dostoïevski lors de leur première publication en France : A. Gide se souvient des paroles de E.-M. de Vogüé, qui dans ces conférences parlait de Les Possédés « comme d’un “livre confus, mal bâti, ridicule souvent et encombré de théories apocalyptiques” »15

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Regardons de plus près les éléments constructifs principaux du film L’Idiot.
Le
réalisateur ne transfère pas seulement laction à une autre époque, mais réécrit pratiquement tous les dialogues, introduit des scènes absentes dans le livre, transforme complètement des épisodes familiers. Prenons la scène célèbre chez Taeko. Akama/Rogojine arrive et offre l’argent non pas à Taeko (comme dans le roman), mais à Kayama/Ganya. L’indication des motifs ici est correcte : en effet, Ganya est le seul qui se marie pour l’argent. Ce qui importe pour Nastassia Filippovna n’est pas l’argent que Rogojine lui offre, mais la sensation de pouvoir, puisée dans le fait qu’il est prêt à donner 100.000 roubles pour elle (1 million de yens dans le film). Kurosawa, par le changement élégant d’un détail, dénoue un écheveau des motivations soigneusement emmêlées par Dostoievski, ce qui fait le jeu du film, qui montre ainsi plus concrètement le fond de l’affaire. Expressif est le cri de Taeko : «Mon prix est tout а coup monté de 400 000 yens ?!»

Autre exemple. Dans le roman, la raison pour laquelle le regard de Nastassia Filippovna semble familier au prince Mychkine n’est pas manifestée, alors que dans le film Kameda comprend que « C’était le regard d’un condamné à mort ». En une phrase, Kurosawa supprime l’insuffisance d’un motif (le regard mystérieusement familier à Mychkine), en lunissant avec un autre (la vision d’un condamné à mort à jamais empreinte dans la mémoire de Mychkine). Ce changement, parmi tant d’autres, non seulement dévoile en Kurosawa un lecteur attentif de Dostoïevski, mais signale aussi une de ces vraie trouvailles cinématographiques : les histoires-clés racontées dans le roman, se centrent dans le film autour de l’image récurrente des yeux. Cette image unifie de grandes thématiques du roman : le « messianisme » de Kameda est exprimé par sa capacité de voir d’une part ce qui est imperceptible pour les autres – l’âme de Taeko, et d’autre part son propre destin – par l’image des yeux d’Akama, qui le poursuivent dans les rues enneigées d’une ville étrangère. Le prince Mychkine est un héro qui dit, et son discours (qui est un texte en soi) repose sur le texte biblique. Kameda est un héros qui voit. Ce ne sont pas ces paroles, mais son regard, qui définit son image. Derrière lui, il n’y a pas de texte, mais bien un autre regard – celui de la caméra de Kurosawa.

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Kameda est l’image centrale du film. Il est la convergence et la liaison de toutes les autres images. Il est cette liaison qui en étant constamment sous menace forme l’espace du film avec toutes ses caractéristiques bien remarquées par la critique : il est brumeux, fragile, paranoïaque même. Le monde tremble quand tremble Kameda, et fleurit d’un seul mot de lui; c’est dans ses yeux que les personnages vont chercher la vérité sur eux-mêmes, et, qu’incapables de l’accepter, ils n’accepteront pas le monde, et voilà que l’harmonie d’une minute est perdue, Kameda est de nouveau dans le rue, et le monde – dans le désordre, le mutisme, à deux doigts de la mort.
Selon toute apparence, c’est le prince Mychkine qui a intéressé Kurosawa en premier lieu, c’est en lui que le réalisateur a vu l’idée qui le troublait lui-même. Quelle est cette idée?

Parmi les traits « de surface » du prince Mychkine – l’audace, la modestie, une profonde bonté et une disposition instinctive pour la vérité – l’un fait bande à part. Kurosawa l’accentue et avec lui tout ce qui est le plus poignant dans l’image du prince. Ce trait, que l’on peut, d’une manière générale, nommer inconsistance, est retouché chez Dostoïevski, ombré par de longs discours du prince à propos de l’orthodoxie, l’équité et le peuple russe. Tout cela nintéresse pas Kurosawa. Il est impossible d’imaginer ces propos dans la bouche de son héros. Le réalisateur japonais nous montre ce qui est caché derrière eux. Il nous donne un vrai idiot.
Le prince Mychkine est, sans doute, une personnalité instable, mais, comme on l’a déjà remarqué, il reste un héros qui
parle. Il n’y a pas en lui cette folie complète, que l’on voit dans les yeux de Kameda (il faut bien remarquer toutes les sortes d’expressions visuelles de cette folie qui s’exprime dans le film à travers ses mouvements, ses gestes, sa mimique). En ce sens caractéristiques sont les légendes surgissant sur fond noir au début du film : « Dostoïevski voulait décrire un homme authentiquement bon. Ironiquement il choisit un idiot comme héros ».
Le roman est comblé
d’actions du prince qui se contredisent l’une l’autre. C’est précisément sur l’alternance des épisodes liés à ces actions que Kurosawa bâtit la composition de son film, tout comme il construit l’image de son héros autour de l’alternance brusque de ces humeurs.

Kameda nest pas tout à fait conscient de ce quil fait. Il est en désarroi permanent. Il poursuit Taeko et en même temps écrit une lettre à Ayako, qui commence ainsi : « Sincèrement, je ne sais pas pourquoi je vous écris comme cela. Mais je ne peux pas oublier l’espoir que peut-être vous pensez parfois à moi ». Il ne peut pas abandonner Taeko et demande la main d’Ayako16. À la question d’Akama « Croistu en Dieu ? », Kameda répond tout à fait naturellement: « En Dieu ? Pas particulièrement », ce qui est impossible à imaginer dans le roman17. La scène de l’échange des croix perd toute implication religieuse : les héros échangent des talismans et non des croix. Avec cela le dialogue suivant se passe :
« 
A: Puis-je la18 prendre ?
K
.: Quoi ? Dans quel but ?
A
.: Je ne sais pas. J’aimerais seulement la prendre. Je vous échange mon talisman contre elle. […] Je me rappelle l’avoir souvent fait avec des amis quand j’étais un garçon.»

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Dans le texte du roman, on trouve une brève remarque à propos du fait que le prince ne sait pas jouer aux échecs mais joue en virtuose au « durak » (jeu de cartes russe, fondé pour beaucoup sur le hasard). Les échecs sont un jeu progressant dans le temps, il n’y a pas de cycles, comme dans le « durak », mais seulement prévision, analyse et planification dans le temps. Le prince, qui vit avec la conscience profonde qu’« il ny aura plus le temps »19 est incapable de toutes ces opérations mentales. De même qu’il est incapable de comprendre l’amour comme un sentiment orienté vers le futur comme une prévision, mais comprend aisément comment on peut aimer deux femmes en même temps. Kameda pense par des cycles courts. D’où sa sincérité absolue dans chaque instant particulier, même s’il dit des choses contraires à des moments divers. Quand il arrive à la compréhension dune nécessité de faire coïncider ces deux faits, – il devient fou.
Voilà où est la tragédie de Kameda et l’essence de l’idiot vu par Kurosawa.
Le prince Mychkine dans le roman dit : « Il y a des idées, des idées élevées dont je ne dois pas commencer à parler, car je risque de faire rire tout le monde; […] Je n’ai pas la manière, le sens de la mesure; les mots qui me viennent ne correspondent pas à mes pensées… »20. L’un des critiques du film écrit : « Il est tragique qu’un idiot tel que Mychkine passe pour idiot : le public en rit »21. Et Kameda, en promenant ses regards dans la chambre, pleine de témoins oisifs, s’adresse à eux, aux spectateurs comme au critique : « Cela m’est égal si le monde se rit de moi ». Mais personne ne l’entend, un tourbillon d’événements emporte les personnages dans les rues de Sapporo, submergé par une tempête de neige.

Dans le film, la tempête de neige et la représentation de l’extérieur lui correspondant représentent un plan hallucinatoire du film, un monde menaçant de révélations, un espace de déchéance, de rupture des connexions superficielles entre des personnages, établies généralement à l’intérieur. L’espace de l’intérieur éclaire un problème de la parole, abri faible et spécieux de la solitude au coeur de la tempête, se déchaînant dans la conscience de chaque personnage. À l’intérieur, dans les dialogues, les personnages tentent d’établir une connexion solide mais ces tentatives sont vouées à l’échec, c’est pourquoi souvent après ces scènes les héros se trouvent « expulsés » dehors (voir les refléxions de E. Decaux à ce propos : « Le caméra d’abord au coeur du drame, a de soudaines échappées pour contempler le désordre d’une pièce. Par ce va-et-vient glacé entre l’intérieur et l’extérieur, Kurosawa suggère un trouble, une impuissance à vaincre les larmes ravalées en silence»22)
C’est à l’extérieur que Kameda se demande encore une fois de ce qu’il fait,
finalement? Il comprend bien lui-même labsurdité de ses actions, il courbe la tête dans ses mains et dit : « Je suis vraiment un homme malade. Mon cerveau est grillé » ; et cependant la cause principale lui échappe, il ne comprend pas, comment peut-il agir mieux encore?23. Ce combat intérieur, luisant dans ses yeux à chaque scène importante du film, ces crises d’étouffement toujours accompagnées par le même geste – mouvement des mains vers la gorge – créent l’intensité inouïe du personnage principal.

