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Alors qu’arrivent les fêtes, il est naturel de trouver, au rayon cinéma des librairies, un énième bouquin sur une grande star ou un cinéaste majeur. Non pas que ces livres soient inintéressants, ils surfent juste sur une vague susceptible de leur amener des ventes et gageons que beaucoup d’acheteurs se rueront sur les têtes de gondole, Marilyn, Star Wars, Hitchcock ou Belmondo. Mais qui va s’intéresser à la filmo du cinéaste italien Bruno Mattei (1931-2007), dans un livre qu’Artus Films, en plus des DVD, a l’excellente idée de publier, après déjà un Joe D’Amato et un Jess Franco ? Nous, en tout cas, et certainement de nombreux autres curieux et amateurs d’un cinéma hors normes, hors sentiers battus et, parfois, hors cinéma tout court.
Avec Bruno Mattei : Itinéraires bis, un beau livre abondamment illustré, de nombreux contributeurs se sont attelés à la tâche : David Didelot, Jérôme Ballay, Jean-Sébastien Gaboury et Didier Lefèvre. Et tâche n’est pas un vain mot car il a fallu démêler le vrai du faux, ne pas céder aux facilités qui font parfois attribuer à Mattei ce qui n’appartient même pas à César, surtout ne pas se paumer parmi les innombrables pseudos utilisés par le réalisateur et, plus dur encore, réussir à dénicher et à voir tous les films commis par le monsieur, souvent ressortis, bidouillés, caviardés sous d’autres titres.
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David Didelot
Comment décrire Bruno Mattei en quelques mots ? Ou, plutôt, comment définir le bonhomme, capable du meilleur comme du pire ? Dans sa préface, Monica Seller, qui fut son actrice et sa productrice, le définit comme un véritable auteur, prenant soin de préciser : « Et c’est oublier que séries A, B ou Z, les films cachent souvent des équipes qui travaillent professionnellement à leur naissance. » Les biographes préviennent ensuite qu’ils ont banni les mots de « nanar » et « navet » du livre, ceux qui, à vrai dire, viennent le plus facilement à la bouche. Pourtant, qui pourrait dire aujourd’hui, exceptions faites de Didelot, Ballay, Gaboury et Lefèvre, qu’il connaît sur le bout des doigts l’œuvre de Bruno Mattei ? Pas grand monde il est vrai et eux, le comparant aux autres cinéastes de sa génération (Lenzi, Fulci, De Martino, Margheriti, D’Amato, Martino), prennent la précaution d’écrire qu’il est « le vilain petit canard de la couvée, ce mouton noir du cinéma bis … un Ed Wood italien ».
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Virus cannibale
Dans ce livre, une déclaration d’amour qui n’évite pas les sujets qui fâchent, les torts de la mariée (enfin, de Bruno Mattei) ni ses défauts, le cinéaste italien est avant tout résumé aux stock-shots utilisés à profusion, « des entourloupes qui virent quasiment au procédé artistique dans le cinéma de Mattei ». Mais, et le bouquin n’existerait pas sans cela, Mattei est avant tout « le chantre majeur d’un cinéma délirant et décomplexé ». C’est une évidence, l’auteur de Virus cannibale connaît son métier. Fils d’un monteur, il est destiné à entrer dans la Marine alors qu’il préfère s’inscrire aux Beaux-Arts puis en architecture avant de rejoindre son père sur les bancs de montage. Son premier mentor est Sergio Grieco, avec qui il travaille comme assistant monteur ou « dépêché au mixage et au montage de la bande sonore ». Dès ses débuts, il « emprunte les chemins du cinéma populaire au meilleur sens du terme ». Puis arrivent Roberto Bianchi Montero, autre cinéaste populaire, et le documentaire, entre 1957 et 1960. Il travaille alors au montage, sous la houlette de Gillo Pontecorvo et Giuliano Montaldo. Ce qui, remarquent les auteurs, sera « utile pour l’utilisation future de stock-shots ».
On dit souvent d’un bon film que l’essentiel se trouve à l’image dès le premier plan. Pour Bruno Mattei, il en va un peu de même. Son premier film, Armida, il dramma di una sposa est le bidouillage d’un film grec, O Lipotaktis de Christos Kafalas, auquel il ajoute des séquences et change l’histoire et le montage. Marqué au sceau du bidouillage, cette malédiction va le poursuivre durant toute sa carrière, qu’il signe ses films sous son vrai patronyme ou sous l’un de ses innombrables pseudos : Vincent Dawn, Jordan B. Matthews, Jimmy Matheus, Gilbert Roussel, Stefan Oblowski, Pierre le Blanc…
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Tre pesci, una gatta nel letto che scotta
Citons encore : « À partir de 1976, Mattei va se faire le champion des genres les plus équivoques du cinéma bis. » Il n’est certes pas le seul et l’on sait qu’à l’époque, le genre nazisploitation créée quelques remous. « Un genre formidablement crapuleux mais sacrément délirant pour qui chausse les bonnes lunettes », poursuivent Didelot et consorts. C’est aussi l’époque de « deux films pour le prix d’un » où Mattei utilise les mêmes décors, les mêmes costumes, pratiquement les mêmes acteurs pour deux films différents… mais très proches. Puis, en 1980, il rencontre Claudio Fragasso, « de vingt ans son cadet », lequel l’accompagne pendant dix ans, de Sexual Aberration (Sesso perverso) à Tre pesci, una gatta nel letto che scotta (1990). Il apparaît que Mattei, « timide« , laissait à Fragasso les contacts avec les acteurs.
