Enfin, pourrait-on s’exclamer à l’annonce de la nouvelle : avec la sortie de quatre DVD ce 21 juin, Malavida rend un hommage attendu au cinéaste britannique Derek Jarman (1942-1994). Si l’on devait, comme cela devient la mode chez certains présentateurs TV, résumer la carrière de Jarman en quelques mots (une habitude stupide, assurément), on entendrait forcément : homosexualité, punk, subversion, anarchie, dérangeant… et Tilda Swinton. Cette singulière actrice écossaise a en effet débuté sa carrière devant la caméra de Jarman (Caravaggio en 1986) et est la vedette de huit opus du réalisateur.
Elle n’apparaît que dans un seul des quatre films Malavida (Last of England en 1988). Les trois autres proposés par l’éditeur sagace étant Sebastiane (1976), Jubilee (1977) et The Tempest (1979, La tempête), qui sont les trois premiers longs-métrages tournés par Jarman. Quatre titres que l’on n’a pas eu l’occasion de voir depuis très longtemps et devenus quasiment invisibles.
Tout commence donc par Sebastiane, un homo-péplum mythique car parlé en latin et co-signé par Paul Humfress. Pour un premier film, il fallait oser ! La caméra suit le personnage de Sebastianus (Leonardo Treviglio), favori de l’empereur Dioclétien (Robert Medley). Parce qu’au cours d’une orgie Sebastianus prend la défense d’un condamné, il se retrouve exilé dans une terre lointaine — le tournage s’est déroulé en Sardaigne. En compagnie de quelques hommes et sous l’autorité d’un gradé qui le dévore des yeux (Barney James), Sebastianus, qui passe pour chrétien (alors qu’il adore le soleil et refuse toute violence), va subir des humiliations, puis des punitions extrêmes jusqu’à son martyre où, percé de flèches, il devient ce Saint Sébastien mythique de la peinture de la Renaissance, devenu au fil du temps une icône gay.
Le corps masculin est ici célébré tout au long du film. Toujours nu, filmé à l’exercice, au bain de mer, aux thermes, au repos, sous la douche ou en pleine étreinte puisque deux des légionnaires romains sont ouvertement homosexuels. Cet exil, où il n’y a rien à faire sinon s’exercer à l’épée ou à la lutte gréco-romaine pour rien, puisque l’ennemi n’existe pas, fait penser à une version antique du Désert des Tartares. Mais aucun adversaire ne pointera ici le bout de son nez et c’est de ses propres compagnons que Sebastianus devra se défier.
Ici et là, dans les dialogues latins, Jarman et Humfress placent des références au Satyricon de Fellini — et la séquence d’orgie, en ouverture du film, peut y faire penser — ou à un certain Cecilii Mille, fameux organisateur de festivités en tous genres, clin d’œil aux péplums de Cecil B. DeMille. À noter aussi que, dès son premier film, Jarman fait preuve de la sûreté de ses goûts. Pour la musique, il fait appel à Brian Eno et à Lindsay Kemp pour la chorégraphie de l’orgie. Kemp qui compta parmi ses élèves, précisons-le, David Bowie et Kate Bush. On retrouvera d’ailleurs, dans la suite de la filmographie de Jarman, un des danseurs de Kemp, Jack Birkett. On le reconnaît dans Jubilee, où il est le producteur Borgia Ginz, et dans La tempête où il incarne Caliban. Il apparaîtra encore dans Caravaggio. À l’époque où il travaille avec Jarman, Birkett, qui se fait également appeler Orlando, est déjà aveugle, ce qui rend ses interprétations encore plus fulgurantes.
Jubilee sort en 1977, lorsque la reine Elizabeth II célèbre son jubilé d’argent, qui marque 25 années de règne. Le film part d’un postulat assez étrange : la reine Elizabeth Ière est transposée par magie dans une Angleterre post-apocalyptique, où Buckingham Palace est devenu un studio d’enregistrement dirigé par Borgia Ginz (Jack Birkett). Le rôle du magicien est tenu par Richard O’Brien, auteur du fameux Rocky Horror Picture Show. Quant à l’actrice qui joue la reine, Jenny Runacre, on la retrouve aussi en Bod, une Londonienne chef de bande.