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Kurosawa a vu, cachée dans le roman, l’image qui l’intéressait et qui a été développée plus explicitement après L’Idiot – l’image du samouraï.
Yamada Koichi relè
ve certains attributs substantiels du samouraï dans les films d’Akira Kurosawa24. Le Samouraï est constamment opposé au paysan. C’est la guerre et la force opposées aux travaux de la paix et à la faiblesse. Le samouraï consacre sa vie à la défense des paysans, mais ne reçoit rien en échange. Il sacrifie sa vie pour la paix et la tranquillité des autres. C’est un « solitaire éternel », incapable de fusionner avec la joie des masses et de se consoler de leur consolation. Une fois son but atteint il doit s’en retourner par où il était venu.
Il est facile de reconnaître dans ces traits le compte Mychkine, aussi bien que des traits caractéristiques de l’intrigue du roman. Kameda se joint à la file des samouraïs de Kurosawa. Il vient de l’autre monde, il possède l’autre conscience, et quoique dans n’importe quelle compagnie il se trouve toujours au cœur de l’action, il reste en même temps étranger à tout ce qui l’entoure
. Michel Estève remarque à juste titre que « Kameda […] nous apparaît dans ce film moins comme un passionné ou comme un épileptique, que comme le témoin d’une réalité autre »25. Il est aussi important que le héros se rende compte qu’il est « l’autre ». Dans le roman le prince Mychkine raconte comment, en cours de route vers Saint-Petersbourg, il pensait : « À présent je vais vers les hommes »26, par cela même se séparant des hommes, en une analogie avec le samouraï, pleinement conscient de son extranéité par rapport aux paysans. D’où dans le roman des pensées qui sonnent insolites dans la bouche du prince : « Lorsque j’entre quelque part, je pense : “On me prend pour un idiot, et pourtant je suis intelligent et ils ne s’en doutent même pas…” J’ai souvent cette pensée»27. Ou, pendant un dialogue avec Aglaé :
« 
Cela veut-il dire que vous pensez pouvoir vivre plus intelligemment que les autres? demanda Aglaé.
Oui, à cela aussi j’ai parfois songé.
Et vous le pensez ?
Et… je le pense, répondit le prince toujours avec ce même sourire timide et doux, tout en regardant Aglaé »28.

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Gilles Deleuze, parlant des films de Kurosawa, souligne la particularité suivante : l’action d’un héros est toujours précédée par l’analyse de la situation, la récolte des « données » de la situation dans laquelle ce héros est obligé d’agir. Ici, Deleuze voit l’affinité entre Dostoïevski et Kurosawa :
« 
Chez Dostoïevski, l’urgence d’une situation, si grande soit-elle, est délibérément négligée par le héros qui veut d’abord chercher quelle est la question plus pressante encore. C’est ce que Kurosawa aime dans la littérature russe, la jonction qu’il établit entre Russie et Japon. Il faut arracher à une situation la question qu’elle contient, découvrir les données de la question secrète qui, seules, permettent d’y répondre, et sans lesquelles l’action même ne serait pas une réponse»29.
L’état de détachement,
coexistant avec une préoccupation exceptionnelle de tout ce qui se passe autour de lui, voilà l’état dans lequel se trouve Kameda tout au long du film et qui peut être décrit comme un état de « quête de question ». Kameda agit, mais il ne comprend pas le sens de ses actions, doù leur caractère aléatoire. Tout au long du film Kameda, en essayant daborder la situation dun côté ou de lautre, ignore sa position dans cette situation. Ici Kurosawa se rencontre de nouveau avec Dostoïevski.

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Deleuze prend l’exemple du film Vivre, tourné juste après LIdiot. On y rencontre aussi cet état de « quête de question ». Le héros se trouve soudainement dans une situation urgente : il est malade et condamné à une mort proche. La question ici est : « Comment faut-il vivre si tu sais que tu vas mourir? ». Mais le héros ne voit pas la question, il est aveuglé par la nouvelle de sa maladie. Et il commence à agir, mené uniquement par l’urgence de la situation, par la peur de la mort qui approche. Il s’enivre, il essaie de tomber amoureux d’une jeune fille. À travers des échecs, à travers l’épuisement des variants, le héros trouve finalement la question et conçoit aussitôt que vivre, c’est agir pour le bien des autres, le bien qui restera après sa mort. Gilles Deleuze remarque :
« 
Là encore on pourra dire que Kurosawa nous livre un message humaniste assez plat. Mais le film est tout autre chose : la recherche obstinée de la question et de ses données, à travers les situations. Et la découverte de la réponse, à mesure que la recherche avance »30.
En ce cas on peut considérer la voie pavée d’échecs du héros comme la récolte des données, qui l’a amené à la possibilité de poser la question, qui à son tour a abouti à la vraie action qui peut être considérée comme
réponse – le héros organise la construction d’un terrain de jeux pour les enfants.
Mais ce schéma n’est pas le seul possible. On peut dire que c’est une étape plus avancée par rapport à
L’Idiot. Rappelons-nous ce qu’en disait Kurosawa : « Cette œuvre était l’aboutissement des recherches que j’avais faites depuis la guerre. […].“Vivre” est certainement la suite logique de “L’Idiot” » 31.

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Dans LIdiot on rencontre une telle urgence, une telle ambiance de tension permanente, envahie du sentiment de la menace approchante. Kameda pose des questions fausses, il demande en mariage Taeko, puis Ayako, il va aux rendez-vous, s’efforce de consoler les uns, réconcilier les autres, mais il n’en sort rien, l’ambiance devient de plus en plus tendue. Il rappelle Raskolnikov, qui erre dans les rues après le meurtre, se refusant à avouer sa défaite, la chute de son idée. Il sort de chez lui « pour que tout se résolve », mais il ne voit pas ce qui doit se résoudre, il se découvre perdu dans les rues de Saint-Petersbourg, et il demande au premier venu une question bizarre : « Aimezvous le chant dans la rue ? », – il pose de fausses questions en quête de celle qui s’avérera uniquement appropriée. Quelle est donc cette question, que Kameda pourra se poser seulement à la fin du film, aussi soudainement que le prince Mychkine le découvre dans le roman près du corps de Nastassia Filippovna? Il est frappant, combien cette dernière scène est emplie du sentiment de la révélation approchante. C’est un moment de convergence, d’intensification de toutes les questions précédentes :
«
 Écoute dit le prince, comme sil sembrouillait, comme sil cherchait ce quil fallait demander au juste et loubliait aussitôt, – écoute, dis-moi : avec quoi l’as-tu…? Avec un couteau? Ce même couteau ?
Avec le même.
Attends encore! Je voudrais te demander encore, Parfioneje vais te poser beaucoup de questions, au sujet de tout »32.

Mais le prince ne va plus « poser beaucoup de questions », parce que la nouvelle question s’ouvrira à lui, celle qu’il cherchait avec un tel acharnement.
« Il [Rogojine] tira de sa poche un jeu de cartes entamé enveloppé dans du papier et le tendit au prince. Celui-ci le prit mais comme d’un air perplexe. Un nouveau sentiment, triste et désolé, lui serra le cœur; il comprit brusquement qu’en cet instant et depuis longtemps déjà il ne parlait pas de ce dont il lui aurait fallu parler et qu’il ne faisait pas ce qu’il lui aurait fallu faire; et que ces cartes, qu’il tenait dans la main et qui venaient de lui faire si plaisir n’y pouvaient plus rien, plus rien désormais. Il se mit debout et leva les bras au ciel »33.
Finalement Kameda va poser la question comme Dosto
ïevski la pose, à savoir : « Où est la place pour lidiot dans le monde des hommes ? » Non pas ce que signifient ses relations avec Ayako, Taeko, Akama et tant d’autres, mais ce que lui, Kameda, peut faire dans le monde des relations humaines en général ? Et il trouvera le réponse: rien34.

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À l’époque décrite par Dostoïevski comme une époque apocalyptique, il n’y a plus de place pour l’idiot, pour le messie. Il s’en retourne par où il était venu, – il devient fou. Et la question de Kameda – c’est la question du samouraï de l’époque, que décrit Kurosawa. À ce propos, citons entièrement ce qui dit Gilles Deleuze dans sa conférence Qu’est-ce que l’acte de création à ce propos du film le plus célèbre sur les samouraïs :
« 
Mais dans les Sept samouraïs, vous comprenez, ils sont pris dans la situation d’urgence, ils ont accepté de défendre le village, et d’un bout à l’autre, ils sont travaillés par une question plus profonde. Il y a une question plus profonde à travers tout ça. Et elle sera dite à la fin par le chef des samouraïs, quand ils s’en vont: “qu’est-ce qu’un samouraï?” Qu’est-ce qu’un samouraï, non pas en général, mais qu’est-ce qu’un samouraï à cette époque-là. A savoir quelqu’un qui n’est plus bon à rien. Les seigneurs n’en n’ont plus besoin, et les paysans vont bientôt savoir se défendre tous seuls. Et pendant tout le film, malgré l’urgence de la situation, les samouraïs sont hantés par cette question qui est digne de l’idiot, qui est une question d’idiot : nous autres samouraïs, qu’est-ce que nous sommes ? »35.