Délirant, disait-on à propos des bandes nazillardes. Un autre filon tient à la même époque le haut du pavé, grâce à des films tels que Intérieur d’un couvent (1978) de Walerian Borowczyk : les « films de nonnes » ou nunsploitation. Ce sera Novices libertines (Vœux de sang) et L’autre enfer (Le couvent infernal), tournés en même temps, « le premier plus porté sur le sexe, le second sur l’horreur ».
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Les amateurs de bis connaissent Mattei essentiellement pour deux titres, Virus cannibale et Les rats de Manhattan. Mattei et Fragasso s’engouffrent « dans la brèche ouverte par George Romero et son Dawn of the Dead ainsi que dans celle, plus locale, ouverte par Lucio Fulci avec son Enfer des zombies un an plus tôt ». Plus explicitement : « Virus cannibale reste l’édifiant modèle d’un cinéma fauché, bricolé, filou parfois mais complètement barré : le manifeste du bonhomme en quelque sorte ». C’est d’ailleurs de là, nous signale-t-on, que vient pour la première fois son pseudo le plus usuel : Vincent Dawn, en hommage à Dawn of the Dead. Assassiné à sa sortie par la critique, tant italienne que française, Virus cannibale a depuis atteint le stade de film culte et Tarantino fait partie de ses fans.
Les cinéastes de bis osent tous, c’est bien connu, et c’est à ça qu’on les reconnaît : ainsi Mattei enchaîne-t-il allègrement horreur et nazisploitation, nunsploitation et péplums, WIP (abréviation anglo-saxonne pour les films de « Women in Prison ») et érotisme. Les deux péplums auxquels il participe en 1981 et 1982, dans la lignée du Caligula de Tinto Brass, s’intitulent Caligula et Messaline et Les aventures sexuelles de Néron et Poppée. Ils sont produits par l’acteur italien Antonio Passalia, alias Anthony Pass, et signés de son seul nom dans les versions françaises qui ont été éditées en DVD par René Chateau. Selon Didelot et ses amis, qu’on ne peut soupçonner de dilettantisme, Bruno Mattei les a réalisés.
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Pour les WIP, Pénitencier de femmes (Violenza in un carcere femminile) et Révolte au pénitencier de filles (I violenti) sont deux films plutôt bien faits et qui bénéficient de la présence de Laura Gemser, sur lesquels on retrouve le duo Mattei /Fragasso, « sans qu’on sache qui fit quoi ».
À propos du deuxième, signé Gilbert Roussel, les auteurs se questionnent sur l’identité réel de ce dernier. En effet, Gilbert Roussel est le patronyme d’un réalisateur français réel. Mattei et Fragasso l’auraient utilisé « pour faire français » et changer un peu de leurs habituels pseudos sans savoir que le personnage existait vraiment. Or, l’auteur de fanzines Pierre Charles (Ciné-Zine-Zone et Shocking) affirmait qu’il s’agissait du vrai Gilbert Roussel, se basant sur une interview du monsieur. Et de conclure : « Les voies du cinéma bis sont définitivement impénétrables ».
On ne peut s’amuser à détailler l’ensemble de la carrière de Mattei — il faudrait un livre pour ça et, ça tombe bien, il existe désormais — qui passe encore par le gore, à nouveau le péplum avec Les sept gladiateurs (« un gros raté » nous prévient-on, malgré la présence de Lou Ferrigno, Sybil Danning, Dan Vadis dans son dernier rôle et Brad Harris), le western tardif (Bianco Apache, Scalps, signé Werner Knox), les films de guerre et d’anticipation tournés aux Philippines, les films de zombis…
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Au fil des pages, les titres et les noms s’enchaînent, s’emmêlent, nous perdent parfois… d’autant plus qu’un seul film peut avoir plusieurs titres, qu’un même titre peut désigner deux films différents, qu’un nom peut en cacher un autre et que les Gilbert Roussel se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Après une première partie chronologique et des interviews du scénariste Antonio Tentori et de l’actrice Yvette Yzon, les auteurs en viennent au cœur du sujet en étudiant de plus près quelque 48 films de Mattei. Des pages fort intéressantes au cours desquelles on apprend énormément et qui donnent fortement envie de voir, ou de rigoler à voir, la filmo du monsieur.
« Entre filouterie avérée et sincère hommage au cinéma de ses pairs, pas facile de situer les films de Bruno Mattei (…) Le cinéma de l’Italien devient un grand espace de connivence et de complicité entre le réalisateur et le spectateur. » Didelot, Ballay, Gaboury et Lefèvre n’ont jamais été dupes, qui utilisent les termes de « plagiat », « photocopieuse » ou « réjouissant négatif des grands classiques » et ajoutent : « Mine de rien, Bruno Mattei aura peut-être inventé un nouvel emballage de film, une nouvelle manière de cinéma : le plagiat non conforme, le démarquage personnel, la photocopie originale, déférente, passionnée et désintéressée parfois. » Ils poursuivent en évoquant « un immense de jeu de grattage : derrière chaque titre se cache un réalisateur majeur de la période, un géant du 7e art auquel rend hommage Mattei ».
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On aurait tort d’oublier, ce que nos amis ne font pas, que le plagiat ne doit pas cacher « des instants d’extravagance ». Ils citent un exemple : « Dans Virus cannibale, dans une brousse truffée de zombies affamés, un militaire zozo prend le temps de se déguiser en ballerine et d’entonner, allègre, un fameux Singing in the Rain. »
En refermant Bruno Mattei : Itinéraires bis, une furieuse envie vous prend d’aller jeter un regard à quelques-uns de ses films, pas tous non, mais un certain nombre qui semblent très fréquentables quand on lit ces pages et dont on sait que, même foutraques, même décevants, ils comporteront toujours un moment ou deux de grâce.
Jean-Charles Lemeunier
« Bruno Mattei : Itinéraires bis » de David Didelot et al. (Artus)