Là encore, certaines scènes sont très fortes, comme lorsque Amyl Nitrate (Jordan) chante un Rule Britannia plutôt corsé pour des oreilles british, avec une rythmique proche du Sweet Jane de Lou Reed. Il ne faut pas oublier que, cette même année, les Sex Pistols braillent God Save the Queen. Ces séquences voisinent avec d’autres, beaucoup plus bavardes et statiques. Mais, même lorsque ça parle beaucoup, le plaisir réside dans les répliques, aussi gonflées que tout le reste : « En Angleterre, il n’y a que les prisons qui sont ouvertes la nuit » se plaignent des désœuvrés. Mieux encore : « Tant que la musique est forte, se réjouit l’hystérique Borgia Ginz, nous n’entendons pas le monde s’écrouler. »
Et puisque le film porte très haut l’étendard punk, il y va franchement, d’une partouze dans une église aux flics qui abattent de sang froid ces jeunes qui bousculent l’establishment. On reconnaît dans Jubilee plusieurs tenants de la mouvance punk et de la scène rock/alternative : Jordan et Adam Ant, respectivement manager et leader d’Adam and the Ants — à noter que Jordan s’occupait aussi des scandaleuses SEX boutiques de King’s Road, qui appartenaient à Malcolm McLaren et Vivienne Westwood —, Toyah Willcox (qui était l’épouse de Robert Fripp, le fondateur de King Crimson), Wayne County (chanteuse et actrice trans), Steven Severin (bassiste et cofondateur de Siouxsie and the Banshees), le chorégraphe Lindsay Kemp, Hermine Demoriane, baptisée « diva new wave » sur wikipedia…
S’il fallait trouver une raison au tournage de La tempête, le film suivant de Jarman, elle tiendrait sans doute dans le monologue final de Prospero dans la pièce de Shakespeare. Tout ce qui amène à ce texte final est, bien entendu, intéressant à suivre mais il semble que toute l’histoire ne tient, autant pour Shakespeare que pour Jarman, qu’à cause de ce soliloque : « Pareils à l’édifice sans base de cette vision, se dissoudront les tours immenses, les palais somptueux, les temples solennels, notre vaste globe lui-même. Tout ce que nous laisse la succession des temps se dissoudra comme s’est évanoui cet appareil mensonger sans laisser de traces derrière lui. Nous sommes faits de la vaine substance dont se forment les songes. »
Le choix de porter à l’écran La tempête n’est évidemment pas un hasard. Pensons-y : une dramaturgie où les ducs sont trahis et exilés, les rois emprisonnés, les fils de roi enchaînés et obligés de couper du bois ne pouvait que plaire à Jarman, lui si soucieux de déconstruire la si propre Angleterre. Quant à Caliban, que certains ont vu comme le symbole de la colonisation (Aimé Césaire, entre autres), il est ici grâce à l’interprétation de Jack Birkett un monstre clownesque, inquiétant et attachant, que le cinéaste filme en train de téter le sein de sa mère la sorcière Sycorax (Claire Davenport), image qui dérangea pas mal à l’époque, qui est toujours dérangeante aujourd’hui et qui fait penser, dans Game of Thrones, aux rapports étranges qu’entretiennent Lysa Arryn (Kate Dickie) et son fils Robin (Lino Facioli).
Il est encore question de déconstruction et de fin d’un monde avec The Last of England. Comment expliquer ce film qui, reprenant le titre d’un tableau de Ford Madox Brown, commence comme un journal intime, dérive dans l’expérimental, genre Ken Anger, et qui, à force de scènes éclatées, montées semble-t-il sans logique, raconte finalement quelque chose : les derniers jours de l’Angleterre. Il pourrait y avoir deux façons de regarder The Last of England : avec la touche avance rapide de la télécommande, en ne s’arrêtant que sur quelques séquences, en grappillant des images sur le fascisme, la misère humaine, l’homosexualité contrariée et la violence. Ou in extenso, en souffrant parfois, en se laissant souvent gagner par une sorte d’hypnose accentuée par la musique.
Jarman vient d’apprendre qu’il était séropositif et son film n’en est que plus contestataire, anarchiste, punk. « Vous avez aimé les Malouines ?, demande-t-on à un militaire. — Oui, madame ! — J’espère que la prochaine guerre, ce sera un gros conflit. — J’espère, madame ! » Qu’est-ce que l’homme, semble se questionner Jarman. Un mec seul qui marche parmi les flammes ? Les personnages de ce vieux super 8 de famille, guindés, mimant le bonheur ? Ce gars qui, désespéré, tente de faire l’amour à un poster de Bacchus ou à un militaire encagoulé ? On retiendra surtout la très belle séquence finale au cours de laquelle Tilda Swinton, en robe de mariée battue par le vent, se livre à une chorégraphie digne de Loie Fuller. Et ce que fait Tilda, on ne peut que l’apprécier !
Jean-Charles Lemeunier
Sebastiane, Jubilee, La tempête et Last of England, quatre films de Derek Jarman en DVD chez Malavida le 21 juin 2017.