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Si nous ne cessions pas de décrire le film de Kurosawa comme un mélodrame classique, nous ressemblerions dans nos jugements au chef de la famille Ono, fasciné par la bonté de Kameda, mais incapable de comprendre comment il pouvait s’endormir sur le banc en attendant la femme qu’il aime.
Dans la vision de Kurosawa
Kameda n’est pas divin, mais trop humain, à un tel point quil considère tout ce qui existe comme divin. Rappelons-nous que la seule force qui stimule ce héros dans son mouvement l’aveugle envers les hommes, c’est la vision de la mort qui l’a rendu « idiot », c’est une vie en vue de la mort. Questce qui peut être plus loin du divin? Kurosawa a vu le monde du roman de Dostoïevski non pas comme un monde sans Dieu, mais comme un monde, rendant fou un homme qui ne se reconnaît pas en ses semblables. Il nous suffit de regarder la scène finale, où Kameda et Akama sont assis, couverts du plaid, entourés par des bougies, pétrifiés devant l’immolation exécutée36, pour voir le rôle modeste de Kameda, le rôle d’un « catéchumène » dans le rituel sacré de la vie.

Daniil Lebedev
Spécialiste en littérature russe (L’université d’État de Novossibirsk, L’INALCO)


1 Même si cette éternité ressemble souvent à celle de Svidrigaïlov, c’est-à-dire a « une salle de bain […], enfumée, avec des araignées dans tous les coins ».

2 André Gide, Dostoievski: articles et causeries, Paris, France, Gallimard, 198, p. 60–63.

3 Bakhtine M. M. La poétique de Dostoïevski, Paris, France, Éd. du Seuil, 1998.

4 La caractérisation erronnée des romans de Dostoïevski comme incorporels (où ce ne sont pas les gens, mais les idées qui se battent) a été soulignée dans la dernière grande recherche de Michel Eltchaninoff, Dostoïevski, le roman du corps, Paris, France, Éd. du Seuil, coll. « Points », 2002.

5 Cest linconséquence qui permet à Svidrigaïlov une minute avant le suicide dattraper une mouche volant dans la chambre.

6 Adolf Rudnicki, Dostoi͏̈evski ou L’amour de l’homme, trad. Jean-Yves Erhel, Bédée, France, Folle avoine, 1994, p. 30.

7 Chiyota Shimizu, “Entretien Avec Akira Kurosawa,” Etudes Cinematographiques, no. 165–169 (1990), p. 5.

8 Donald Richie, The films of Akira Kurosawa, Berkeley, Etats-Unis, University of California Press, 1998, p. 85.

9 Ibid.

10 Decaux and Jourdat, “L’Idiot”, p. 52–53.

11 Tadashi Iijima, “Hakuchi (L’idiot) : Une Entreprise Courageuse,” Etudes Cinematographiques, no. 16 (printemps 1964), p. 52.

12 Ibid., p. 53.

13 Shimizu, “Entretien Avec Akira Kurosawa”, p. 4.

14 Richie, The films of Akira Kurosawa, p. 85.

15 Gide, Dostoi͏̈evski, p. 16.

16 Dans le roman le prince dit une fois « Je vous… Nastassia Philippovna… je vous aime. Je suis prêt à mourir pour vous, Nastassia Philippovna » (LIdiot, p. 242), et une autre fois, s’adressant à Aglaé: « Je vous aime, Aglaé Ivanovna, je vous aime beaucoup; je naime que vous etne plaisantez pas, je vous prie, je vous aime beaucoup » (L’Idiot, p. 751).

17 Mais nen reste pas moins fidèle à loriginal. Qui plus est, cette décision de Kurosawa nous renvoie a un autre roman de Dostoïevski. Rappelons-nous une conversation entre Alyocha et Lise dans Les Frères Karamazov :

«– […] Je sais seulement que je suis moi-même un Karamazov… Je suis un moine, un moine… Vous disiez tout à l’heure que je suis un moine.

Oui, je l’ai dit.

Or, je ne crois peut-être pas en Dieu.

Vous ne croyez pas, que dites-vous? – murmura Lise avec réserve.

Mais Aliocha ne répondit pas. Il y avait dans ces brusques paroles quelque chose de mystérieux, de trop subjectif peut-être, que lui-même ne s’expliquait pas et qui le tourmentait» (Dostoïevski, F. M. Les frères Karamazov. Paris, France: Gallimard, 1994, p. 313)

18 Une pierre, le talisman de Kameda.

19 L’Idiot, p. 334

20 Ibid., p. 500. Originalement l’énoncé est même plus direct : « les mots qui me viennent sont les autres, et pas ceux qui correspondent à mes pensées… »

21 Iijima, “Hakuchi (L’idiot) : Une Entreprise Courageuse”, p. 53.

22 Decaux, Jourdat, “L’Idiot”, p. 52.

23 Ces accès de déséspoir, qui ne sont pas à négliger en parlant de l’image « messianique » du prince, deviennent plus fréquents dans les deuxième et troisième parties du roman : « Le prince ne remarquait même pas que dautres bavardaient et faisaient les galants avac Aglaé; c’était tout juste sil noubliait pas, par moments, quil était luimême assis à ses côtés. Parfois il avait envie de s’en aller quelque part, de disparaître, et il eût aimé trouver alors un endroit sombre et désert, pourvu qu’il y fût seul avec ses pensées et que personne ne sût où il se trouvait » (L’idiot, p. 506).

24 Yamada Koichi, “Destin de Samuraï,” Cahiers Du Cinema, no. 182 (Septembre 1966), p. 45–49.

25 Michel Esteve, “Hakuchi (L’idiot) : Une Purete Fascinante,” Etudes Cinematographiques, no. 16 (printemps 1964), p. 57. À ce propos on peut se rappeler ce qu’écrivait Adolf Rudnicki, en critiquant le jeu de I. Smoktunofsky dans le rôle de Mychkine dans une des mises en scène théâtrales de L’Idiot : «Il nous ressemble trop, rongé lui aussi par les conditions de vie qui sont les nôtres », Rudnicki, Dostoi͏̈evski ou L’amour de l’homme, p. 41.

26 L’Idiot, p. 107.

27 Ibid., p. 108.

28 Ibid., p. 88

29 Gilles Deleuze, Cinéma. 1, L’image-mouvement. Paris, France: Éd. de Minuit, 1983, p. 257–258.

30 Ibid., p. 260.

31 Yoshio Shirai, Shibata Hayao, and Yamada Koichi, “‘L’Empereur ’: Entretien Avec Kurosawa Akira,” Cahiers Du Cinema, no. 182 (Septembre 1966), p. 40–42.

32 LIdiot, p. 891.

33 Ibid., p. 893.

34 Et le prince a un « double » dans le roman, c’est Hippolyte. La conscience de « rejeté » les unit:

« … soudain l’oiseau s’envola, et au moment même lui revint à l’esprit ce moucheron” dans “l’ardent rayon de soleil”, dont Hippolyte avait écrit que “lui aussi connaissait sa place et participait au coeur universel dont seul il était rejeté”. Cette phrase l’avait déjà frappé tout à l’heure : il s’en souvint maintenant. Un souvenir depuis longtemps oublié remua en lui et soudain, d’un coup, se précisa.

Cela se passait en Suisse, la première année de son traitement, au cours même des premiers mois. Il était encore, à cette époque, tout à fait comme un idiot ; il ne savait même pas bien parler, parfois ne comprenait pas ce qu’on voulait de lui. Un jour ensoleillé et très clair, il était allé dans la montagne et il avait erré longuement, absorbé par une pensée douloureuse qui n’arrivait pas à se formuler en lui. Devant lui s’étendait un ciel éclatant, au-dessous un lac, et tout autour un horizon lumineux sans fin ni limite. Il était resté longtemps à regarder et à se tourmenter. Il se souvint maintenant qu’il étendait les bras vers cet azur limpide en versant des larmes. Il souffrait de se sentir étranger à tout cela. Quel était donc ce festin, quelle était cette éternelle grande fête qui n’avait pas de fin et vers laquelle il se sentait attiré depuis longtemps, depuis toujours, depuis son enfance, et à laquelle il ne parvenait pas à se joindre. Chaque matin un soleil aussi radieux se lève ; chaque matin l’arc-en-ciel joue sur la cascade ; chaque soir la montagne à la cime neigeuse la plus élevée, loin là-bas, à la limite du ciel, s’embrase d’une flamme pourpre ; chaque « petit moucheron qui bourdonne auprès de lui dans l’ardent rayon de soleil participe à ce chœur, connaît sa place, l’aime et en est heureux » ; chaque herbe est heureuse en poussant ! Tout possède sa voie, et tout connaît sa voie, s’éloigne en chantant et revient en chantant ; seul, lui ne sait rien, ne comprend rien, ni les hommes, ni les sons, étranger à tout, rejeté de tout. Oh, bien sûr il n’était pas alors capable d’employer ces mots et de formuler ainsi sa question ; sa souffrance était sourde et muette ; mais il lui semblait à présent qu’alors aussi il disait tout cela, ces mêmes paroles, et que c’était à lui qu’Hippolyte avait emprunté ce qu’il avait dit au sujet du « moucheron », à ses paroles et à ses larmes d’alors » (L’Idiot, p. 618-619).

35 Gilles Deleuze, “Qu’est-ce que l’acte de création ?” Conférence donnée dans le cadre des Mardis de la fondation Femis,” May 17, 1987, http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=134&groupe=Conf%E9rences&langue=1.

36De la symbolique réligieuse de la mort de Nastassia Filippovna : Odinokov V. G. Typologie des images dans le système artistique de Dostoïevski. Novossibirsk, 1981.

Bibliographie

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Odinokov V. G. Typologie des images dans le système artistique de Dostoievski. Novossibirsk, 1981



Elephant Films : Fantastiques années trente

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Cette fois, c’est entré dans les mœurs ! En ce début des années trente et de l’arrivée toute récente du parlant, les films d’horreur se sont placés en têtes de gondole. Avec Frankenstein (1931), Dracula (1931) et La momie (1932), la Universal a attiré les spectateurs et personne ne veut en rester là. Elephant Films, qui a déjà prouvé par le passé son intérêt pour tous ces joyaux et leurs séquelles, récidive avec quatre titres de plus édités en combos DVD + Blu-ray. Deux sortent des mêmes studios Universal : Old Dark House (1932, La maison de la mort) de James Whale et Murders in the Rue Morgue (1932, Double assassinat dans la rue Morgue) de Robert Florey. Le troisième, Island of Lost Souls (1932, L’île du Dr Moreau) d’Erle C. Kenton, est produit par la Paramount. Le dernier, The Ghoul (1933, Le fantôme vivant), réalisé par l’Américain T. Hayes Hunter et interprété par Boris Karloff, la créature de Frankenstein, provient de la Gaumont British.

Prototype de ces mystères se déroulant dans un lieu clos lugubre — il y avait déjà eu, en 1927, The Cat and the Canary de Paul Leni —, le film de James Whale (La maison de la mort), qu’il tourne un an après Frankenstein et Waterloo Bridge et un an avant L’homme invisible, est devenu LA référence du genre. Ces voyageurs surpris par l’orage (Raymond Massey, Gloria Stuart et Melvyn Douglas) et détournés vers un manoir isolé, on les retrouvera par la suite bien des fois, entre autres dans Contronaturo (1969) d’Antonio Margheriti dont nous avons déjà parlé dans ces colonnes. Dans cette vieille et sombre maison qui donne son titre original au film de Whale, des drames se trament. Certes, le rythme peut sembler languissant aux spectateurs modernes mais rappelons que nous sommes au début du parlant, comme nous le sommes avec la première version du Mystère de la chambre jaune de Marcel L’Herbier ou du Fantômas de Paul Fejos, et que s’introduire avec les personnages dans cette Old Dark House est entrer dans le mythe. Celui d’un film dont parlent les histoires du cinéma qui ne sont pas paresseuses et qu’on pensait ne jamais pouvoir voir.

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À cette époque, les scénarios hésitent encore entre la peur et l’humour et celui de Benn Levy – que Whale retrouve après Waterloo Bridge – et R.C. Sheriff, d’après le roman de J.B. Priestley, renforce ce côté rigolard, censé faire la balance avec l’angoisse, grâce au personnage tenu par Melvyn Douglas. On l’entend même, en plein orage, chanter Singin’ in the Rain (lui et non Charles Laughton, comme l’indique par erreur Jean-Pierre Dionnet dans le supplément). Dionnet qui a raison de préciser que toute cette série éditée par Elephant est Pré-Code, donc datée d’avant l’instauration du code de censure. Ce qui nous donne, dans La maison de la mort, quelques dialogues étonnants. Cela a été mentionné, des voyageurs débarquent donc à l’improviste et la vieille maîtresse de maison (Eva Moore) conduit Gloria Stuart dans une chambre. Trempée par l’orage, la jolie Gloria commence à se déshabiller tout en discutant pour se retrouver en nuisette. La vieille la regarde d’un air réprobateur – on a compris qu’elle était bigote : « Vous êtes sotte et immorale, décrète-t-elle. Vous ne pensez qu’à vos jambes longues et à votre corps blanc pour donner du plaisir, ce plaisir charnel que vous voulez donner à votre homme. » Le dialogue est déjà surprenant puis, touchant la gorge de Gloria, juste au-dessus des seins, la mémée ajoute: « C’est joli mais ça finira par moisir ! »

Ça, si c’est pas du Pré-Code ! Autre étonnement, la façon dont est traitée la religion. La vieille dame, on l’a vu, est une grenouille de bénitier qui, au moment de passer à table, force son frère (l’excellent Ernest Thesiger) à prononcer une prière. Lequel se moque de cette demande et parodie la prière requise. Alors Eva Moore dit elle-même sa prière et, curieusement, s’empare d’un couteau pour trancher le pain, alors que dans les Évangiles il est dit qu’il faut qu’il soit rompu. Méconnaissance des scénaristes ou volonté de contredire par l’image ce qui vient d’être dit et de porter un soupçon supplémentaire sur cette étrange famille ?

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La maison de la mort présente aussi l’avantage de mettre face à face Boris Karloff, dans le rôle d’un inquiétant serviteur barbu et balafré, et Charles Laughton, alors à ses débuts. Le futur grand Charles a en effet accompli sa première apparition à l’écran trois ans plus tôt, dans Piccadilly, où il incarnait le client mécontent – et sans classe – d’un cabaret. Il débarque à son tour dans la maison en braillant et rigolant, à l’opposé des personnages qu’il tiendra par la suite, à commencer par le Dr Moreau de Island of Lost Souls où il est fabuleux, tout à la fois dur, inquiétant et d’une espièglerie enfantine.

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Dernier étonnement à propos du casting de La maison de la mort, avec le rôle du père centenaire de la famille. Ce vieil homme barbichu a une curieuse voix féminine et l’on a l’impression que c’est une femme qui le joue. Mais le générique annonce John Dudgeon et l’on s’en tiendrait là si Jean-Pierre Dionnet ne nous apprenait qu’il s’agit en fait de l’actrice Elspeth Dudgeon. Dionnet, dont on ne peut qu’apprécier la pertinence des commentaires et qui voit, dans ce « film borgésien », l’identification de cette maison de la mort à « un lieu de l’espace mental ».

Enfin, et c’est une évidence, le décor a toute son importance dans un film fantastique. Il est dans La maison de la mort signé Russel Gausman, qui a fourbi ses armes sur la version muette du Fantôme de l’Opéra et sur le Dracula de Tod Browning. À cette époque, une ambiance fantastique est forcément expressionniste avec ses jeux d’ombres et de lumières et ses architectures torturées. Comme l’est, d’une façon plus flagrante encore, le Paris idéalisé du Double assassinat de la rue Morgue, dû au talent de Charles D. Hall – à qui l’on doit également ceux de Dracula, en collaboration avec Gausman, et de Frankenstein.

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Adapté de la nouvelle d’Edgar Allan Poe, avec, notons-le, des dialogues additionnels de John Huston, ce Double assassinat est une très belle surprise. Le film est réalisé par Robert Florey, un Français qui, journaliste fasciné par le cinéma, a débuté auprès de Louis Feuillade avant de s’envoler pour Hollywood, dont il deviendra l’historien des premiers jours avec des bouquins comme Filmland ou Hollywood années zéro. Hollywood où Florey devint l’ami des plus grands, Chaplin, Fairbanks et Valentino. C’est parce qu’il avait préparé Frankenstein, un film où il prévoyait d’attribuer le rôle de la créature à Bela Lugosi, et qu’il en avait été écarté au profit de James Whale, que Universal confia à Florey, en guise de compensation, la réalisation du Double assassinat. Dans lequel il dirige enfin Lugosi.

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C’est une évidence que Florey aurait pu, avec sans doute plus d’ambition, devenir un Tourneur avant l’heure. S’il avait rencontré les bonnes personnes, un producteur tel que Val Lewton, s’il ne s’était pas cantonné à la série B puis à la télé, peut-être jouirait-il aujourd’hui d’une réputation enviable. Car Florey est un bon cinéaste. Ses plans le prouvent, son choix des décors, son goût pour les axes inhabituels – secondé, il est vrai, par le grand Karl Freund, directeur de l’image de 
Dracula et réalisateur de La momie -, comme lorsqu’il embarque sa caméra dans une balançoire. Et ses intuitions aussi. Oui, il faut parler de cette intuition géniale qui lui fait prendre un singe, joué par Charles Gemora, un habitué du genre puisqu’il ne fit carrément que cela, le gorille, à une ou deux exceptions près. Et que fait-il, le gorille, dans la rue Morgue ? Il se saisit de la jolie Sidney Fox et l’embarque sur les toits. En 1932 ! Soit un an avant King Kong. Occasion d’ailleurs pour Florey de prouver qu’il connaît parfaitement ses classiques et maîtrise son découpage. L’ombre de la main du gorille sur le corps assoupi de Sidney Fox ? Voilà une jolie référence au Nosferatu de Murnau dans lequel, de la même manière mais d’une façon peut-être encore plus audacieuse, l’ombre de la main du vampire caressait le corps de la belle endormie. 

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Il sera encore question de singes dans L’île du Dr Moreau et celui qui est encagé sur le bateau est interprété par, vous l’aurez deviné, Charlie Gemora himself. S’emparant du récit philosophique de H.G. Wells (l’homme a-t-il le droit de se prendre pour un dieu et de transformer des animaux en êtres humains ?), Erle C. Kenton signe un film admirable, qui prend au départ les allures d’un remake du Comte Zaroff, sorti trois mois plus tôt. Là encore, on pourrait parler d’intuition. Après un générique essuyé par les vagues – quelle belle idée ! – un naufragé (Richard Arlen) qui a été recueilli sur un étrange bateau arrive en vue d’une non moins étrange île, celle bien sûr du Dr Moreau et qui, là encore, préfigure celle du roi Kong. Toujours un an avant, comme quoi les grandes idées flottent dans l’air d’une époque.

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Nous sommes ici au sein des studios Paramount, ceux qu’une allusion sexuelle n’effraie jamais. Souvenons-nous qu’ils ont quand même produit Stroheim, Lubitsch, les frères Marx, Sternberg et Mamoulian, Mae West et DeMille et que le petit père Zukor en a vu d’autres ! De là à se risquer, grâce à Kathleen Burke et à sa très séduisante femme panthère, sur les sentiers risqués de la zoophilie, il n’y a qu’un pas que Erle C. et ses scénaristes, Waldemar Young et Phil Wylie, transgressent aisément. Là où les Américains sont forts, surtout à cette époque, c’est que rien ne les arrête et que l’entertainment se conjugue avec les questions morales.

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Dans L’île du Dr Moreau, on parle aussi de tortures et de souffrances. Le Hollywood années trente d’avant le Code découvre tous les grands thèmes, tous les grands questionnements, ceux de FrankensteinDraculaJekyll & Hyde, du Dr Moreau et de l’Homme invisible et les aborde d’une manière totalement adulte, sans chercher à les édulcorer. Édulcoration que feront tous les remakes post-Code.

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Il faut encore parler du Fantôme vivant, film plaisant et sorte de séquelle britannique inavouée de La momie. L’histoire filmée par T. Hayes Hunter, un Américain exporté en Angleterre, ne brille guère par son originalité : un égyptologue (Boris Karloff) s’est fait construire dans la campagne anglaise un tombeau style Vallée des Rois (ben voyons) et enterrer avec un talisman censé le ramener à la vie une fois mort. Bon, le scénar ainsi administré ne fait de mal à personne, il est même plutôt rigolo à suivre d’autant plus que Karloff, maquillé à outrance, arbore ici des sourcils qui nous rappellent… qui donc… mais si, là, un homme politique en difficulté et qui lui aussi ne mise plus que sur une bénédiction pharaonique pour s’en sortir. Vous voyez pas ? Bon, de toute façon, c’est pas grave, ça n’a rien à voir avec Le fantôme vivant. Encore que…

Jean-Charles Lemeunier

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La maison de la mort, Double assassinat dans la rue Morgue, L’île du Dr Moreau et Le fantôme vivant : quatre combos DVD/Blu-ray en version restaurée, édités par Elephant Films depuis le 25 janvier 2017.

 


« Police Fédérale Los Angeles » de William Friedkin : Chance connection

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Nous le savons vous et moi, l’un des immenses polars étasunien de 1985 est le crépusculaire Police fédérale Los Angeles de William Friedkin, sorti en nos contrées en mai 1986. L’idée du réalisateur du Convoi de la peur consiste à maintenir la tête sous l’eau à son duo de flics, ces charançons énervés qui, comme tous les protagonistes de cette affaire, plongent dans le cloaque de L.A. sans vraiment croire qu’ils peuvent s’en sortir, changer de vie, améliorer leur condition. Tous pataugent dans un monde de ténèbres, malgré le soleil et les palmiers balançant sous la brise.
Police fédérale Los Angeles est également l’une des œuvres les plus mise en avant pour illustrer un propos sur les années 80 : présence massive des néons, de la synthé pop, alternance entre des décors très épurés et l’abondance des codes couleurs d’alors, cynisme dans l’air du temps, hagiographie ou crucifixion des yuppies, multiplication exponentielles des consommateurs et des revendeurs de cocaïne, glamour glacé plâtré sur les silhouettes de femmes requins… Friedkin n’appuie pas vraiment le trait mais s’empare de l’imagerie et de certaines postures intellectuelles du moment en poussant le curseur dans le rouge. Il commente cette décennie, celle du clip vidéo et de la pub en partie devenus des territoires d’expérimentations techniques et artistiques. C’est probablement le second polar US eighties à se regarder dans le miroir, commentant et critiquant la période quand d’autres longs-métrages (pas forcément polaresque) actaient la naissance de celle-ci, comme le firent Cutter’s Way, Le Solitaire, American Gigolo, 48 heures, Flashdance, Scarface… Étant entendu que le premier de ces polars à s’auto-analyser et à autopsier les années 80 est (c’est du moins l’avis de votre serviteur, et il le partage) le Body Double de Brian De Palma en 1984, année de naissance de la série Deux flics à Miami (plus eighties tu meurs). De Palma qui, tout comme Friedkin, tâta à l’occasion de la réalisation de vidéoclips. Vingt ans plus tard, le clip Money pour David Guetta s’inspirera largement d’une scène initiale de Police fédérale Los Angeles, celle de la fabrication des faux billets.

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Adapté du roman de Gerald Petievich, ancien agent du renseignement pour l’armée puis pour le Trésor, Police fédérale Los Angeles décrit l’enquête jusqu’au-boutiste du flic Richard Chance (William Petersen), « un des héros les plus antipathiques de l’histoire du cinéma » (1), bien décidé à alpaguer le faux-monnayeur Rick Masters (Willem Dafoe), responsable de la mort de son coéquipier. Il est dorénavant épaulé par John Vukovich (John Pankow), un flic propre sur lui que Chance pervertit et corrompt pour pouvoir avancer dans sa mission obsessionnelle. Ledit Chance refuse d’intégrer à son esprit un point important : Masters est aussi implacable que lui, plus intelligent, plus malin, plus pur. Il est plus qu’un simple faux-monnayeur, c’est également un tueur et un peintre, une figure quasi irréelle. Masters est comme Chance, un grand corrupteur, mais bien plus lucide. Chance, lui, prétentieux, macho, égoïste, givré, couvre sa folie, sa colère et sa haine du monde sous l’alibi de la justice, du respect de la loi, du maintien de l’ordre, dans un monde qu’il exècre pourtant et passe son temps à fuir : il est amateur de sensations fortes tel que le saut à l’élastique, n’a pas d’ami, pas de famille visible, pas de vie privée. Même son coéquipier assassiné n’était finalement qu’un flic plus dominant auquel Chance prête une figure de père. De temps en temps, il couche avec une belle indic, histoire de libérer la tension et de récupérer des informations. C’est là presque corvée, un acte fonctionnel inscrit dans le code animal et dont il s’acquitte les yeux morts.

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Difficile de s’identifier à quiconque. Même l’indic (Darlanne Fluegel), qui est une victime, s’englue en refilant une information décisive à Chance, pensant en tirer un bénéfice personnel. Du fric, bien entendu, puisque l’argent est le pivot central, le thème le plus visible étant le trafic de faux billets, « le biais idéal en fait pour mettre à nu la décadence de la côte ouest. On découvrira très vite que, pour des dollars, et qui plus est pour des faux dollars, valeur fausse d’une valeur fausse, des hommes peuvent aimer et incendier, tuer et crever. » (2) Pour atteindre l’ennemi, Chance et Vukovich vont utiliser tous les moyens possibles et faire plus que contourner la loi mais l’enfreindre carrément : ils montent un braquage pour financer l’avance destinée à Masters pour une commande de faux dollars après s’être fait passer pour des hommes d’affaires véreux. Or, l’homme qu’ils braquent est en fait un agent du FBI qui va être malencontreusement abattu par un de ses collègues lors d’une fusillade prélude à une poursuite en voitures nettement plus ahurissante que celle de French Connection.
À partir de là, c’est de la folie pure. Les personnages pètent les plombs, sombrent dans la parano et la violence. Friedkin appuie à fond sur le champignon. Basé sur l’ambivalence, la supercherie, les apparences trompeuses, le double jeu et la manipulation, Police fédérale Los Angeles implose et avale tout sur son passage : flics braqueurs, poulets flingueurs de poulets, gangsters qui s’entre-dévorent, indics intéressés tentant de la jouer affranchis (Ruth Lanier/Fluegel, mais aussi Carl Cody/John Turturro ou Jeff Rice/Steve James). Tous convergent vers la conclusion dans un feu d’artifice de coups de feu, de flammes purificatrices et de retournements de situations. À ce titre, le spectateur oppressé verra Chance se faire exploser la tête au riot gun par le très inquiétant garde du corps de master à un quart d’heure de la fin du métrage dans une scène d’une sécheresse estomaquante. Et assistera à la mutation de Vukovich de coéquipier frileux en un ersatz de Chance  aussi glacé et inhumain que son modèle. Seul l’avocat marron (Dean Stockwell) continuera son enrichissante carrière, juste un peu déçu de ne pouvoir s’envoyer en l’air avec la copine bisexuelle (Debra Feuer) d’un Masters mourant brûlé vif en rigolant.

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Il est également à noter que Police fédérale Los Angeles est aussi l’un des premiers films d’alors à montrer (certes brièvement) qu’un des dangers ascendant pour la Bannière étoilée et plus largement pour le monde occidental est l’intégrisme islamiste à vocation internationale puisque la scène d’ouverture montre Chance et son mentor déjouer la volonté d’une bombe humaine hurlant son amour d’Allah, illustration d’inquiétudes sociétales concernant l’Iran des ayatollahs et le chaos libanais. William Lustig lui emboîtera le pas l’année suivante en décrivant virilement les actes terroristes de Malak Al Rahim, le grand méchant de Mort ou vif.

C’est de surcroît également en 1986 que William Petersen jouera le profiler du Sixième sens de Michael Mann, autre grand film policier de l’époque. Le projet d’adaptation du roman Dragon rouge fut longtemps le Rosebud de William Friedkin. Sur le coup depuis la sortie du livre, le réalisateur de L’Exorciste voit dans l’adaptation une continuation idéale à sa filmographie pleine de personnages écartelés entre le Bien et le Mal, pour écrire de manière schématique. Sachant que Dino De Laurentiis possède les droits du best-seller de Thomas Harris, Friedkin fonce mais De Laurentiis fait barrage. Friedkin ira faire Police fédérale Los Angeles. Michael Mann entre en scène. S’il considère Friedkin comme l’une de ses principales influences en début de carrière, il attaque celui-ci en justice à cause des similitudes entre Police fédérale Los Angeles et la série Deux flics à Miami, que Friedkin déteste et dont son film est une version négative. Mann, débouté, s’attaque alors à l’adaptation de Dragon rouge, allant jusqu’à embaucher Petersen et avoir le culot de contacter Friedkin pour jouer Lecter. Friedkin envoie vertement Mann au-delà des cordes. On peut comprendre.

Laurent Hellebé

(1) Steffen Haubner in Films des années 80, Tashen, 2002, p340

(2) Nicolas Boukrief in Starfix n°37, juin 1986, p78

 

 

 

TO LIVE AND DIE IN L.A
Réalisateur : William Friedkin
Scénario : William Friedkin & Gerald Petievich
Production : Irving Levin, Samuel Schulman, Bud Smith
Photo : Robby Müller
Montage : Scott Smith
Bande originale : Wang Chung
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h09
Sortie française : 07 mai 1986
Ressortie en version restaurée : 04 janvier 2017 par Splendor Films

 

 


« Propriété privée » de Leslie Stevens : Voyeurs sans bagage

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Ces deux-là, à première vue, paraissent trop polis pour être honnêtes. Et honnêtes, on s’aperçoit vite qu’ils ne le sont pas mais l’histoire ne s’arrête pas à cette impression liminaire, loin de là. La ressortie, pour la première fois en DVD et Blu-ray version restaurée HD chez Carlotta, de Propriété privée est un événement en soi. Une sorte de plongée dans un cinéma américain méconnu, hors des sentiers battus et pourtant d’une filiation certaine.

À commencer par son auteur, Leslie Stevens. Qui est capable de parler de lui sans se précipiter sur les habituels supports du web ? Peu de monde, certainement. Et pourtant, dans Propriété privée, Stevens est capable de créer une tension palpable et, surtout, en laissant s’introduire dans une propriété privée, ainsi que le claironne le titre, ses deux grands imbéciles, il donne naissance à un genre qui va vite verser dans le glauque. On pense forcément à La dernière maison sur la gauche de Craven et à son successeur italien La dernière maison sur la plage, au Funny Games de Haneke. Une sorte de matrice moins insoutenable et sans le côté « revenge » de Craven et Prosperi. Scénariste, producteur et cinéaste, Leslie Stevens (1924-1998) a donc réalisé son premier film avec Propriété privée en 1960, qui sera suivi seulement par trois autres en 1962 (Hero’s Island), 1965 (Incubus) et 1987 (Three Kinds of Heat), le reste de sa filmo étant réservé à la TV. Et on ne peut que regretter qu’il n’en ait pas signé davantage.

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Sur une petite route californienne du bord de mer, deux gaillards décontractés (Corey Allen et Warren Oates) s’approchent d’un garagiste et lui soutirent deux bouteilles de soda. Allen, on ne s’en souvient sans doute pas, après un passage dans La nuit du chasseur (1955), a joué dans LE film symbolique de la jeunesse révoltée, La fureur de vivre, dans lequel il incarnait l’adversaire de James Dean dans la course de voitures. Warren Oates, lui, n’est pas encore devenu le compagnon de route de Sam Peckinpah mais a déjà traîné ses tiagues dans quelques séries westerniennes et dans The Rise and Fall of Legs Diamond (1960, La chute d’un caïd) de Budd Boetticher — il y incarne le frère de Legs Diamond.

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Corey est plutôt le malin de la bande tandis que Warren, avec son sourire niais, est une fois de plus dévolu au rôle du gars pas très finaud. Les deux sont tout à la fois inquiétants, capables de sortir une lame qui va forcément intercéder en leur faveur, et infantiles. N’insistent-ils pas pour qu’on leur offre un soda ? Ne se comportent-ils pas en mauvais garçons immatures ? Ils vont repérer une jolie blonde (Kate Manx, qui est à l’époque l’épouse de Stevens et qui se suicidera en 1964, trois mois après leur séparation), la suivre et s’installer dans la maison inoccupée, voisine de sa propriété.

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La force de Stevens est de réussir à mêler plusieurs thèmes qui font de Propriété privée une belle réflexion sur l’American Way of Life prôné depuis la fin de la guerre de Corée. On y voit une femme belle et jeune, vivant dans le luxe sans travailler, seule parce que son mari bosse toute la journée, et s’ennuyant ferme. On y voit aussi cette même belle et jeune femme frustrée par l’absence de sexualité, son époux étant trop fatigué le soir pour tenter autre chose que s’endormir rapidement, son pyjama boutonné jusqu’au cou. Le couple est pour une fois filmé dans la même couche et non les habituels lits jumeaux et, pourtant, il ne s’y passe rien, dans ce pieu unique. Ce n’est pas faute pour l’épouse de prendre des poses lascives. À cela, Stevens ajoute le voyeurisme. Nos deux gars du début, on l’a mentionné, ont vue sur la piscine où batifole Kate Manx. Ils installent un canapé face à la fenêtre pour mieux profiter de la vue. Propriété privée sort le 24 avril 1960 aux USA tandis que le Psychose de Hitchcock, qui traite lui aussi de voyeurisme et de ses liens au cinéma, devra attendre le mois de juin de la même année pour être vu. Et, curieusement, lorsque Corey Allen fait mine de chercher une adresse dans le quartier, il demande après un certain « Hitchcock ». Alors, poursuivant dans le clin d’œil, Stevens fait énumérer les noms des propriétaires des demeures voisines et cite « Hall ». Le cameraman du film, futur grand chef op’, n’est autre que Conrad Hall.

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Ces voyeurs sans bagage, pour parodier le titre d’une pièce de Jean Anouilh, restent constamment entre deux eaux, tantôt psychopathes tantôt enfantins, tantôt inquiétants tantôt attendrissants, grands ados trop vite grandis et livrés à eux-mêmes. Peu à peu, dans le cinéma américain, se dessine une jeunesse perdue au sortir de la guerre. Les blousons noirs à moto de L’équipée sauvage (1953) faisaient sourire parce que les acteurs qui les incarnaient étaient trop âgés pour leurs rôles — Brando et Marvin avaient déjà 29 ans. Jimmy Dean et ses copains, ces rebelles sans cause de La fureur de vivre, montraient plein champ le mal-être de la jeunesse. Propriété privée franchit un pas de plus. On sent que tout bascule, que le film ouvre, cinématographiquement, une voie qui va devenir plus tard une évidence, voire un poncif : la jeunesse devient synonyme de danger.

Stevens, qui se crédite au générique comme « réalisateur et dramaturge » (dramatist), multiplie les symboles, telle cette ceinture que la jeune femme se passe autour du cou, qui, malgré le jeu de séduction qui se déroule sous nos yeux, font peser une menace réelle sur le récit. Cette tension qui va crescendo est parfois atténuée par de belles scènes de tendresse, comme la danse sur fond de musique plus ou moins syncopée qui rappelle Le Boléro de Ravel. Elle est signée Pete Rugolo, compositeur des scores de nombreuses séries TV (Le fugitif, Match contre la vie).

Propriété privée n’est pas à proprement parler un film noir, comme le laissent entendre certaines critiques, davantage un film sociétal, qui décrit une situation à un moment donné, deux mondes qui évoluent en se côtoyant seulement et qui, lorsqu’ils s’interpénètrent, créent des étincelles… Un monde de riches épié et envié par un monde de pauvres et qui n’a aujourd’hui rien perdu de sa réalité.

Jean-Charles Lemeunier

Propriété privée
Titre original : Private Property
Année : 1960
Origine : États-Unis
Réal. : Leslie Stevens
Scénario : Leslie Stevens
Photo : Ted McCord
Cadrage : Conrad Hall
Musique : Pete Rugolo
Montage : Jerry Young
Photographe de plateau : Alexander Singer
Avec Corey Allen, Warren Oates, Kate Manx, Jerome Cowan, Robert Wark, Jules Maitland

« Propriété privée » de Leslie Stevens, nouvelle restauration 4K pour la première fois en Blu-ray et DVD, édité par Carlotta le 1er mars 2017.


« La La Land » de Damien Chazelle : la mélodie du bonheur factice

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1Sheet_Master.qxdLa nouvelle coqueluche dont tout le monde se repaît se nomme Damien Chazelle, réalisateur qui vient rien moins que de livrer le meilleur film de l’année. Du moins si l’on croit les critiques élogieuses qui se sont abattues dans la presse et internet depuis plus d’un mois. Le talent de Chazelle est indéniable mais peut être les différentes assertions peuvent-elles être tempérées. Et puis décréter dès janvier que La La Land est le sommet cinématographique indépassable de 2017 est sans doute un brin abusif.
Une fois n’est pas coutume, le public et la critique semblent sur la même longueur d’ondes et se répandent en dithyrambes. A tel point qu’émettre certaines réserves à l’encontre du film peut apparaître comme une agression. Une tournure que parodie avec brio un sketch du Saturday Night Live.

Il est compréhensible qu’un tel film aux couleurs chatoyantes et aux airs guillerets et entraînants soit une bulle rafraîchissante dans le contexte morose actuel mais l’engouement disproportionné qu’il suscite demeure étonnant.
Pour exemple, Sophie Avon déclare dans sa chronique pour le quotidien Sud-Ouest « Film vertige, « La la land » rend hommage à ses aînés tout en dépassant ses modèles, de « Chantons sous la pluie » à « Tous en scène » ou « Un Américain à Paris ». »
Si l’on considère les souvenirs que l’on a de ses authentiques chefs-d’œuvre peut être mais La La Land ne tient pas une seconde la comparaison après un examen plus approfondi. Effectivement, le film de Chazelle paie son tribut aux plus grands, bardant ses images de multiples références, c’est joli mais pas très enthousiasmant.
Cette dépréciation, cette déception voire même cette résistance face à cet aimant à récompenses et favori des Oscar 2017 peut autant s’expliquer par des défauts inhérents au métrage que par une promotion omniprésente et surtout qui vire presque à l’injonction d’aimer le film.

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La mise en scène est assez intéressante dans son découpage et son utilisation des couleurs du décor et des costumes pour signifier l’évolution de la relation du couple vedette et leur humeur mais on est très loin du chef-d’œuvre claironné un peu partout.
Pourtant le récit chapitré selon les quatre saisons est plutôt bien construit dans la progression de ses enjeux, le réalisateur utilisant les codes de la comédie musicale pour digresser, comme ses précédents films Guy And Madeline On A Park Bench et Whiplash, sur la volonté de réussir et l’amour inconditionnel de la musique jazz, mais le film ne convainc pas totalement. Notamment dans ses numéros chantés et dansés par Ryan Gosling et Emma Stone. Les deux acteurs font des efforts, Gosling ayant même pris à cœur d’apprendre suffisamment le piano pour ne pas être doublé lors des séquences où il en joue, mais leurs limites empêchent d’être vraiment transporté. On ne leur demande pas d’être les meilleurs danseurs et chanteurs du monde mais leurs performances ne sont guère élégantes et leur manque de charisme empêche toute empathie pour leur duo.

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La séquence inaugurale où un embouteillage monstre à l’entrée de Los Angeles se transforme en plan séquence rythmé semblait lancer le film sur de bons rails. Un premier numéro bien exécuté et qui formalise alors les espoirs de rêves de réussite pour une multitude d’aspirants artistes. Entre alors en scène Mia (Emma Stone) et Sebastian (Ryan Gosling), elle rêve de devenir une actrice capable d’écrire ses propres rôles et lui d’ouvrir son club de jazz pour préserver la pureté de ce type de musique mise à mal. Deux destins qui vont s’entrecroiser et finalement se lier, les deux apprentis se nourrissant de leurs passions pour maintenir le cap de leurs attentes. Le temps qu’ils s’apprivoisent et tombent amoureux est ainsi cadencé par différents interludes musicaux.
L’aspect feel good inhérent au genre de la comédie musicale prend fin peu après que les deux tourtereaux se soient enfin embrassés sous les étoiles du planétarium rendu célèbre par le film La Fureur de Vivre. Une fin signifiée à l’écran par la fermeture en iris du plan. La romance va désormais faire face à la réalité d’une relation contrariée par les contingences et les rêves mis en sourdine pour subsister. La cassure irrémédiable sera même soulignée par l’arrêt du disque de jazz qui rythmait jusque là les échanges houleux de Mia et Sebastian au cours du dîner dans l’appartement de cette dernière. Dès lors, toute forme musicale sera absente le temps que chacun poursuive sa voie en solo.

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On remarquera que la plupart des hommages aux comédies musicales d’antan se retrouvent concentrés au moment de la conclusion lors de la séquence fantasmée dans la boîte de jazz tenue par Sébastien (à partir d’1mn29 du montage vidéo de Sara Preciado).

Une séquence revisitant l’histoire de Mia et Sebastian via le prisme des inspirations et des aspirations de Chazelle. Narrativement c’est plutôt habile puisque leur histoire d’amour est ainsi reléguée au fantasme et au conte de fée au moment où ils se retrouvent après avoir emprunté des voies différentes, pour autant, la scène tombe à plat car il ne se dégage aucune empathie particulière pour des personnages desservis par l’absence d’alchimie entre leurs interprètes. Comme tout au long du film, on observe un spectacle plaisant mais pas transcendant et peinant à impliquer émotionnellement. C’est vraiment problématique lorsque les émotions reposent sur les plans censés les formaliser.
Sur ce point, on peut effectivement opposer une divergence de sensibilité. Mais puisque certains critiques n’hésitent pas à se référer favorablement à d’authentiques réussites du genre, La La Land est à mille lieues de susciter autant de sentiments que ses glorieux aînés.

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Néanmoins, La La Land réussit à faire éclore un sentiment de mélancolie, qui infuse la seconde partie du métrage et imprègne plus encore la conclusion. Whiplash traduisait avec énergie que le talent seul ne suffit pas et que l’excellence nécessite certains sacrifices. Ici, Damien Chazelle trace clairement le même sillon et se montre intéressant dans sa manière de compléter ce questionnement. Le batteur de Whiplash se séparait brutalement de sa petite amie au prétexte qu’au final elle serait un frein à son ascension et accomplissement. La La Land implique deux amoureux en quête de reconnaissance individuelle qu’ils ne parviendront à atteindre qu’en mettant de côté leur amour. Une séparation définitive qui intervient sur un banc dans un parc au pied de l’observatoire où il se sont unis pour la première fois. Comme avec Whiplash, Chazelle conclut son propos d’un regard ambigu, ici l’échange entre ceux de Mia et Sebastian flottant entre amertume et gratitude. C’est en tout cas l’intention qui habitait le réalisateur :« Je suis ému par l’idée que l’on peut rencontrer quelqu’un au cours de notre vie qui nous transforme, nous guide vers un chemin qui nous permettre de devenir la personne que l’on a toujours voulu devenir, même si au final, on a besoin d’emprunter ce chemin seul. On peut avoir une relation qui va changer le reste de notre vie mais pas durer le reste de notre vie. J’ai trouvé ça à la fois beau, déchirant et merveilleux. Je voulais que le film soit à propos de ça ».

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Mais sont-ils vraiment devenus ce qu’ils désiraient ? Ces regards ne traduisent-ils pas plutôt un constat d’échec de leurs rêves et d’être passé à côté de ce qui était vraiment important ? Parce que si l’on examine de plus près, le club de jazz de Sebastian semble assez huppé et donc plutôt éloigné des racines populaires qu’il désirait ardemment raviver. Quant à Mia, elle est certes devenue une actrice mais elle est finalement seulement parvenue de l’autre côté du comptoir du café où elle officiait et a une vie bien rangée et chic avec mari et enfant. Remisant ses velléités d’auteur pour une reconnaissance limitée à se faire offrir ses consommations.
Une réussite professionnelle toute relative qui supplante non seulement son rêve mais un accomplissement personnel plus profond. C’était exactement le propos du brillant Joy de David O’Russell sorti en 2015 dans l’indifférence générale et qui adaptait l’histoire de cette ménagère qui inventa dans les années 90 le balai-serpillière auto-essorant et qui devint une véritable femme d’affaires. Elle est interprétée dans le film par Jennifer Lawrence et David O’Russell caviarde avec subtilité cette success story au ton enjoué d’une franche remise en cause de ce parcours qui l’aura vu renoncer à l’amour et à son désir de gamine de créer des choses.

Attention donc à ce que l’on célèbre.

Nicolas Zugasti

LA LA LAND
Réalisation : Damien Chazelle
Scénario :  Damien Chazelle
Production : Fred Berger, Jordan Horowitz, Gary Gilbert, Marc Platt, John Legend…
Photographie : Linus Sandgren
Montage : Tom Cross
Direction artistique : Austin Gorg
Musique : Justin Hurwitz, Marius De Vries, Steven Gizicki et Benj Pasek, Justin Paul (paroliers)
Durée: 2h08
Origine : USA
Sortie française : 25 janvier 2017


Bach Films : Rossellini années zéro

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On le savait pour l’avoir lu mais on n’avait jamais pu jusqu’à présent le constater réellement : Roberto Rossellini, le père du néo-réalisme, grand orchestrateur du renouveau du cinéma italien après la Seconde guerre mondiale, vénéré par les Cahiers du cinéma, et bien Rossellini avait un passé de trois films de commande du gouvernement mussolinien. Lui, le chrétien humaniste, signataire de films proto-fascistes ? Trop étonnant pour être vrai !

Bach Films, qui poursuit son travail de redécouverte du cinéma italien classique, nous offre enfin, avec un coffret de ces trois premiers films de Rossellini baptisé La trilogie de la guerre, l’occasion de constater de visu si de telles affirmations sont fondées ou pas. La nave bianca (1941, Le navire blanc), Un pilota ritorna (1942, Un pilote revient) et L’uomo dalla croce (1943, L’homme à la croix), les deux derniers co-écrits par Michelangelo Antonioni, sont donc trois films de guerre. Avec, comme dans Le navire blanc, une voix-off pontifiante à la gloire de la marine italienne. Après avoir écrit un scénario (Luciano Serra, pilota, en 1938, pour Goffredo Alessandrini) et tourné plusieurs courts, Rossellini se retrouve donc en 1941 à la tête d’un premier long-métrage. Où, déjà, il utilise des recettes qu’il développera par la suite : un aspect documentaire et réaliste et un intérêt pour l’humanité de ses personnages — l’écriture, par les marins, de lettres à leurs marraines de guerre, occasion d’une séquence tout à la fois humoristique et pleine de tendresse. Ou la série de portraits puisés dans la foule qui regarde à quai le départ du navire. À noter aussi que la musique de ces trois films est signée par Renzo Rossellini, le frère du cinéaste, qui l’accompagnera tout au long de sa filmo.

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Malgré tout, Le navire blanc est avant tout un documentaire sur la marine de guerre italienne et sur le navire-hôpital qui donne son titre au film. La voix-off en rajoute sur l’aspect prosélyte, ce que feront également certains plans de cette trilogie, comme ces soldats qui se mettent au garde-à-vous devant un défilé de tanks, dans L’homme à la croix. C’est d’ailleurs dans ce dernier film, qui raconte l’avancée des troupes italiennes en Russie pendant la guerre, que l’on trouve la propagande la plus ouvertement déclarée. Un texte conclut l’histoire : « Ce film est dédié à la mémoire des aumôniers militaires en croisade contre les sans-dieu pour défendre la patrie et apporter la vérité et la justice à l’ennemi barbare. » On ne pourrait être plus clair.

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Exergue identique au début d’« Un pilote revient », « dédié fraternellement aux pilotes qui n’ont pas pu revenir des ciels de Grèce ». Enfin, on ajoutera que le scénario de ce dernier film est adapté par Rosario Leone — crédité Leone Rosario au générique —, Michelangelo Antonioni, Massimo Mida, Margherita  Maglione et Roberto Rossellini lui-même, d’un sujet écrit par un certain Tito Silvio Mursino. Mélangez les lettres et mettez-les dans le bon sens et vous comprendrez qu’il s’agit de l’anagramme de Vittorio Mussolini, fils du Duce que son père a placé à la tête du cinéma italien, et grand ami de Rossellini. Il est intéressant de se reporter à l’article publié par Antoine de Baecque dans le Libé du 25 janvier 2006, à l’occasion d’une rétrospective Rossellini à la Cinémathèque française et de la traduction en français du massif ouvrage du critique américain Tag Gallagher consacré au cinéaste italien.

« Gallagher, écrit Antoine de Baecque, n’élude rien des engagements du jeune cinéaste (il avait sa carte du parti fasciste), mais explique comment ce parti pris est «entièrement artificiel» chez un artiste qui n’a que moquerie et mépris pour les dignitaires et le projet fascistes. Si Gallagher exagère quelque peu en avançant que «les fascistes sont alors aussi ordinaires que les reaganiens» dans l’Amérique des années 80, dédouanant un peu vite un personnage signant sans aucune mauvaise conscience trois premiers longs métrages de propagande pour la marine, l’aviation et l’armée de Mussolini (La Nave Bianca, Un Pilota Ritorna, l’Uomo dalla Croce, entre 1941 et 1943), il n’en est pas moins tout à fait convaincant lorsqu’il voit dans ces films mieux que des pamphlets de propagande, et, surtout, quand il analyse l’attitude de Rossellini comme essentiellement cynique. L’homme prend l’argent où il est pour faire ses films à lui sur des sujets de convention, c’est la «morale» de l’artiste. Rossellini n’a pas de scrupules à faire des films soutenus par les fascistes ou par n’importe qui : il sera ensuite financé par des communistes, des Américains, des démocrates chrétiens, puis par Schlumberger, et finalement de nouveau par des communistes. À un moment, raconte Gallagher, au milieu des années 60, il négocie parallèlement avec Mao Zedong, le shah d’Iran, Allende, le Vatican et la Fondation Rockefeller. «Ce qui compte, disait Rossellini, ce n’est pas d’où vient l’argent, c’est ce que vous en faites.» »

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Tout cet aspect pro-fasciste est tempéré, dans les trois films, par un humour omniprésent et par des aspects typiquement italiens. Tels ces soldats désœuvrés qui ouvrent L’homme à la croix. Torses nus, étendus dans l’herbe, ils profitent de l’été russe pendant la réparation de leur char en panne. Et ils parlent. Entre autres d’une prostituée, qu’ils surnomment Vorochilov, du nom du maître de l’Armée rouge, « parce qu’elle voit défiler plus de soldats qu’un maréchal ». Chez Rossellini, et c’est ce qui le sauve dans ces films à la gloire du régime, l’humain, avec son humour et sa tendresse, n’est jamais loin. Ainsi la séquence d’ouverture d’« Un pilote revient », film à la gloire des chevaliers du ciel, montre une petite fille jouant du piano et questionnant son enseignante sur l’identité du monsieur en photo. C’est évidemment le fils de la dame, c’est en plus un pilote puisqu’il en porte l’uniforme et c’est enfin Massimo Girotti, acteur que les Italiens ont à l’époque commencé à repérer dans quelques films : Dora Nelson de Soldati, La Tosca de Carl Koch et La couronne de fer de Blasetti, deux films que Bach Films a également édités en DVD. Cette entrée en matière, plutôt que de planter sa caméra directement dans l’aérodrome militaire, en dit long sur la façon de faire de Rossellini.

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Humour et humanisme font aujourd’hui passer nettement mieux les autres éléments de cette trilogie de la guerre rossellinienne, qui peuvent nous paraître caricaturaux. Tel ce commissaire du peuple, toujours dans L’homme à la croix : la tête bandée et le corps couvert d’eczéma, c’est lui qui, se retrouvant face à l’aumônier italien qui est le héros du film, lui lance : « Voilà un sorcier catholique ». Puis, montrant sa croix : « Et ça, une amulette ! » Pour un public à majorité catholique, c’était une raison supplémentaire de détester l’ennemi bolchévique.

Plus que dans ces saillies, Rossellini est davantage présent dans le discours amoureux que tient la partisane russe, qui décrit les différentes façons d’aimer. Ce beau dialogue est d’ailleurs étonnant dans le contexte de la guerre et il est dit par l’actrice Roswitha Schmidt. Reprenons l’article de Libé pour obtenir quelques précisions supplémentaires : « Entre novembre 1943 et février 1944, Rossellini et sa maîtresse allemande Roswitha Schmidt vivent comme des bêtes traquées, à Rome et dans ses faubourgs. Ils ont fui la république de Salò mussolinienne, où des fascistes et des soldats allemands les avaient embarqués, et se cachent, recherchés aussi bien par les nervis du régime, les Allemands qui patrouillent encore dans la capitale italienne, et y fusillent à tour de bras, que par certains communistes qui ne veulent pas oublier que Rossellini fut un cinéaste officiel. C’est l’armée américaine, libérant Rome, qui sauve Rossellini, plusieurs fois arrêté et ayant frôlé la mort. L’homme a changé durant l’épreuve, son idée du cinéma aussi : il fréquente désormais les intellectuels de gauche et veut plonger sa caméra dans «les choses telles qu’elles sont». Ou mieux encore : créer une «nouvelle réalité» à partir de sa vie, de l’Italie elle-même. » Le néo-réalisme naîtra bien entendu de l’expérience.

Jean-Charles Lemeunier

« La trilogie de la guerre » de Roberto Rossellini, sortie chez Bach Films en DVD le 16 janvier 2017.


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